Chapitre 2

lettrine e temps sembla suspendre son cours, juste un instant. C’était un simple moment de flottement, une seconde hors du temps pendant laquelle l’esprit d’Erik se perdit en contemplation. Ses yeux se posèrent sur la femme qui s’observait dans le miroir de l’ascenseur, juste en face de lui ; son sac à main était ouvert contre son flanc, laissant paraitre un trou béant dans lequel ses doigts fouillaient nerveusement. Ils s’en échappèrent en tenant un tube de rouge qu’elle porta tranquillement à ses lèvres, les recouvrant méticuleusement d’une couche écarlate. Thorsfeld contempla le visage de la femme, figé dans un rictus disgracieux que la concentration avait peint sur ses traits ; il se fit à lui-même un commentaire sur le manque de beauté de l’humain lorsque le spectre sordide du quotidien se penchait sur lui, et finit par détourner les yeux.

Puis le temps reprit sa marche, et l’ascenseur acheva sa montée, s’immobilisant à un étage avec un tintement sonore. Erik profita de cet instant pour se placer face à la porte, l’air impatient. Lorsque ces dernières s'ouvrirent, il quitta l'ascenseur pour pénétrer dans un couloir dénué de fenêtres et plongé dans l'ombre, laissant la femme à ses cosmétiques.

Erik et la beauté extérieure

Il avait utilisé cet ascenseur et traversé ce couloir tous les matins et tous les soirs, chaque semaine, chaque mois, depuis des années, mais jamais il ne l'avait fait avec si peu de conviction. Ce matin-là, il aurait de loin préféré rester chez lui et ne pas se montrer au travail. Mais c'était impossible ; on ne s'absente pas du bureau pour des raisons futiles, et surtout pas parce que la nuit précédente, on s'était fait tuer dans ses rêves par une gamine avec une épée. Ce serait ridicule.

Pourtant, pour lui, c'était important. Parce qu'Erik Nyquist ne rêvait pas comme tout le monde.

Il avait étudié la question : la plupart des gens, sitôt la tête posée sur l'oreiller, plongeaient dans un état d'inconscience qui les inondait d'un flot d'images et de sons désordonnés, influencés par l'expérience et la mémoire, un chaos symbolique renouvelé chaque nuit. Cette conception banale du rêve lui semblait sans intérêt, et il s’estimait donc heureux d'être différent sur ce point. Car lui, ses rêves avaient une continuité.

Cela avait commencé pendant son enfance. Ses rêves étaient d'une précision étonnante. À son réveil, contrairement aux gens de son entourage, il en avait toujours un souvenir précis ; de fait, la grande différence entre ses songes et ceux des autres, était que même éveillé, il ne s'apercevait pas de l'absurdité de ses illusions nocturnes, pour la simple raison qu'elles étaient parfaitement rationnelles. Ses rêves étaient totalement indiscernables de la réalité. Mieux, ce qu'il créait une fois endormi était toujours là la nuit suivante ; ses rêves étaient un terrain de jeu illimité sur lequel il avait un pouvoir total et absolu. Il avait ainsi créé un monde, qu'il visitait et améliorait chaque nuit, et dont il avait entrepris d'observer l'évolution avec curiosité. Il avait appelé ce monde Dromengard.

Il avait pensé y mettre de l'eau, et son monde s'était empli d'eau. Il avait décidé d'y ajouter des terres, et des continents avaient surgi du fond des océans. Il avait songé y apporter la vie, et les terres, les mers et les cieux s'étaient peuplées d'animaux et de végétaux. Il n'était rien dont il était incapable à Dromengard. Le jour, il était un garçon normal, mais la nuit, dans ses rêves, il était Dieu.

Et puis Erik avait grandi. Il avait atteint l'âge auquel on arrête de grandir, et où on commence à vieillir.

Il s'était peu à peu lassé de ne faire que regarder son monde évoluer. Bien sûr, les humains qu'il y avait placés étaient intéressants, et il avait le pouvoir, d'une nuit à l'autre, de faire passer des années, des siècles, voire des millénaires. Mais l'ennui avait continué de s'installer insidieusement, et Erik avait fini par trouver une façon plus amusante d'utiliser ce monde qu'il avait créé. Il avait commencé à attaquer les humains, et cela lui avait plu. Il était vite devenu à leurs yeux un véritable Dieu maléfique, une entité terrible vouée à la destruction aveugle de ses propres créatures. Bien sûr, la violence dont il faisait preuve à Dromengard ne faisait pas de lui un meurtrier ; d'ailleurs, il n'aurait jamais été capable de tels actes dans le monde réel. C'était comme un jeu, une réalité virtuelle où tout était possible, et tout était permis. Thorsfeld, le Dieu-Roi de Dromengard, était né.

