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Chapitre 17
Aller simple pour Halsring

Erik passa ses affaires en revue. Aurait-il besoin de son écharpe, à Stockholm ? Peut-être. Des livres, pour vaincre l'ennui ? Certainement. Après mûres réflexions, il en ajouta deux de plus.

Il avait posé sa valise ouverte sur son lit pour la remplir ; son avion ne partait que dans deux heures, il lui restait encore du temps. Minutieux comme à son habitude, il avait entièrement planifié son voyage jusqu'à la capitale suédoise, minute par minute. Son itinéraire était réglé comme du papier à musique.

Piochant au jugé dans sa commode, il empilait les vêtements dans la valise, sans jamais louper une occasion de bien les aligner. Chaque étage d'étoffe présentait un motif parfaitement ordonné à la compacité optimale ; pour un peu, un vieux réflexe lui aurait presque inspiré de laisser des trous dans les lignes pour ne pas voir ses vêtements disparaître.

Pour la première fois depuis bien longtemps, Erik était d'excellente humeur. Il se surprit même à chantonner en faisant son lit, ce matin-là. Il avait temporairement quitté son travail chez Black&Nichols, et ne le retrouverait pas avant la semaine suivante ; et son séjour au Salon International des Producteurs Textiles de Stockholm ne serait qu'une formalité de quelques jours, tout au plus. Mais surtout, il se sentait en sécurité. Au même moment, à Dromengard, il se trouvait dans une chambre d'un bateau navigant sur la mer d'Alfrost vers Halsring, donc hors de portée de tout ce qui pouvait représenter un danger pour lui. Et, mieux que tout, Freya semblait avoir admis une trêve avec lui et Ark, elle ne tenterait donc probablement rien pendant la traversée. Tout allait pour le mieux : il pouvait vaquer à ses occupations dans le monde réel, il ne serait pas réveillé à Dromengard, et n'avait rien à craindre pour son intégrité physique. Un luxe qui se faisait rare.

Ses bagages furent vite prêts. Une fois son appartement rangé comme s'il devait figurer dans un catalogue, il prit bien soin de ne pas mettre de cravate – un autre luxe délicieux – et quitta l'endroit en fermant la porte à double tour derrière lui (sans oublier de vérifier une fois, puis deux, qu'elle était correctement close. Et une troisième fois, pour le geste).

Un taxi l'attendait en bas de chez lui. Le conducteur savait qui attendre et où son client voulait aller, il démarra donc en silence, irradiant l'intérieur de sa voiture d'autant d'amabilité qu'un cachet de laxatifs. La voiture partit tranquillement vers l'aéroport d'Orly, traversant des embouteillages qu'Erik avait prévus, prenant des détours qu'Erik avait prévus et arrivant avec un léger retard qu'Erik avait prévu.

Ce qu'Erik n'avait pas prévu, cependant, c'était qu'il tomberait soudainement endormi sur la banquette arrière du taxi pour se réveiller face contre plancher à Dromengard.

Sa joue lui faisait mal. Il regarda autour de lui ; sa chambre était vide. Le bateau eut une secousse qui le repoussa contre un poteau, sur lequel son hamac était accroché. Thorsfeld n'était pas habitué à dormir dans un de ces lits suspendus, si pratiques en mer, où leurs mouvements annulaient le roulis. Réalisant qu'il avait juste basculé par-dessus le hamac pour se retrouver affalé à terre, il se redressa pour se recoucher.

  • Monsieur. Vous êtes arrivé. Monsieur !

Une secousse le réveilla dans le monde réel. Le conducteur de taxi le secouait pour le tirer du sommeil. Imaginant avec dépit qu'il avait dû s'effondrer violemment sur le sol à Dromengard, Erik paya son déplacement et ouvrit sa portière. Le flot sonore régnant autour de l'aéroport l'enveloppa et il s'engagea dans la foule.

Erik nettoya ses lunettes et les remit sur son nez. Il était confortablement assis dans un siège de l'avion qui allait l'emmener jusqu'à Stockholm. Tout s'était parfaitement passé : l'avion était à l'heure, ses bagages avaient le poids réglementaire et il était monté à bord avec une avance appréciable. Il pouvait enfin souffler.

Il n'était pas phobique de l'avion, ni même des voyages en général. Néanmoins, son sens de l'ordre et son naturel pointilleux lui infligeaient une bonne dose de stress au moindre déplacement. Il y avait tant de choses qui pouvaient aller mal, tant d'horaires qui pouvaient être manqués, tant de plans qui pouvaient voler en éclat... Mais cette fois, tout allait bien. Il n'avait plus qu'à attendre le décollage en se détendant. Il se permit de repenser à son aventure onirique.

