Chapitre 16

lettrine reya posa ses yeux sur Thorsfeld. Son regard révélait qu'elle tentait de refréner sa surprise, en vain. Elle fit un pas vers lui.

Elle désignait l'œil de Justice d'Ark, que Thorsfeld tenait toujours entre ses doigts. Il lui lança nonchalamment.

Elle attrapa l’objet et le colla contre son œil droit, sans perdre Thorsfeld du regard. Passant sa main dans son champ de vision, elle eut la confirmation que l'ex-Dieu-Roi disait vrai. Ses doigts, bien que gantés, apparaissaient colorés d'un mauve vif.

Elle s'arrêta pour réfléchir. L'ambiance du combat s'était totalement envolée ; ils se tenaient tous les trois au milieu de la route de pierre, à plusieurs centaines de mètres d'Alfranhel, au milieu de la nuit grandissante, dans l'atmosphère grise qui suivait le crépuscule. Quelques flocons tombaient avec une lenteur tranquille sur les cadavres de ceux qui étaient, quelques minutes auparavant, des mercenaires de la Guilde.

Freya ne savait que penser. Il était vrai que la Guilde Écarlate ne faisait jamais d'erreur, c'était leur réputation. Si quelqu'un devait déposer une mise à prix, cette personne devait le faire auprès des Alyvs qui tenaient le Comptoir de la Guilde, et donner pour cela des raisons valables qui justifiaient cette prime. Les Alyvs, par un moyen dont ils avaient le secret, semblaient toujours savoir si la plainte était légitime. Personne ne doutait qu'un Alyv puisse posséder le pouvoir de discerner la vérité du mensonge. Beaucoup pouvaient faire des choses beaucoup plus impressionnantes que cela. Alors comment Thorsfeld et Ark pouvaient-ils être recherchés, alors que personne n'était censé connaître leur existence ? Aucune âme n'avait survécu à Offarhel, et Freya n'avait prévenu personne à Absenhel. Ark et Thorsfeld n'avaient officiellement rien de particulier, de simples prisonniers qu’elle avait trouvés au hasard de ses voyages. C'est ce que tout le monde avait dû penser. Et même si elle avait dit avoir capturé Thorsfeld, personne ne l'aurait cru, même venant d'elle. Dans tous les cas, il aurait fallu posséder un échantillon corporel des deux hommes pour placer une prime sur leur tête, et personne n'aurait eu l'idée d'en prélever, surtout dans la panique qu'avait provoquée l'attaque du dragon. Tout cela était impossible.

Elle se remémora en vitesse tous les événements qui s'étaient déroulés depuis qu'elle avait rencontré l'ex-Dieu-Roi. La disparition de la population entière d'Offarhel. Les Ombergeists. Le dragon d'Absenhel. Et maintenant, voilà qu'ils étaient recherchés ! Tous les trois ! Cet enchaînement d'anomalies n'avait rien de naturel, ni rien d'une coïncidence.

Et soudain, elle réalisa. Il n'y avait qu'une personne qui aurait pu être mêlée à tout cela.

Une personne qui se trouvait à Absenhel, et qui semblait en savoir plus qu'il ne l'admettait au sujet des Ombergeists. Une personne qui avait immédiatement disparu lorsque le dragon avait attaqué, comme s'il savait. Une personne qui semblait connaître l'identité des prisonniers de Freya, et qui aurait pu communiquer avec l'Office de la Guilde Écarlate à distance. Une personne qui non seulement possédait les pouvoirs d'un Alyv, mais avait aussi le contrôle de la Guilde.

Slen Aarland.

C'était tellement évident ! En tant qu'Alyv, il pouvait communiquer à distance de n'importe où. Il pouvait mettre une prime sans se justifier ; après tout, il était le chef de l'Église d'Addaltyn, c'était une des personnes les plus influentes de l'Empire ! Et il savait pour Thorsfeld, Freya en était sûre. La réalisation de ces faits fit l'effet d'une douche froide à Freya. Elle n'avait aucune idée de la raison pour laquelle Aarland s'opposait à elle, ni de comment il savait tant de choses qu'elle seule pouvait connaître. Mais être l'ennemi d'Aarland n'avait rien de rassurant.

Attention, derrière-toi ! Une tête géante !

Il fallait qu'elle réfléchisse à la situation. Calmement. Ne pas brusquer les choses.

Elle commença à marcher, lentement, vers son cheval, toujours perdue dans ses pensées.

Elle monta à cheval d'un seul mouvement agile et tira sa capuche sur sa tête.

Ce n'était pas une question.

Il la regardait avec autant d'assurance qu'il en était capable. Il jubilait à l'idée de pouvoir enfin déverser sa colère sur Freya.

