Chapitre 3

lettrine 'impatience qu'Erik éprouvait de retrouver Dromengard avait vite fait place à la déception quand il avait découvert, le lendemain matin, qu'il avait passé la nuit à avoir des rêves tout à fait normaux, pour la première fois de sa vie. Il avait ainsi passé des heures perdu dans un état d'inconscience brumeuse, à revoir sa chute de la veille dans un mélange chaotique et hautement coloré qu'il avait totalement oublié à son réveil. Cette nuit acheva de détériorer son humeur, d'autant qu'une question glaçante commençait à s'imposer à lui : reverrait-il un jour Dromengard ?

Depuis toutes les années qu'il y allait chaque nuit, il avait fini par acquérir des certitudes, et une certaine assurance : il avait une confiance totale dans le contrôle qu'il avait de son monde et des mécanismes qui le régissaient. En temps habituel, le doute ne l'assaillait jamais à propos de sa vie nocturne, mais cette fois, tout était chamboulé : il avait été tué la veille, chose totalement impossible, et cela remettait tout en question.

Les jours suivants se déroulèrent sur le même schéma qui se répétait inlassablement depuis des années, toujours emplis de la même morosité banale qui ponctuait les journées d'Erik. Les nuits, habituellement, étaient sa bouffée d'oxygène qui lui permettaient d'évacuer son ennui, de laisser libre court à ses envies, toutes ses envies. Mais cette possibilité de s'échapper s'était envolée, et depuis, Erik broyait du noir.

Son humeur se détériorait. La colère qu'il l'avait ressenti le lendemain de sa mort onirique laissait peu à peu la place à une morosité généralisée.

Une semaine passa, puis deux, et Erik dut se rendre à l'évidence : il sombrait chaque jour un peu plus dans la dépression.

Erik et son plafond, une histoire d’amour en devenir

On dit que c'est lorsqu'on perd quelque chose qu'on s'aperçoit à quel point on y était attaché : Erik avait jusque-là considéré Dromengard comme son terrain de jeu, traitant son propre monde et ses habitant comme de simples manifestations de son imagination, des existences virtuelles et négligeable qu'il n'hésitait pas à balayer. Il s'apercevait maintenant qu'il aimait sa création, qu'il y était fortement attaché ; c'était un monde entier qui s'était fermé à lui, et pas n'importe quel monde : son monde, celui qu'il avait créé brique par brique depuis son enfance. C'était inacceptable, et il lui était difficile de supporter cette perte.

Erik se fit la remarque que son monde onirique était tout simplement la chose à laquelle il était le plus attaché : il vivait loin de toute famille et avait peu de véritables amis – il dû réfléchir pour en trouver, et en accepter certains nécessitait des concessions de taille sur la notion d'ami. Il remarqua vite que ses aventures nocturnes en tant que Thorsfeld étaient le seul intérêt que présentait sa vie.

En tout cas, son travail, qui était jusqu'alors un moyen de subsistance calme et efficace, lui était de moins en moins supportable : y retourner lui était plus difficile chaque jour, et chaque matin il passait un peu plus de temps à peser le pour et le contre avant de sortir de son lit. Il s'était même surpris plusieurs fois, au bureau, à élever le ton contre quelques-uns de ses collègues, ce qui était un écart de taille par rapport à son comportement habituellement lisse et irréprochable.

La situation semblait sans issue : tant qu'il serait incapable de retourner à Dromengard, son état continuerait à se dégrader, et il ne trouvait aucune solution à cela. Il se sentait prisonnier de sa vie, ou tout du moins, il venait de prendre conscience du carcan dans lequel il évoluait. Il était seul face à un monde morne et ennuyeux, et soudain, cette perspective le terrifiait.

Erik sortit de sa torpeur. Alexandre Dias, son voisin de bureau, avait passé la tête au-dessus du petit mur en contre-plaqué qui séparait leurs espaces de travail et contemplait le sous-main d'Erik. Ce dernier avait passé de longues minutes au téléphone avec un responsable de filière qui s'était longuement et platement excusé d'un retard de livraison dont Erik se fichait totalement, et il avait pendant ce temps gribouillé machinalement sur le carnet qui accueillait habituellement ses notes. Il observa la surface autrefois blanche de la page et constata qu'en effet, il avait produit sans s'en apercevoir un amas de dessins d'une précision bien supérieure à celle des gribouillis que l'on fait généralement lorsqu'on veut occuper ses mains lors d'un appel téléphonique.

Erik arracha le feuillet supérieur de son carnet, restaurant la blancheur immaculée de ce dernier. Il chiffonna la page qui portait maintenant ses dessins et la jeta dans sa corbeille à papier. Alexandre Dias disparut de nouveau et sembla reprendre le travail. Sembla, seulement, car le voisin de bureau d'Erik avait depuis longtemps perfectionné l'art de simuler un travail acharné. De fait, Erik se demandait plusieurs fois par jour par quel miracle Alexandre Dias travaillait encore pour Black&Nichols, étant donnée sa productivité. Il ne connaissait même pas son emploi ; pour ce qu'il en savait, Dias pouvait être commercial ou maréchal ferrant. Ou inspecteur qualité pour Youtube. Aucune piste n'était à exclure.

Erik entreprit de mâchonner consciencieusement son stylo, l'air songeur. Les dessins qu'il avait réalisés sur son sous-main étaient loin de ne rien représenter, comme il l'avait affirmé à son collègue. Il avait dessiné Dromengard sans y réfléchir, signe clair – s'il en fallait un – que son monde lui manquait.