Il allait bientôt rejoindre Dole-Halsring, la Tour du Dieu-Roi. Dromengard était son domaine, mais Halsring en était la seule partie qui n'appartenait qu'à lui. Il ne partageait pas ses terres avec les humains, qui ne s'en approchaient jamais, par crainte de sa fureur. Là, il serait mieux que nulle part ailleurs pour planifier son retour au pouvoir... Et, il l'espérait, pour en découvrir plus sur sa chute. Si Freya et Ark avaient raison et que les événements étranges survenus ces six dernières années à Dromengard était liés à sa personne, il finirait par découvrir les raisons de sa déchéance. Et peut-être Freya finirait-elle par baisser sa garde... Ou mieux, succomber à la nature hostile de Halsring. Ce serait trop beau.

Il fut dérangé par une femme d'un certain âge, qui vint prendre place sur le siège à côté du sien. Le moment lui sembla opportun pour sortir ses écouteurs, qu'il enfonça dans ses oreilles sans dire un mot. Il n'avait pas emmené de lecteur de musique, et les oreillettes n'étaient reliées à rien, si ce n'est au vide de sa poche ; leur seule présence, néanmoins, constituait un bon repoussoir en cas de voisin bavard.

L'avion finit par décoller, et il s'installa dans l'appareil cette ambiance feutrée et faussement calme que partagent les avions de ligne et les cinémas, cette atmosphère particulière où tout le monde semble se retenir de faire du bruit, uniquement parce que les murs insonorisés invitent inconsciemment à la discrétion.

Le vol se déroulait normalement, ponctué des passages de chariots de friandises hors de prix, de plateau-repas insipides et d'enfants trop bruyants. Les quotas officiels de toute compagnie aérienne qui se respecte prévoient au moins un exemplaire des passagers suivants pendant chaque trajet : un ronfleur capable de dormir sans discontinuer du décollage à l'arrivée, un obèse assis côté couloir dont une moitié de corps dépasse du siège et bloque chaque passage de chariot, un gamin avec un jeu électronique à plein volume semblant gêner tout le monde sauf ses parents, une personne n'ayant pas trouvé comment désactiver le son des touches de son portable et écrivant de longs messages, quelques phobiques de l'avion assis côté fenêtre et fermant le store pendant tout le trajet, et bien sûr, un comique connaissant par cœur un vaste panel de calembours qu'il déverse aux hôtesses de l'air et stewards à chacun de leur passage. Les compagnies de train ont des quotas similaires, mais personne ne glisserait jamais à un contrôleur qu'il préférerait avoir affaire à sa collègue, là-bas, à l'arrière, celle qui porte une jupe. Si les contrôleurs de train savaient la chance que représentait cette différence cruciale dans l'imaginaire collectif, peut-être seraient-ils plus souriants.

Erik lisait un de ses livres. Arrivé à la moitié, il laissa échapper un long bâillement. Tout au long de sa lecture, il avait somnolé, ayant des visions évasives d'un plancher de bois se trouvant probablement dans sa cabine, à Dromengard. Il avait de nombreuses fois terminé une page en s'apercevant qu'il l'avait lue machinalement, sans rien comprendre ni retenir de ce qu'elle racontait. Et parfois, il avait lu un paragraphe, fermé les yeux quelques secondes, puis relu la même chose sans s'en apercevoir. Les signes étaient clairs : il s'ennuyait à mourir.

Le livre n'était pas mauvais, loin de là. C'était un classique, écrit par un auteur au style agréable. Mais depuis le début de son propre voyage à Dromengard, les romans d'aventure lui semblaient bien tièdes, comparés à l'intensité que lui offrait chaque seconde passée dans son monde onirique.

Alors qu'il décidait de changer de lecture pour quelque chose de moins romanesque, il ressentit une fulgurante douleur au niveau du cœur.

Il n'eut pas même le temps de porter la main à la poitrine, tant l'effet douloureux fut court, une seconde tout au plus. Après quoi, il ne sentit plus rien, et tout revint à la normale.

Inquiet, il rangea ses écouteurs à la hâte, fit signe à sa voisine qu'il désirait sortir, et traversa le couloir en se faufilant à travers les sièges pour gagner les toilettes exiguës de l'avion. Là, il déboutonna sa chemise et examina la peau de sa poitrine. Rien n'apparaissait. Un instant, il eut l'impression de voir des éclairs de chair pâle converger vers son cœur, mais il n'y avait rien de tel. Il avait dû imaginer la brève douleur précédente. Cela n'avait rien à voir avec la cicatrice qu'il portait à cet endroit à Dromengard ; elle n'était pas réelle, elle n'était qu'un élément d'un rêve. Tout cela était psychologique. Ne sentant plus rien et constatant qu'aucun stigmate n'apparaissait sur sa peau, il reboutonna sa chemise et regagna sa place.

