Chapitre 14

lettrine e regard de Thorsfeld se promenaient paresseusement entre les arbres et le feu de camp, d'où émanait une lumière chaude irradiant l'air, semblant créer autour du brasier un bouclier de chaleur repoussant le froid glacial et immobile de l'air ambiant. Assis sur un tronc éventré, emmitouflé dans sa tunique élimée dont la cape était désormais nettement découpée à la moitié de sa longueur, il attendait le retour d'Ark, parti depuis une bonne heure vers la ville la plus proche. Ce dernier comptait y dépenser en nourriture les ultimes ardents de Thorsfeld, dernière menue monnaie que l'ancien propriétaire de ses habits lui avait laissé. Après cela, il faudrait chasser pour manger ; Thorsfeld espérait qu'Ark, après ses années d'errance, avait l'expérience de la chasse au gibier.

Les deux fugitifs avaient marché durant les dernières heures de la nuit et une bonne partie de la journée. En milieu d'après-midi, traversant une forêt – leur condition ne leur permettant pas de se risquer à suivre les routes et, pire encore, les villes –, ils avaient décidé de s'arrêter dans une clairière disposant de plusieurs coins d'herbe que les arbres avaient protégé de la neige, et de bivouaquer pour la soirée. Il leur faudrait repartir dans la nuit, car c'était, selon les conseils d'Ark, le meilleur moyen de voyager en minimisant le risque d'être repéré. L'idée de traverser la forêt à pied, en pleine nuit, avec la menace muette des Ombergeists ne plaisait guère à Thorsfeld, mais il ne se sentait pas en position de protester : après tout, il avait déjà dû demander à Ark de faire un arrêt la nuit précédente, lorsqu'il s'était souvenu que, dans le monde réel, il était toujours gisant à terre, inconscient, dans les toilettes des bureaux de Black&Nichols. Il ne lui avait fallu qu'une demi-heure environ pour s'endormir à Dromengard, se réveiller à Paris, nettoyer toute trace de son accident, quitter le bâtiment, prendre le métro, rentrer chez lui, et se laisser tomber, enfin, dans son lit, où personne ne viendrait le surprendre dans une position inconfortable. Facile sur le papier, mais convaincre Ark de s'arrêter pour des motifs aussi flous – il ne pouvait tout de même pas lui expliquer la situation réelle ! – n'avait pas été simple, surtout après leur fuite d'Absenhel et dans leur envie de mettre le plus de distance entre la ville et eux.

Fatigué par cette interminable marche, Thorsfeld perd patience et tente le stop.

Thorsfeld remonta sa cape un peu plus. Se pouvait-il qu'Ark ne revienne jamais ? Il écarta la thèse de l'abandon : le Prince de Nornfinn semblait extrêmement intéressé par l'ex-Dieu-Roi et avait l'air de vouloir le suivre à tout prix. Il était apparemment persuadé que la disparition des dragons, et l'apparition soudaine de celui qui les avait attaqués à Absenhel, étaient liées à son compagnon d'infortune. Thorsfeld, lui, n'avait guère protesté contre la décision d 'Ark de le suive dans sa fuite : il était lui-même faible, sans défense, et n'avait aucune expérience de son propre monde, aussi ironique que cela puisse paraître. Et puis, la stature imposante du Prince Dragon avait un côté rassurant, qui lui manquait d'ailleurs beaucoup à l'heure actuelle. Non, décidément, impossible qu'Ark ait soudainement décidé de l'abandonner à son sort. Aurait-il pu être capturé, alors ? C'était une hypothèse plausible : peu de temps après que leur fuite ait été remarquée, une bonne partie de l'Empire devait être au courant, grâce aux réseaux d'Alyvs assurant la liaison entre toutes les grandes villes. Au vu de l'importance des deux prisonniers, tout l'Empire devait déjà être à leur recherche. Et c'était sans parler de Freya : Thorsfeld imaginait mal celle qui l'avait tué autrefois abandonner ses prisonniers si facilement. Elle était sans aucun doute à leur poursuite. La pensée fit frissonner l'ex-Dieu-Roi : peut-être valait-il mieux pour lui que des soldats réguliers lui mettent la main dessus, plutôt qu'elle.