Erik souleva légèrement ses lunettes et se frotta les yeux. Il lissa le peu de barbe qu'il laissait pousser sur son menton puis marqua une courte pause devant la porte vers laquelle il s'était dirigé. Sur un écriteau en laiton poli placardé à cette dernière, on pouvait lire « Black&Nichols – Depuis 1922 ». Il passa la main sur la manche de sa veste comme pour la repasser un peu plus, resserra légèrement son nœud de cravate et dans un soupir, il abaissa la poignée.

Il travaillait depuis quatre ans chez Black&Nichols, un groupe international d'origine anglaise se spécialisant dans la fabrication de cravates milieu de gamme. La charte de la société l'obligeait à porter chaque jour une cravate différente, qui lui était imposée par un planning journalier précis, qu'il avait affiché sur la porte de sa penderie. Bien que le ridicule de cette police d'entreprise lui pèse, il s'y soumettait sans laisser paraitre son agacement. Cela faisait partie du rôle.

Il vérifia de nouveau son nœud de cravate. Ce jour-là, celle qu'il avait nouée autour de son cou était orange ornée de rayures bleues et de motifs beiges. Une véritable horreur, le genre de cravate dont on ne voudrait pas même pour se pendre. Elle n'allait pas du tout avec son costume noir – assorti à ses cheveux –, ni avec son teint pâle. Le jeune homme, qui venait d'entrer dans sa vingt-cinquième année, semblait avoir une tâche colorée immonde lui barrant la poitrine, mais c'était chose trop commune dans ces bureaux vieillots pour que quiconque y fasse attention. De toute façon, l'intégralité du personnel de Black&Nichols semblait inconsciente du manque de goût avec lequel les produits qu'ils vendaient étaient conçus ; Erik n'avait jamais rencontré leur créateur, mais il aimait imaginer une sorte de génie du mal, pour qui chaque design achevé était l’occasion de longs et bruyants éclats de rire emplis de trémolos.

Il commença à longer les bureaux pour atteindre le sien, situé au fond du couloir.

Erik avait une théorie concernant le travail : selon lui, l'intérêt de ce dernier était inversement proportionnel à la longueur de son intitulé. En tout cas, cela se vérifiait avec son propre emploi : il occupait depuis ses débuts le poste de Chargé Relationnel des Services Logistiques et de l'Approvisionnement Commercial à l'Extérieur, et ce travail était motivant comme un flacon de laxatifs. Mais au moins, il était correctement payé et, surtout, tranquille. De la tranquillité. C'était ce dont Erik avait besoin, ce jour-là, car son humeur commençait déjà à évoluer, passant d'une torpeur endormie à une rage contenue.

La pensée qu'il essayait de refouler depuis le matin refaisait surface : cette nuit-là, il avait été bouté hors de son monde. Tué. Lui, Thorsfeld, le Dieu-Roi. C'était impossible, impensable, totalement déraisonnable et hautement illogique. Il ne se l'expliquait pas, et cela l'énervait. Lorsqu'il passa devant la porte ouverte de son chef de service, Erik était définitivement sur les nerfs. Il n'était que neuf heures.

Erik fit volte-face, caché par le mur des yeux de son supérieur qui venait de l'interpeler, puis, se retournant, il afficha un sourire aussi large que faux et se déplaça dans l'encadrement de la porte.

Erik entra et ferma derrière lui. À travers le verre quasi-opaque de la porte, il aperçut le nom de l'occupant du bureau, écrit en lettres noires autocollantes : P.P.Pelletier. Il eut la pensée soudaine et incongrue que cela ressemblait à un bégaiement. Mais il garda son sérieux et refit face à Paul-Patrick Pelletier. Ce dernier était vêtu d'un costume gris clair et d'une cravate à motif écossais rose et kaki d'un goût particulièrement douteux, même selon les standards de Black&Nichols. Sa moustache fournie, qui constituait une efficace diversion à sa chevelure sur le déclin, commença à se dandiner de gauche à droite comme elle avait l'habitude de le faire dès que son propriétaire se mettait à parler en souriant.