Une fois de nouveau confortablement assis dans son siège, il oublia ce passage, le mettant sur le compte du stress. Il s'endormit paisiblement en regardant les nuages défiler lentement à travers le hublot.

Il se réveilla dans sa cabine au moment où Ark en poussait la porte.

Le Prince de Nornfinn regardait à travers son Œil de Justice, qu'il tenait entre deux doigts, les sourcils froncés. Il ne semblait pas apprécier ce qu'il voyait.

  • Qu'est-ce que c'est, déjà, ce signe de politesse qu'on utilise avant d'entrer chez quelqu'un ? demanda Thorsfeld, amer. Frapper, je crois ?
  • Je l'ai fait. Note en passant, ce n'est pas comme ça qu'on utilise un hamac.

Thorsfeld était affalé perpendiculairement au hamac, pendant piteusement au-dessus du sol, à peine retenu au niveau du ventre. S'apercevant avec une joie contenue qu'il n'était pas tombé lors de son dernier endormissement impromptu – du moins pas totalement –, il se releva.

  • Qu'est-ce que tu viens faire ? interrogea-t-il en direction de la silhouette massive d'Ark que la porte encadrait.
  • Je crois que j'ai une mauvaise nouvelle, répondit Ark. Sors voir.

Thorsfeld se demanda ce qui allait encore leur tomber dessus. Le bateau était-il attaqué par quelque monstre horrible ? Étaient-ils en train de sombrer ? Il fut soulagé de constater que le couloir était tranquille, à moitié plongé dans les ténèbres, éclairé seulement par une petite lanterne projetant une lumière hésitante sur les portes fermées des cabines.

  • Eh bien ? demanda-t-il, impatient.
  • Un instant, répondit Ark sans lâcher son Œil de Justice. Je veux que Freya soit là.

L'ex-Dieu-Roi soupira ostensiblement. Allait-ce devenir une habitude que d'inclure Freya dans leurs discussions ? Sa seule présence l'irritait.

Ark s'approcha de la porte de la cabine de Freya, mais n'eut pas le temps d'atteindre la poignée ; elle descendait les escaliers au même moment. Elle s'était dévêtue de sa cape mais portait toujours Edelynenlassja à la ceinture. Thorsfeld eut une petite grimace involontaire en la voyant.

  • Bonsoir, se contenta-t-elle de dire.
  • Tu ne dors pas ? demanda Ark.
  • Pas maintenant. Que faites-vous ?
  • On pose des bombes, lança Thorsfeld, qui s'était appuyé contre le mur de bois. Mais c'est dommage que tu sois arrivée, la surprise va être gâchée.

Freya haussa légèrement le sourcil. Ark crut bon d’enchaîner sans laisser ses deux compagnons lancer une nouvelle dispute :

  • Je regardais l'Œil de Justice pour voir si on était toujours recherchés, dit-il. On ne sait jamais...
  • Et...? fit Freya, une lueur d'espoir dans la voix.
  • Et on est toujours recherchés, soupira Ark. Pire, en fait. Vois par toi-même.

Il lui lança la petite lunette, qu'elle colla contre son œil. Regardant les deux autres à travers la lentille noire, elle esquissa une grimace.

  • Vert, souffla-t-elle entre ses dents. Merde.
  • Vert ? s'étonna Thorsfeld. Qu'est-ce que ça veut dire ?
  • Ça veut dire que la prime a été réservée, soupira Ark. Un chasseur de prime ou un groupe s'est réservé notre capture.
  • C'est un système de la Guilde, précisa Freya. Si un mercenaire réserve une cible, lui seul a le droit de s'en occuper, les autres ont interdiction de livrer la cible à la Guilde.
  • En quoi c'est ennuyeux ? s'interrogea Thorsfeld. Ça veut dire qu'on n'est plus recherchés que par une seule personne plutôt que par le monde entier, c'est plutôt positif, non ?
  • Pas vraiment, dit Ark avec regrets.

Il se gratta la nuque d'un air embarrassé.