Soudain, Thorsfeld entendit un bruit à quelques mètres de lui, sans pour autant parvenir à distinguer quoi que ce soit à travers la neige et les sapins touffus de la forêt. Quasiment paralysé, sa tête resta immobile, le regard fixé vers l'origine de ce qu’il avait entendu. Nombre d’hypothèses lui passèrent par la tête : des soldats ? Des Ombergeists ? Il s'abaissa légèrement pour saisir une branche dépassant du feu de camp. Levant devant lui le morceau de bois dont le bout avait été rendu incandescent par le feu, il attendit, tentant de ne pas paraître trop terrorisé. Un second bruit se fit entendre : il faillit lâcher son bâton, et le rattrapa au dernier moment de sa seconde main. Son souffle devint bruyant, et il attendit, immobile, que la menace, quelle qu'elle soit, finisse par se montrer. Soudain, il vit une forme massive sortir de derrière un sapin, à quelques mètres seulement de lui.

Thorsfeld le regarda, les yeux écarquillés. Ark regarda Thorsfeld et son bâton. Thorsfeld regarda son bâton à son tour. Il le rejeta dans le feu d'un geste désinvolte.

Il jeta à Thorsfeld les deux derniers ardents qu'il lui restait. Les pièces tombèrent dans la neige où elles s'enfoncèrent comme des braises. L'ex-Dieu-Roi les récupéra, sentant sur sa peau glacée la chaleur qui émanait constamment des ardents, la monnaie de l'Empire, fondue dans un métal rare qui la rendait impossible à contrefaire en diffusant une chaleur constante. Thorsfeld glissa les deux piécettes dans une poche de sa tunique, sentant une douce tiédeur se répandre sur sa poitrine.

Il sortit de sa besace deux pains ronds et larges, et un lièvre au pelage blanc taché de rouge au niveau de la tête. Il les posa près du feu.

Thorsfeld lui lança un regard inexpressif.

Ark entreprit de dépecer le lièvre. Thorsfeld mangea un morceau de pain pendant qu'il mettait la viande à cuire, embrochée sur un long bâton solide. Le dîner fut vite avalé.

Après ce repas, Thorsfeld se laissa aller à une immobilité comateuse, blotti contre la souche sur laquelle il avait été assis. Ark était occupé sur le fusil qu'il avait pris à un garde mort à Absenhel ; il avait démonté une partie de l'arme, au niveau du chien, et tentait visiblement de nettoyer les parties métalliques du mécanisme de mise à feu, rompant le silence de temps à autres pour souffler entre ses dents avec un air de léger mépris, comme s'il se plaignait à lui-même du manque d’entretien dont avait bénéficié le fusil auprès de son précédent propriétaire. L'arme était de belle facture, un fusil de l'armée impériale, en bois sombre et parfaitement sculpté, au mécanisme argenté et au canon long et droit. La crosse et le corps, ainsi que le chien, étaient ornés de décorations de métal entrelacé, lui donnant des airs de pièces de collection aux yeux de Thorsfeld. Bien sûr, à Dromengard, la technologie du fusil à poudre était récente, et d'ailleurs le nombre de soldats qui en étaient équipés était encore faible. L'arc restait une valeur sûre.

Ark ne questionna pas le fait étonnant que Thorsfeld, censé avoir créé Dromengard et régné pendant des millénaires sur ses terres, ne connaisse pas la région autour de son propre domaine. Il avait passé plus de six ans à errer sur tout le globe, quelques jours de voyage en plus ne l'effrayaient pas, surtout qu'il avait enfin un but, une destination, pour la première fois depuis si longtemps. Thorsfeld lui avait communiqué, lors de leur fuite, son envie de retourner à Halsring ; c’était une décision compréhensible. Ark avait naturellement décidé de le suivre. Il ne l'aurait pas admis, mais il était véritablement excité d'entrer à Halsring, région qu'il n'avait jamais eu l'occasion de parcourir, mais aussi de voir Dole-Halsring, la tour de Thorsfeld, qui dominait son domaine et qui était le sujet de tant de légendes. Il commençait à avoir de moins en moins de doutes sur l'identité réelle de son compagnon de voyage ; si Freya elle-même l'avait reconnu, qui pourrait en douter ? Et il n'avait rien à perdre à le suivre, même si l'ex-Dieu-Roi ne transpirait pas la sympathie. Ça, il fallait s'y attendre, venant du tyran de Dromengard.