Freya ne répondit pas. Elle réfléchissait toujours à la meilleure chose à faire.

Mais les deux autres ne semblaient pas écouter les plaintes de l'ex-Dieu-Roi.

Ark acquiesça. Thorsfeld ne disait plus rien et leur tournait le dos, dans une moue boudeuse.

Freya ne pouvait enlever l'image de Slen Aarland de sa tête. Elle ne l'avait jamais apprécié, et ce n'était pas la première fois qu'elle le soupçonnait de préparer quelque chose de malfaisant, mais elle n'aurait jamais pensé qu'il puisse ordonner sa mort de façon si directe, si grossière. Elle espérait se tromper ; s'il s'avérait vraiment qu'Aarland cherchait à se débarrasser d'elle et savait pour Thorsfeld, personne ne pouvait prévoir ce qu'il allait tenter. L'Empereur était-il en sécurité, lui qui vouait une entière confiance au Grand Prêtre d'Addaltyn ?

Les nuages devenaient de plus en plus noirs dans le ciel de Dromengard.

Le quai d'Alfranhel se trouvait à un kilomètre de la ville. Thorsfeld, Ark et Freya n'avaient eu qu'à suivre la route pour arriver à la dernière frontière avant la mer d'Alfrost, qui séparait la région d'Alfranhel du domaine du Dieu-Roi, Halsring.

Le comptoir du quai se trouvait dans une petite cabane de bois à peine chauffée, au confort très spartiate. Un employé de la ville essayait d'expliquer à sa prestigieuse cliente qu'aucun navire Alfrost ne pouvait partir en mer à cette heure.

Elle fouilla dans une poche de sa cape et en sortit une large bourse en tissu, visiblement remplie d’ardents. Elle posa l'argent violemment devant l'employé qui n'aurait pas écarquillé autant les yeux si le comptoir avait soudainement pris feu. Freya parla froidement, avec autorité :

Elle mit autant d'emphase que possible sur cette dernière question. L'employé n'osa rien dire. Il regarda Freya, puis la bourse sur le comptoir. Il posa ses mains sur le sac, sentit la chaleur qui s'en dégageait. Après un petit moment, il s'éclaircit la gorge.

Un peu désorienté par la tournure des événements, il regarda autour de lui à la recherche d'un endroit où ranger la bourse remplie d'Ardents.

L'employé sursauta et courut aussi vite qu'il le pouvait hors de la cabane. À travers la porte restée ouverte, ils le virent se hâter vers l'équipage du bateau le plus proche. Il faisait de grands gestes vers les marins occupés à sécuriser le quai, sans oser crier, ce qui lui donnait une démarche des plus comiques. Ark ne put s'empêcher de rire.

Thorsfeld n'avait rien dit depuis que Freya avait décidé de les accompagner à Halsring. La situation ne lui plaisait pas ; il se faisait une joie de rentrer chez lui, à Dole-Halsring, seul endroit où il se sentirait en sécurité, et voilà que sa pire ennemie se joignait au voyage, soi-disant pour le surveiller ! Ce n'était pas à elle de prendre cette décision, ni à Ark, mais bien à lui, le seul maître de Halsring. Il avait de plus en plus la sensation d'être considéré comme un gamin énervant par les deux autres, et il bouillait intérieurement rien que d'y penser.

Freya savait effectivement se faire entendre, et l'argent est toujours une bonne motivation ; quelques minutes plus tard, l'un des deux navires Alfrost d'Alfranhel quittait le quai, avec à son bord un équipage aussi frustré de devoir reprendre la mer qu'honoré d'avoir à leur bord la Déicide, Freya Helland. Aucun d'eux ne se doutait que les deux hommes qui accompagnaient la jeune fille étaient Thorsfeld, l'ex-Dieu-Roi, et Ark Erlang, le Prince Héritier de Nornfinn. C'est ainsi que ce surprenant trio prit le large en direction de Halsring.

La mer d'Alfrost s'étendait à perte de vue. C'était une étendue gigantesque d'Alfrost, ce liquide capable de tout geler instantanément. Les navires Alfrost étaient les seuls bateaux capables d'y naviguer, grâce à une coque constituée de nombreuses couches de métal et de bois alternés de plusieurs mètres d'épaisseur, et un système de suspension ingénieux. L'Alfrost, en effet, ne permet pas une aussi bonne flottaison que l'eau ordinaire, ainsi fallait-il aux navires un moyen de se suspendre, sans quoi ils couleraient dans les profondeurs glacées. Pour cela, les navires étaient équipés d'un réservoir d'Alfrost sous pression, au niveau de la coque. Il s'agissait d'une sorte de compresseur gardant une large quantité d'Alfrost à la pression nécessaire pour le rendre gazeux. C'était là le pendant technologique du système utilisé par les dragons pour voler, eux qui utilisent l'Alfrost contenu dans leur corps pour se rendre plus légers.