  • Réserver une prime coûte une grosse somme d'argent, expliqua-t-il. En faisant cela, un chasseur de prime s'assure que personne n'essaiera de lui voler sa proie, mais s'il n'arrive pas à la capturer dans un certain délai, la réservation expire et il perd l'argent qu'il a payé au début. C'est comme un pari. Étant donné le prix d'une réservation et le risque de manquer la cible, il faut que le bonhomme soit vraiment sûr de lui.
  • Viens-en au fait, s'impatienta Thorsfeld.
  • Tu ne comprends pas ? lui lança Freya avec condescendance. Seuls les meilleurs chasseurs de prime peuvent se le permettre. Cela veut dire que nous sommes maintenant recherchés par un des noms de la Liste Rouge.
  • C'est la liste des meilleurs chasseurs de prime de la Guilde, traduisit Ark en prévoyant la question de Thorsfeld. Rien à voir avec les amateurs qu'on a vus à Alfranhel.
  • Qui est en tête de la liste en ce moment ? demanda Freya.
  • Je ne sais pas, admit Ark, je ne suis pas beaucoup ces choses-là.
  • Dans tous les cas, tempéra Thorsfeld, il n'y a pas à s'en faire. On ne peut atteindre Halsring qu'en bateau, et une fois arrivés à Dole-Halsring, même tous les mercenaires de la Liste Rouge réunis ne pourraient pas entrer. Les mortels qui tentent de pénétrer l'enceinte de Dole-Halsring doivent faire face au Gardien. Et personne ne peut vaincre le Gardien.

Son visage s'était orné d'un large sourire. Il ne pouvait pas s'empêcher de jubiler à l'idée d'être en sécurité derrière les murs infranchissables de sa tour.

  • Le Gardien ? s'étonna Ark. C'est quoi, ce Gardien ?
  • Crois-moi, tu ne veux pas savoir, fit Thorsfeld d'un air mystérieux.

À ce moment-là, un des marins descendit les escaliers. Il portait une tunique de toile passablement usée ; il eut l'air étonné de les voir tous debout dans le couloir.

  • Halsring est en vue, dit-il simplement, avant de se retourner pour disparaître en haut des escaliers.

Thorsfeld, Ark et Freya montèrent sur le pont sans un mot.

L'air était plus que frais : il était glacial. À peine couvert par sa tunique élimée, Thorsfeld grelottait avec une force incontrôlable. La tête rentrée entre les épaules, les bras croisés et serrés contre le torse, il regarda du coin de l'œil ses deux compagnons. Freya portait sa tunique légère sans manches, laissant la peau de ses bras nus affronter le froid. Ark portait toujours sa chemise de toile grossière, elle aussi largement ouverte à partir des épaules. Aucun d'entre eux ne semblait être gêné par la température et le vent léger qui s'insinuait dans chaque recoin.

Il faisait encore nuit, mais le soleil, visible dans le ciel à travers des nuages aux contours arrondis, commençait à grossir au-dessus de leur tête. Il inondait la mer d'Alfrost d'une lumière timide et orangée s'étendant jusqu'à l'horizon. Et là, au loin, ils virent leur destination : l'île d'Halsring, qui se détachait sur la surface de l'Alfrost, vaste étendue de terre plongée dans les ténèbres, trônant à la surface de la mer comme un vaisseau gigantesque. D'aussi loin qu'ils étaient, ils pouvaient distinguer la végétation dense qui recouvrait les terres, poussant selon le bon vouloir de la nature autour du centre de l'île, constitué de hautes falaises rocheuses à pic. De fait, l'île entière semblait être une montagne imposante, grimpant abruptement sur des centaines de mètres, la roche seulement interrompue par d'innombrables cascades coulant placidement sur les paliers successifs que formait la pierre. Halsring ressemblait à un volcan vaguement cylindrique d'où s'échapperait des flots non pas de lave, mais d'eau claire. Et Thorsfeld savait que ce n'était pas de l'eau, mais de l'Alfrost, que la montagne déversait en permanence. À son sommet, Dole-Halsring toisait le monde de toute sa hauteur ; la tour gigantesque semblait plantée dans la montagne telle Excalibur dans son rocher. Elle était si haute que son sommet n'était pas visible, plongé dans le gris inaltérable du ciel. Elle était là depuis toujours comme un gigantesque monolithe, sa surface régulière ne présentant aucune aspérité visible dans la pierre noire comme la nuit qui la constituait. Contemplée du bateau où Thorsfeld, Ark et Freya se trouvaient, à des kilomètres de distance, Dole-Halsring n'était pas une tour ; c'était une longue fente obscure qui déchirait le ciel et séparait Dromengard en deux.