Cherchant au fond de sa poche, il sortit sept balles en acier qu'il avait prises en même temps que le fusil. C'étaient des balles telles qu'on en voit dans les armes à feu modernes du monde réel : une forme d'ogive avec une douille contenant la poudre. Ces projectiles s'inséraient par une ouverture sur le flanc du fusil, et le chien ne servait qu'à remonter le percuteur qui frappait la douille pour mettre le feu à la poudre. Il fallait néanmoins armer le mécanisme à la main, et changer la balle entre chaque tir, ce qui était beaucoup plus long que de tirer une flèche. De son point de vue d'homme du vingt-et-unième siècle, Thorsfeld était ébahi que les ingénieurs de l'Empire aient si vite créé des balles avec un réservoir de poudre intégré, alors que les armes à feu du monde réel avaient si longtemps été dépendantes de cartouches de poudre que l'utilisateur devait doser à chaque tir, et bourrer dans son canon avec un instrument adapté ; le résultat était souvent plus explosif que prévu.

L'ex-Dieu-Roi le regarda avec ce regard blasé qu'il maîtrisait si bien.

Devant le mutisme de Thorsfeld, il continua :

Thorsfeld pouvait l'imaginer : ce n'était pas si extraordinaire pour un habitant du monde réel. Il se demanda si les Alyvs pouvaient recevoir du spam.

Ark se tut un instant. Il regardait à l'intérieur du canon de son arme, un œil fermé. Il se leva pour chercher un bâton assez long et fin pour inspecter le cylindre métallique.

Le détail du dragon avait échappé à Thorsfeld. Le fusil apparaissait en effet comme l'arme idéale.

Thorsfeld et Ark profitent de leur bivouac pour présenter une émission de télé-achat. Premier produit ce soir : ce ma-gni-fique fusil impérial. Il est à vous pour seulement 100 ardents par mois !

Ark resta silencieux quelque moment. Il avait trouvé le morceau de bois qu'il cherchait ; il revint s'asseoir près du feu en regardant à terre. Il finit par répondre :

Il regarda le ciel au-dessus de lui, sans pouvoir apercevoir quoi que ce soit à travers la couleur grise parfaitement homogène que créait la neige, toujours aussi épaisse.

Ark posa son fusil, rangea ses balles dans sa poche, et occupa ses mains en remuant le feu. Il ajouta au foyer quelques branches qui étaient à sa portée. Thorsfeld ne fut pas longtemps conscient des agissements de son compagnon, car la fatigue le rattrapa plus vite qu'il ne l'aurait pensé : il s'endormit bientôt, la tête recouverte d'une fine couche de neige.

La journée suivante dans le monde réel fût d'une platitude mortelle. Erik en avait terminé avec son dernier jour de travail, et les jours suivants lui étaient offerts, un congé exceptionnel précédent son départ pour Stockholm. Son travail chez Black&Nichols ne l'intéressait pas le moins du monde, ne l'avait jamais intéressé, et ne l'intéresserait sûrement jamais. Passer ses journées entouré de gens dont la seule préoccupation était de vendre le plus de cravates possible pour acheter une voiture plus chère que la précédente lui était pénible, et les longues réunions rythmées par des présentations Powerpoint aux illustrations génériques soutenant des discours au jargon ridiculement pompeux n'arrangeaient rien. Néanmoins, ces journées de travail alimentaire avaient au moins l'avantage de l'occuper. Maintenant qu'il était en congé, il lui fallait s'occuper, et cela n'avait rien de facile.

Habituellement, Erik trouvait toujours moyen de passer le temps. Il lisait beaucoup et aimait veiller à l'agrandissement de sa collection de livres, qui trônaient dans une bibliothèque qu'il avait garnie au fil des années. Elle représentait la seule partie intéressante de son petit appartement, qui, au-delà de ça, n'affichait aucune personnalité particulière. Il ne détestait pas à l'occasion aller au cinéma ou, dans le cas de trop longues vacances, voyager pour changer d'air. Bien sûr, il faisait aussi de l’exercice. Et, en bon employé de bureau, il connaissait les propriétés hautement chronophages d'internet. Cependant, ces derniers temps, il lui était extrêmement difficile de s'intéresser à quoi que ce soit, tant sa vie onirique l'obnubilait.