Le navire à bord duquel Thorsfeld, Ark et Freya avaient embarqué avançait à bonne allure. C'était un bateau de taille moyenne, à deux mâts sur lesquels étaient tendues de larges voiles blanches. Sa coque fendait l'Alfrost, invisible sous l'épaisse couche de fumée issue de l'évaporation du liquide ; il semblait ainsi naviguer sur une vaste mer de fumée, qui léchait les bords de la coque, laissant de larges traînées de givre sur le métal. L'Alfrost produisait d'interminables volutes de cette fumée qui remontait paresseusement en formant des spirales blanches éphémères.

I’m on a boat ! ON A BOOOOOAT !

Accoudée au bastingage, Freya sentait le froid sur ses joues pendant que son regard se perdait dans le vide de l'horizon, que la nuit recouvrait. Parmi les nuages au-dessus d'elle, elle pouvait apercevoir les lumières des villes, de l'autre côté du globe. Les habitants de Dromengard savaient-ils seulement que leur monde commençait à tomber en lambeaux ? Elle-même n'en était pas sûre. Elle soupira.

Elle se retourna. Ark était appuyé contre une colonne de bois, l'air grave, la bouche pincée.

Une tristesse profonde traversa le visage d'Ark pendant une seconde. Il se balança pour se tenir droit et fit un pas vers Freya.

Il continua d'avancer jusqu'à se trouver juste à côté d'elle. Elle se demanda s'il allait essayer de la frapper. Il avait l'air prêt à le faire. Mais au lieu de ça, il s'accouda au bastingage à côté d'elle.

Freya n'avait jamais été très éloquente, ni vraiment douée pour les relations humaines. Mais dans cette situation, c'était encore pire. Elle n'avait aucune idée de ce qu'il convenait de dire à cet homme qui devrait être son ennemi. À vrai dire, si elle devait avoir un ennemi, un seul, hormis Thorsfeld, ce serait lui.

Freya ne répondit rien. Elle regardait machinalement les volutes produites par l'Alfrost ruisselant contre les flancs du navire.

Une minute ou deux s'écoulèrent en silence, mis à part les clapotis éthérés de l'Alfrost. Quelques membres d'équipage s'affairaient à la barre ou sur les voiles, mais la plupart avaient déserté le pont ; la mer d'Alfrost n'était jamais agitée, et les navires requéraient peu d'équipage. Ark brisa le silence de nouveau :

Freya repensa à la phrase que Thorsfeld lui avait glissée à l'oreille avant de lui crever l'œil, puis de nouveau à Offarhel. «Je suis l'enfer des autres». Il n'y avait aucun doute. Et puis, il avait la même voix, la même présence... Non, indéniablement, personne n'aurait pu se faire passer pour lui de façon aussi parfaite. Qu'aurait-on eu à y gagner, dans tous les cas ?

La voix de Thorsfeld venait de derrière eux. Ils se retournèrent pour trouver l'ex-Dieu-Roi près de la colonne contre laquelle Ark était appuyé plus tôt. Il les toisait de loin, ayant retrouvé son air sûr de lui et méprisant qu'il avait habituellement. Depuis combien de temps était-il là ?

Il s'avança vers Freya en déboutonnant sa tunique, pour exposer son torse. Sur sa poitrine, là où se trouvait le cœur, la cicatrice de la blessure qu'Edelynenlassja lui avait infligée était toujours aussi visible que le premier jour de son retour à Dromengard. Elle labourait sa peau d'éclairs pâles sillonnant à travers les chairs maltraitées et bleuies par le choc. Depuis son retour, il l'avait inspectée tous les jours ; elle ne lui faisait pas mal, il ne la sentait pas sous ses habits, mais cette marque hideuse n'évoluait pas, ne guérissait pas, jamais. Il la porterait sans aucun doute pour toujours.

Freya s'avança vers lui jusqu'à ce que leurs fronts se touchent presque.

Sur ces mots, elle marcha d'un pas déterminé et hâtif vers la porte des cales, prenant bien soin d'écraser le pied de Thorsfeld au passage. Ce dernier fit une grimace et resta immobile jusqu'à ce que Freya soit loin de lui. Puis, après quelques minutes, il rentra à son tour à l'intérieur, serrant les dents sous le coup d'une rage intense.

Ark resta seul sur le pont. Il avait regardé d'un œil amusé l'échange tendu entre ses deux compagnons de voyage. Appuyé sur le rebord de bois épais le séparant du vide, il promena son regard dans le bleu sombre de l'horizon et poussa un long soupir.

La cohabitation allait s'avérer difficile.

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