La tension et l'impatience du groupe était à son comble. Ils gardèrent tous les trois le silence alors que le navire s'approchait, lentement mais sûrement, des côtes d'Halsring. Il semblait toujours naviguer sur un océan de fumée, ce qui donnait à l'embarcation des allures de navire fantôme, voguant telle une apparition éthérée sur une brume mystique. Thorsfeld finit par briser son mutisme.

  • Au fait, je ne vois aucun canot sur ce bateau, s'interrogea-t-il. Comment est-on censés débarquer ?
  • Il y a un quai, évidemment, répondit Freya d'un air détaché.
  • Un quai ? s'étrangla Thorsfeld. Ils ont construit un foutu quai ? À Halsring ?
  • Personne ne s'y est opposé, fit Freya, se moquant ouvertement de l'ex-Dieu-Roi. Tu aurais dû les prévenir si ça ne te plaisait pas.

Thorsfeld passa la fin du voyage à ruminer la perte de la terreur qu'inspirait autrefois son domaine aux humains. Alors maintenant, n'importe quelle embarcation pouvait débarquer à Halsring... Ridicule.

Freya fut la première à poser le pied sur le ponton de bois qui constituait le port d'Halsring. Visiblement, la structure avait été construite à la va-vite pour permettre des arrivées ponctuelles de bateaux. Il y avait tout de même un bureau, cabane en tout point similaire à celle présente sur le quai d'Alfranhel.

Ark descendit à son tour du navire, suivi de Thorsfeld qui marcha sur les planches de bois du ponton avec une mauvaise grâce extrême. Chaque pas semblait lui coûter.

  • Nous allons repartir, madame, si vous n’y voyez pas d'inconvénient, fit le capitaine du navire Alfrost en direction de Freya, la voix emplie de respect. Si vous voulez faire le voyage de retour, vous pouvez prévenir le comptoir, il rappellera un vaisseau. Maintenant, bon courage.

Et il s'en fut, avec le bateau et l'équipage. Le groupe ne prit pas le temps de regarder partir l'embarcation vers l'horizon ; alors que le soleil commençait à gratifier timidement la terre de ses rayons, ils se dirigèrent d'un pas assuré vers la cabane.

Contrairement à ce qu'ils pensaient, elle n'était pas vide. Un homme s'y trouvait, derrière le comptoir, la tête posée sur ce dernier. Il semblait mort. La grosse toile d'araignée reliant le haut de son crâne au bois du comptoir semblait en tout cas indiquer qu'il n'avait pas bougé depuis longtemps.

L'entrée du trio le fit sursauter brusquement ; alors qu'il relevait la tête d'un air hagard, ils eurent la confirmation qu'il était bel et bien mort : c'était un Alyv, doté de l'habituelle parure de cicatrices et d'une pâleur extrême. Son réveil soudain lui fit perdre l'équilibre, et il glissa de son tabouret dans un tourbillon de poussière et de vieux parchemins. L'araignée propriétaire de la toile s'enfuit en rouspétant dans un langage inaudible.

  • J'vous... J'vous d'mande pardon, leur lança-t-il dans une voix qui, par une prouesse vocale, paraissait aussi affolée qu'endormie. Vous sortez d'où comme ça ?

Freya et Ark se regardèrent, interloqués. La question avait de quoi surprendre.

  • Du... bateau ? se risqua Ark.
  • Un bateau ? s'étonna l'Alyv. Vous délirez, mon vieux, aucun bateau ne passe par ici.
  • C'est étrange, on croirait vraiment se trouver sur un quai, continua Ark tranquillement.
  • Un quai. C'est singulier, fit l'homme. Vraiment singulier. Attendez voir...

Il semblait reprendre ses esprits.

  • Un quai ! Ah, en effet, maintenant que vous le dites, c'est un quai. Le genre de quai sur lequel des bateaux peuvent accoster, bien vu. Bienvenue à Halsring.
  • Merci, dit Freya.

Aucun d'eux ne savait combien de temps l'Alyv avait dormi, mais il semblait se réveiller d'un sommeil de plusieurs éternités. Son esprit, en tout cas, n'avait pas l'air de se trouver à l'endroit.

  • C'est qu'avant, je bossais dans un temple, m'voyez ? dit-il. 'Fait pas longtemps que je suis ici, et y'a pas vraiment eu masse de bateaux... Enfin bref, je me disais, un bateau dans un temple, c'est étrange, franchement étrange. Pas le genre de trucs qu'on voit tous les jours.
  • C'est plus étrange qu'une auberge, dans un temple ? demanda Thorsfeld à tout hasard.
  • Pas beaucoup de bateaux, ça veut dire quoi ? le coupa Freya. Depuis quand n'y a-t-il pas eu de voyageurs ?
  • Oh, ça, soupira l'Alyv, pas un seul depuis une semaine. Attendez voir – il regarda la grosse horloge au mur ; elle affichait l'heure et les jours du calendrier. Ah non, au temps pour moi, rien depuis un mois, minimum. Je ne croyais pas avoir dormi autant.