Ses nuits à Dromengard, depuis sa défaite face à Freya, étaient devenues incertaines, pénibles, mais, paradoxalement, beaucoup plus passionnantes. Il s'y passait tant de choses, tant d'événements imprévisibles, inexplicables ! Il découvrait son monde à travers les yeux d'un humain mortel et fragile, et cela avait totalement bouleversé son expérience. Ce n'était pas qu'il aimait l'aventure et l'imprévu, bien au contraire : il était un homme d'habitude dont l'assurance disparaissait sitôt qu'il n'était plus capable de tout prévoir, de tout contrôler. Au début de ses mésaventures, il avait d'ailleurs détesté sa nouvelle condition. Mais force lui était de constater que plus le temps passait, plus il trouvait cela intéressant. Il avait fini par s'apercevoir qu'il avait du mal à détourner son attention de Dromengard. Se pourrait-il qu'il commence à apprécier cette existence simple, loin de ses pouvoirs divins qui lui rendaient la vie si simple, mais en même temps si répétitive ? Il n'aurait pu se l'admettre. Et une chose était sûre : sa soif de vengeance envers Freya, elle, ne diminuait pas. Au contraire, le fait qu'il soit si compliqué d'obtenir sa revanche ne la rendait que plus désirable.

Il passa la journée en ville, se promenant dans les rues bondées de la capitale. Il fit l'achat de plusieurs livres, des romans pour la plupart, sans savoir si les aventures de leurs personnages auraient une saveur quelconque face aux siennes, beaucoup plus réelles. Dans tous les cas, lire l'occuperait, et il fallait aussi prévoir le temps qu'il devrait tuer dans l'avion pour la Suède, et lors de son séjour là-bas. Il va sans dire que le salon international des producteurs textiles ne suffirait pas à l'intéresser.

Toujours est-il que la situation précédente, dans laquelle il aurait préféré ne plus dormir pour ne jamais retourner à Dromengard où sa liberté lui avait été arrachée, était maintenant inversée : il aurait aimé ne vivre que dans son monde de rêve, pour rejoindre au plus vite Dole-Halsring et, une fois arrivé dans le seul endroit où il se sentait réellement chez lui, découvrir les tenants et les aboutissants de sa déchéance.

Il se coucha de bonne heure, ce soir-là.

Thorsfeld et Ark se levèrent très tôt. L'astre solaire était minuscule dans le ciel qui s'était dégagé pendant la nuit, et la forêt serait encore plongée dans les ténèbres pendant plusieurs heures. Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à ce que l'éclat des villes de l'autre côté du globe, brillant comme autant d'étoiles sur la voûte céleste, commence à faiblir, puis disparaisse totalement. Le jour vint, et la forêt, inquiétante la nuit, devint beaucoup moins menaçante, emplie de l’immobilisme paisible qui s’empare d’un paysage lorsque l'hiver le pare de son manteau de neige.

Ils parlèrent peu durant leur marche, qui dura toute la journée. Leur conversation fut réduite à quelques échanges triviaux, et des précautions concernant le terrain souvent escarpé sur lequel ils évoluaient. Ark essaya néanmoins parfois d'entretenir une discussion avec son compagnon de voyage qui prenait un malin plaisir à lui faire comprendre à chaque fois que sa conversation ne l’intéressait pas. Il posa notamment plusieurs questions sur le Panthéon divin de Dromengard, et sur les connaissances de Thorsfeld, questions normales venant d'un simple humain croyant qu'Edelyn était la sœur de Thorsfeld, qu'Addaltyn était éternellement lancée à ses trousses pour surveiller ses actions, et que tout ce petit monde vivait habituellement à Santengard, demeure divine située au milieu du néant originel, le Termalath. Quand il était soumis à ce genre de questions, l'ex-Dieu-Roi restait aussi évasif que possible : il tenait à garder vivant les mythes de Dromengard, car avouer que tout était faux devrait fatalement tendre à admettre qu'il n'était qu'un simple humain doté, sans que personne sache pourquoi, de pouvoirs surnaturels. Après tout, dans une certaine mesure, qu'est-ce qui le séparait des Alyvs, ces humains capables d'utiliser des pouvoirs surnaturels ?

Le voyage se poursuivit jusqu'au début de soirée. Le soleil commençait tout juste à diminuer d'intensité lorsqu'ils arrivèrent à la prochaine étape de leur voyage, ce pourquoi ils avaient avancé aussi vite que leur permettait leur chemin sauvage à travers les forêts et les champs : la petite ville d'Alfranhel se dressait au loin, entourée de champs blanchis par le givre, dominée par les hautes silhouettes de ses temples d'Edelyn et d'Addaltyn. Derrière la ville, ses remparts de petite taille et les quelques bosquets d'arbres qui parsemaient la plaine, s'étendait une surface blanche et nuageuse qui se perdait à l'horizon et aurait pu sembler infinie : la mer d'Alfrost, dernier obstacle séparant Halsring du reste du monde.

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