Erik afficha un air satisfait, mais en réalité, il détestait ce genre d'impératifs. Black&Nichols était largement implantée en Europe de l'Ouest et en Scandinavie, et à chaque fois qu'un évènement se déroulait dans les pays nordiques, on l'y envoyait comme si c'était une promotion. À entendre P.P.Pelletier lorsqu'il lui en parlait, on avait l'impression qu'il venait de lui offrir le poney dont il avait toujours rêvé. Erik aimait la Scandinavie, mais c'était sans rapport avec ses origines ; la famille Nyquist avait quitté Haugesund depuis trois générations, et son patronyme était tout ce qu'il lui restait du lointain Nord. C'était une situation trop complexe pour les décideurs de Black&Nichols, qui choisissaient systématiquement un employé dont le nom sonnait le plus viking possible, et se congratulaient de leur génie avec de grandes tapes dans le dos. C'était du moins la version d'Erik.

Il retourna un grand sourire à son chef. Tout cela faisait partie du rôle : paraître lisse et engageant devant ses collègues et supérieurs qu'il méprisait, et espérer que ses journées de travail s'écoulent le plus vite possible. Il savait faire cela, et il le faisait bien.

Il sortit de sa rêverie. Pelletier reprit son flot incessant de propos d'une platitude absolue, persuadé qu'Erik était impatient de se rendre à Stockholm – probablement pour honorer ses ancêtres ou boire à la santé d'Odin, qui sait ? Erik était surtout impatient de quitter le bureau de son chef. La moustache de Pelletier continua encore longtemps à s'agiter de droite à gauche sur un rythme régulier et hypnotique sur lequel Erik tenta de se concentrer. Tout était bon pour éviter d'avoir à écouter un exposé méthodique et exhaustif des raisons pour lesquelles le savoir-faire de Black&Nichols étaient souvent imité, mais jamais égalé. Sans doute un problème de bon goût excessif chez la concurrence, pensait Erik.

P. P. Pelletier, un homme qui connait la valeur d’un bon papier-peint.

Pelletier n'était pas un mauvais bougre. Un peu trop solennel peut-être, autoritaire sûrement, mais il était apprécié de ses collègues, qui aimaient chez lui sa plus grande qualité de manager : il s'intéressait rarement à ce qu'ils faisaient entre neuf heures et dix-sept heures. Erik, lui, le haïssait. C'était Pelletier, en effet, qui l'envoyait sans cesse dans des séminaires, des meetings et autres colloques dans toute l'Europe, ce qui l’agaçait profondément. Il se demandait toujours s'il était le seul à être conscient de la futilité de ces évènements.

Mais Erik ne montrait aucune trace d'hostilité envers son chef. Cela faisait aussi partie du masque qu'il portait en permanence.

Pelletier acheva enfin son interminable monologue.

Erik observa la pendule du bureau de Pelletier du coin de l'œil. Neuf heures et quart. Paul-Patrick Pelletier prenait toujours un café à neuf heures vingt, et il était un homme d'habitude. Il décida donc de ne pas s'attarder. Il était lui-même très attaché à ses habitudes, ses petits rituels, et pouvait comprendre leur importance. Pelletier fit pivoter son imposant siège de bureau et tourna le dos à Erik, attendant son départ en parcourant ses dossiers d'un air occupé. Erik fit volte-face, et s'apprêtait à prendre congé, lorsqu'il aperçut un petit carton de ramettes de papier près de la porte. Avant de quitter le bureau, il décala légèrement le carton du bout du pied, et prit la porte en laissant la boite dans le passage, hors de vue de son chef de service.

Pelletier, avec ses discours interminables, avait au moins réussi à lui faire oublier Dromengard pendant quelques minutes. C'est en repensant à sa chute de la nuit précédente qu'il entra dans son bureau, l'air amer. Deux de ses collègues étaient déjà présents. L’un d’entre eux, Samuel Vollringer, était occupé à ses activités de commercial, déjà collé à son oreillette Bluetooth, navigant dans des liasses de papier à un rythme effréné. Erik n'avait jamais vraiment vu la surface de son bureau, sous la quantité délirante de papier qui la couvrait en permanence.