Il entreprit alors d'étirer ses bras l'un après l'autre, comme un athlète avant une course.

  • Vous avez besoin de quelque chose ? Vous voulez déjà repartir ? Remarquez, je vous comprends, fais pas bon rester dans le coin. C'est Halsring, pas vraiment l'endroit où je passerais mes vacances, moi. C'est vous qui voyez. Je vous appelle un bateau ?
  • Ça ira, répondit Freya. Merci de votre temps.

Ils quittèrent la cabane ; sitôt la porte fermée, ils entendirent un bruit provenant de l'intérieur ; un bruit ressemblant étrangement à celui que ferait une tête cognant un comptoir en se rendormant. Ils firent quelques pas pour s'éloigner du quai, à travers une plage de galets. De l'Alfrost ruisselait entre les cailloux, formant des pans de brume qui flottaient négligemment au sol avant de disparaître en l'air. Ils se trouvaient au pied de la haute montagne qu'il leur faudrait gravir pour monter à Dole-Halsring, et quelques arbres commençaient à les entourer, prémices clairsemés de la végétation couvrant la roche des falaises.

  • Un quai, s'insurgeait toujours Thorsfeld. Un quai à Halsring. Je n'arrive pas à y croire. Ça ne vous fait rien, à vous ?
  • Tu étais mort, mon grand, lança Freya avec dédain. Il est normal que l'Empire se soit intéressé à ton domaine, et donc qu'il fasse construire un quai pour pouvoir s'y rendre.
  • Peu importe, se défendit l'ex-Dieu-Roi. Je suis sûr qu'Halsring n'a pas été une partie de plaisir pour eux. Et ils n'auront pas passé le Gardien, donc ils ne sont pas allés bien loin.

Il eut de nouveau ce sourire légèrement sadique qu'il prenait à chaque mention de ce mystérieux Gardien.

  • Il semblerait qu'aucun bateau ne se soit rendu ici depuis longtemps, analysa Freya. Donc, personne ne nous attend ici. Nous devrions être en mesure de contrôler l'arrivée des bateaux de là-haut, donc toute menace provenant de la Guilde devrait être écartée.
  • Il faut monter tout ça ? demanda Ark en regardant aussi haut qu'il le pouvait ; le haut des falaises se fondait dans le gris du ciel.
  • Ouais, répondit Thorsfeld sans motivation. Il doit y avoir des marches. Fais gaffe à pas toucher les cascades et les mares qu'elles forment, ce n’est pas de l'eau, c'est de l'Alfrost. Toi, Freya, tu peux y aller, ça te rafraîchira.
  • Merci du conseil, ironisa la concernée. Allons-y.

Ainsi commença l'ascension d'Halsring. Ils trouvèrent en effet un escalier après plusieurs centaines de mètres de marche, qui partait de la plage de galets pour serpenter à travers les strates rocheuses de la montagne. Escalier était peut-être un bien grand mot ; c'étaient plutôt des marches, des petits paliers plus ou moins horizontaux qui permettaient, avec beaucoup de vigilance et de précision, de se frayer un chemin à travers les rochers et les arbres. Parfois, les marches étaient impeccablement dessinées dans la roche, parfois le chemin ressemblait plus à un mur d'escalade. Il arrivait que la voie se sépare en deux directions aussi peu engageantes l'une que l'autre, ou qu'ils atteignent un palier plus large où la végétation formait comme de petits jardins suspendus au-dessus du vide. Par chance, aucun des trois ne souffrait de vertige.

Halsring était un endroit chaotique et beau à la fois, mais surtout peu accueillant. Ils croisèrent des pans de falaise où la pierre était affûtée comme des couteaux. Ils marchèrent sur des herbes-grappin, qui s'accrochent au cuir des bottes si l'on reste trop longtemps dessus. Ils restèrent loin des Brannentrads, ces arbres au tronc blanc et aux feuilles rouge vif, dont les fruits en forme de petits cylindres bruns sont emplis de poudre et qui, une fois mûrs, tombent de l'arbre et explosent, emportant avec eux les végétaux parasites et éloignant les animaux avisés ; ces arbres rares fournissent la matière première à de nombreux artificiers de Dromengard. Ils évitèrent tout autant les Syrplas, petites plantes ressemblant à des fougères, surmontées d'un gros oignon aux reflets bleus projetant un acide extrêmement corrosif sur quiconque aurait la mauvaise idée de s'en approcher. Ils passèrent près d'un ou deux petits hérissons ne portant pas de nom précis car n'existant qu'à Halsring ; leur dos était orné de piques tellement épais et longs qu'on aurait cru voir une masse d'arme marcher maladroitement dans l'herbe. Ils virent passer des oiseaux protégés par des carapaces aux reflets métalliques. Plusieurs fois, ils durent se protéger d'une averse sous des rochers dépassant des flancs de la falaise ; les giboulées d'Halsring sont des pluies acides qui rongent la peau et les vêtements avec facilité. Et enfin, tout au long de leur ascension, ils durent faire attention à ne pas frôler de trop près les innombrables cascades d'Alfrost qui ruisselaient sur les pierres. Certaines n'étaient qu'un mince filet, quand d'autres étaient larges de plusieurs dizaines de mètres et remplissaient de vastes mares fumantes. Thorsfeld ne réussit à trouver aucune occasion de se glisser derrière Freya afin de la pousser dans une étendue d'Alfrost, à sa grande déception. Sa seule victime fut sa botte droite avec laquelle il marcha dans une flaque ; il laissa derrière lui de nombreux morceaux de semelle congelée.

Mais ils finirent par arriver en haut d'Halsring. L'ascension avait duré plus de trois heures ; elle aurait pu être légèrement plus courte si Thorsfeld ne devait pas régulièrement s'arrêter pour reprendre son souffle. Les conditions physiques d'Ark et Freya étaient à tel point supérieures à la sienne que c'en était ridicule, mais aucun d'eux ne lui en fit le reproche : la fatigue avait l'avantage de l'empêcher de se plaindre constamment.

Ark eut un soupir de soulagement lorsqu'il passa ce qui semblait être la dernière marche de l'interminable ascension. Le terrain qui se présentait à eux était, en comparaison, nettement plus plat et accueillant. Plusieurs centaines de mètres les séparaient encore du sommet de la montagne où se tenait la base de Dole-Halsring, mais les portes de la tour du Dieu-Roi se rapprochaient ; le voyage touchait à sa fin.

  • Hah... Hah... haleta Thorsfeld. Je... je m'allonge un instant... Hah...

Il entreprit alors de s'étendre dans l'herbe, qui l'enveloppa d'une douce fraicheur. Il avait la sensation d'avoir couru plusieurs marathons de suite ; toutes ses forces l'avaient quitté, et il sentait son cœur battre dans sa poitrine aussi fort que lorsqu'il avait couru de toutes ses forces à Alfranhel pour échapper aux mercenaires.

  • Tu n'avais jamais monté ces marches, ou quoi ? demanda Ark.
  • Hah... Non, hah, pas vraiment, parvint à articuler Thorsfeld. Je n'ai jamais, hah, eu à marcher pour, hah, venir ici.
  • Pourquoi avoir mis un escalier ici, dans ce cas ? s’interrogea Freya à juste titre.
  • T’occupe.

Freya rabattit sa capuche dans son dos. Elle aussi avait été fatiguée par la montée, même si, contrairement à Thorsfeld, elle n'était pas au bord de l'infarctus. Une goutte de sueur parcourut la cicatrice sur son visage, partant du front pour ruisseler sur sa paupière, puis sa joue, pour finir sa course sur le tissu blanc de sa cape. Ark regardait l'horizon, se gorgeant du panorama sans égal qu'offrait l'altitude.

Thorsfeld se remit debout péniblement.

  • Allez, dit-il, allons-y. Il me tarde de rentrer.

Mais ses mots perdaient un peu de leur impact à cause de l'extrême lenteur à laquelle il marchait. Ses jambes le faisaient souffrir, et son pied droit se plaignait d'une longue marche à l'intérieur d'une demi-botte.

  • J'ai beau y réfléchir, fit Freya, je ne vois pas qui a pu poser une réservation sur notre prime. C'est idiot. Le prochain bateau ne pourra pas arriver avant deux jours, minimum, le temps que celui-là revienne. Et dans tous les cas, si un chasseur de prime débarquait, on le verrait arriver de loin, il n'a aucun moyen de se cacher.
  • C'est vrai que c'est étrange, admit Ark. Un chasseur de prime trop sûr de lui, peut-être ? Il y en a beaucoup qui se croient plus efficaces qu'ils ne le sont ; j'en ai croisé plusieurs lors de mes escales.
  • Est-ce qu'on ne peut pas espérer que quelqu'un s'aperçoive de l'erreur de la Guilde ? demanda Thorsfeld. Si tu es aussi importante qu'on le dit, quelqu'un va bien finir par voir qu'il n'est pas normal qu'il y ait une prime sur ta tête, je me trompe ?
  • Si c'était une erreur, oui, répondit Freya, mais là j'en doute. Si c'est bien Aarland qui a posé cette prime...
  • Aarland ? demanda Ark.
  • Laisse tomber, fit Freya avec hâte. Je vous expliquerai. Peut-être.