Erik attrapa le lourd volume relié dans l'étagère en tôle à côté de lui. Il ne put s'empêcher de remettre à l'endroit deux des catalogues, qui avaient été rangés à l'envers. Il lança l'ouvrage à Vollringer et rejoignit son bureau. Il salua son deuxième collègue, Vincent Dias, qui était affairé à ses activités d'occupant de chaise, déjà collé à une vidéo sur internet, puis l'ignora, le laissant à son clip de Dark Vador jouant de l'harmonica. Il s'assit sur sa chaise, qui grinça sous son poids – il en aimait le bruit, pour une raison qu'il ne s'expliquait pas – et entreprit de vider sa sacoche.

Son esprit tournait et retournait son problème dans tous les sens, inlassablement, mais il ne trouvait aucune solution. Il était impossible qu'il perde le contrôle de Dromengard, c'était absurde, et pourtant, c'était arrivé. Qui était cette fille ? Comment avait-elle trouvé cette épée ? Quelqu'un, ou quelque chose, devait être là-dessous, mais qui ? Personne à Dromengard n'aurait pu posséder le pouvoir nécessaire pour le surpasser. Il était bien des humains qui avaient trouvé des possibilités, des failles dans les règles permettant d'utiliser des pouvoirs étranges, ou même de dompter des bêtes que Thorsfeld avait imaginées indomptables... Mais créer une arme capable de le tuer, c'était une autre affaire. Quelque chose de totalement impossible venait de se produire, et cela ne lui plaisait pas.

Dromengard était sa bouffée d'air quotidienne, son échappatoire. Il avait souvent songé que sans ce qu'il considérait comme un pouvoir d'imagination hors du commun, il n'aurait jamais été capable de supporter sa vie actuelle. Voilà longtemps qu'il aurait claqué la porte de Black&Nichols et aurait fui ce morne quotidien. Mais son travail et sa vie nocturne, étrangement, lui semblaient constituer un équilibre parfait, qu'il n'aurait jamais voulu briser. Seulement, on l'avait fait pour lui.

Il fallait qu'il retourne à Dromengard, si toutefois il le pouvait encore. Il avait bien essayé le matin-même, mais il lui avait été impossible de se rendormir après s'être réveillé en sursaut, ruisselant de sueur, le cœur battant encore la chamade sous le coup de l'étonnement et de la douleur. Cette douleur qu'il avait ressentie lorsque la lame... Il se mordit la lèvre inférieure en y repensant. Le souvenir de ce moment lui était encore douloureux.

Aujourd'hui plus que jamais, il attendrait avec impatience le soir. Il voulait savoir ; son âme ne brûlait plus que pour cela.

Erik réajusta de nouveau sa cravate, un tic dont il était conscient mais qui correspondait trop bien à son rôle d'employé modèle pour qu'il tente de s'en débarrasser. Il observa longuement son bureau. Il était peu rempli, et rangé avec une rigueur maniaque. Chaque objet qui s'y trouvait semblait n'avoir qu'un but dans l'existence : être parallèle aux bords du bureau. Erik aimait l'ordre, c'était une partie de la dualité qu'il aimait entretenir entre son personnage d'Erik du monde réel, et celui de Thorsfeld le chaotique du monde onirique.

Il posa sa serviette près de son bureau, se leva et s'approcha d'une table située derrière lui, dans un coin de la pièce, et sur laquelle trônait une machine à café Italienne en acier. Erik se prépara un café pour se tenir occupé. C'était une période creuse chez Black&Nichols, et il avait l'ennui en horreur. Il remplit d’eau le réservoir de la cafetière, plaça le filtre et le café moulu, et attendit, debout, devant l'appareil. Quelque chose n'allait pas chez lui. Il observa la pendule de son bureau : Neuf heures vingt. Alors qu'il se servait une tasse de café noir, il entendit les talons de la secrétaire personnelle de P.P.Pelletier s'approcher du bureau de ce dernier. Il imaginait la demoiselle apportant le café à son chef, sur son habituel plateau aux motifs démodés. Il posa sa propre tasse sur son bureau, et au même moment, il entendit un petit son, comme celui que ferait une chaussure en butant sur du carton, puis la secrétaire poussa un petit cri de surprise et, une seconde plus tard, Erik entendait Pelletier pousser un cri de douleur, exactement comme si – mais ce n'était bien sûr qu'une supposition – sa tasse de café quotidienne avait atterri sur son crâne dégarni.

Erik se balança en arrière sur sa chaise et but une gorgée de café. Il affichait son premier véritable sourire de la journée.

Mischief Managed

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