Elle avait laissé échapper le nom du prêtre. Se maudissant d'en avoir trop dit, elle se tut.

  • En tout cas, on est tranquille, maintenant, fanfaronna Thorsfeld. La Guilde ne nous atteindra pas ici, Liste Rouge ou pas ! Quiconque a été assez bête pour réserver notre prime va perdre pas mal d'Ardents !
  • Ou au contraire s'apprête à en gagner beaucoup, fit une voix perçante sur leur gauche.

Ils se tournèrent brusquement, tous les trois à l'unisson. Sur leur gauche se trouvait quelque chose qu'aucun d'eux n'avait remarquée, et qui leur glaça le sang. Quelque chose qui ne dépareillait pas avec la végétation hostile d'Halsring. C'était deux arbustes de taille moyenne, dépourvus de feuilles, au tronc noir comme du charbon. Aucun détail ne permettait de distinguer les deux, chacune de leurs branches, chaque détail de leur écorce étaient identiques. Des Svillingstrads.

Et à leur pied, pile entre les deux arbres de sinistre réputation, se tenait la personne d'où provenait la voix.

C'était un humain de petite taille, peu large d'épaule ; il n'était pas plus grand, ni plus épais, que les Svillingstrads qui l'encadraient. Il portait des protections de cuir légères, des bottes montant jusqu'à la moitié de ses cuisses, deux couteaux longs solidement attachés à sa ceinture, et une cape grise couvrant ses épaules et son bras gauche.

Mais le détail le plus étonnant de sa tenue était son casque ; c'était un masque de métal rond et poli comme un miroir, ne présentant aucune ouverture, aucun motif. Il couvrait entièrement son visage, semblant bloquer purement et simplement tous ses sens. Et, surplombant tout cela, un oiseau noir, semblable à une corneille au plumage orné de plumes rouges aux extrémités, était perché sur sa tête, impassible.

Thorsfeld, Ark et Freya restèrent immobiles sous le coup de la surprise. Ils ne savaient pas s'ils devaient craindre plus les Svillingstrads ou la silhouette qui s'avançait maintenant vers eux d'un pas tranquille, les mains serrant fermement les poignées de ses poignards, comme prêt à les sortir de leurs fourreaux. Peut-être était-il sage de craindre la combinaison des deux.

L'oiseau sur la tête de l'homme ne bougeait pas. Il restait solidement arrimé au sommet de son casque, détaillant de ses yeux les trois personnes face à lui.

  • Qui êtes-vous ? demanda Freya sèchement en serrant la garde d'Edelynenlassja.

Ark sortit une balle jusque-là coincée dans une de ses ceintures, et l'inséra dans le chargeur de son fusil. Le chien de l'arme produisit un déclic sonore lorsqu'il l'actionna. Freya commençait à sortir sa lame de son fourreau, produisant un bruissement métallique menaçant.

Thorsfeld fit un pas en arrière pour se tenir en retrait, puis un second. Puis beaucoup d'autres.

  • Je m'appelle Hel.

Ce n'était pas l'humain qui avait parlé, il en semblait incapable, ainsi caché derrière son masque intégral. C'était l'oiseau.

Le trio regarda l'homme, puis l'oiseau, les yeux écarquillés.

Le bec de l'animal s'anima ; quiconque a déjà vu un oiseau prendre la parole pour s'exprimer dans le langage humain sait à quel point voir un volatile parler est étrange. Et quiconque n'a jamais fait cette expérience pourra imaginer aisément ce que la chose avait d'incongru.

  • Je suis chasseur de prime de la Guilde Écarlate, dit l'oiseau de sa voix aiguë, ressemblant – qui s'en serait étonné ? – à un croassement. C'est moi qui ai mis une réservation sur vos têtes. N'y voyez rien de personnel, je ne vous connais pas, je ne fais que mon travail.

L'oiseau regarda Freya dans les yeux, puis Ark. Ils ne dirent pas un mot.

  • Et sachez, continua-t-il sur sa lancée, que j'ai de bonnes raisons d'être sûr de moi. Je ne suis pas le numéro 1 de la Liste Rouge pour rien.
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