Il avait ainsi gribouillé une sphère, à l'intérieur de laquelle brillait une énorme boule de feu. Dromengard, en effet, était une planète intérieure : c'était une sphère creuse, et en son centre se trouvait un soleil qui l'éclairait chaque jour, et diminuait d'intensité la nuit. Les continents et îles qui composaient le globe n'étaient pas tournés vers l'extérieur de la planète mais vers l'intérieur. Il n'était pas rare, par temps clair, d'apercevoir dans le ciel les lumières d'une des capitales, brillants de mille feux de l'autre côté du monde. Erik était très fier de l'originalité de cet univers qu'il avait créé. Les éléments flous sur lesquels il avait peu réfléchi semblaient s'équilibrer d'eux-mêmes ; Dromengard, en tout cas, était un monde totalement fonctionnel, et il semblait évoluer de façon cohérente.

Et le septième jour, Thorsfeld fit brûler les humains avec une très grosse loupe

La majeure partie du globe était sous la coupe de l'Empire, une nation toute puissante qui avait peu à peu conquis les royaumes du continent principal. Peu de pays résistaient encore à l'influence de l'Empereur Samahl Enerland, dirigeant charismatique qui avait changé le modeste royaume dont il avait hérité en une puissance implacable. Thorsfeld observait le jeu politique et les guerres des humains d'un œil amusé. Lui, bien sûr, n'était pas touché : l'Empereur, aussi puissant soit-il, n'était toujours qu'un de ses sujets, et s'il avait voulu s'en débarrasser, il n'aurait eu aucun mal à le faire. Mais il ne l'avait jamais fait, car dans un sens, il appréciait le personnage. Et il lui fallait être prudent : il pouvait s'amuser tant qu'il voulait à Dromengard, mais il devait prendre garde à ne pas détruire totalement son équilibre. Il était devenu trop impatient pour prendre le risque de s'infliger à nouveau le long procédé de création d'un monde dans son entier.

Dias avait repassé la tête par-dessus le muret qui le séparait d'Erik. Ce dernier hocha la tête négativement.

C'était un mensonge : Black&Nichols était de nouveau dans une période assez calme. Mais Erik ne se sentait pas le courage de s'efforcer à paraître sociable. Cela suffit en tout cas à repousser la proposition de son voisin de bureau, qui prit un air résigné et quitta la pièce sans même prendre la peine d'emporter sa sacoche. Erik resta seul ; ses autres collègues étaient en déplacement.

Il repensa à Freya. La gamine qui l'avait surpris, et l'avait tué. Il passa la main sur sa poitrine, là où la lame avait déchiré la chair de Thorsfeld. Sa colère était revenue, et cela lui faisait un bien fou : il préférait se sentir des instincts meurtriers que de sombrer dans la dépression comme il l’avait fait ces derniers temps.

Il se souvenait précisément de la jeune fille, son air de défiance et de peur mélangées, ses cheveux coiffés avec rigueur qui lui encadraient le visage, et son œil blessé – il ressenti une fierté féroce à repenser au lourd tribut qu'il lui avait fait payer. Hélas, la mort était un prix bien élevé pour cette fierté, et c'était à cause d'elle qu'il avait été banni de Dromengard. La colère gronda en lui et il se redressa sur sa chaise.

Freya. Elle avait tué Thorsfeld, le Dieu-Roi, qui tyrannisait les humains de Dromengard depuis la nuit des temps. Elle devait être adulée en ce moment-même, admirée par un monde entier. Cela énervait Erik plus encore, mais une pensée lui vint soudain, glaçante : est-ce que la vie suivait encore son cours à Dromengard ? Est-ce que son monde existait toujours ? Après tout, s'il supposait que son univers onirique était seulement une production de son imagination, alors s'il ne l'imaginait plus, le monde cessait d'exister. Dromengard avait peut-être sombré avec lui. D'un autre côté, c'était peut-être un soulagement : Erik était assez égoïste pour considérer que s'il ne pouvait pas en profiter, autant que personne ne le puisse.

Il se leva soudain. Le fait qu'il soit seul au bureau l'autorisait à faire éclater son mécontentement sans crainte d’égratigner son vernis d'employé de bureau plat et ennuyeux. Il envoya sa chaise cogner contre le mur, empoigna sa serviette qu'il remplit à la hâte, froissant ses documents au passage. Il partit d'un pas lourd, laissant en plan son bureau, en proie à un désordre très relatif. En réalité, son espace de travail était encore tout à fait ordonné, mais selon ses propres standards, c'était un véritable chaos. Il n'y fit pas attention et claqua la porte.

Arrivé chez lui, il s'affala dans son fauteuil, un des seuls meubles composant l'intérieur de la pièce unique qu'était son appartement. Erik se souciait peu de son ameublement et l'endroit où il vivait était indéniablement dénué de tout attrait esthétique. Sa seule fierté dans son intérieur était sa longue bibliothèque, emplie de romans et de livre théoriques sur de nombreux sujets qui l'intéressaient, allant de la théologie aux recueils de légendes, de la géologie à la physique. Créer un monde demandait quelques connaissances afin qu'il ne s'écroule pas sur lui-même, victime de règles physiques un peu trop lâches. Il attrapa un de ses livre traitant de mythologie scandinave et tenta de le lire pour s'occuper, mais il n'arrivait pas à s'y intéresser. Pourtant, il ne devait pas sombrer dans l'inaction : il avait eu du mal à trouver le sommeil ces dernières nuits et craignait de s'endormir, malgré le fait qu'il ne soit qu'un peu plus de treize heures. Ses nouveaux rêves étaient bien trop banals, et il y était trop peu habitué pour les apprécier. Il détestait les pérégrinations hasardeuses de son esprit pendant les heures nocturnes et tentait d'y échapper, bien qu'il sache que c'était impossible. Son état de dépression aidait, aussi, même s'il était encore assez léger – mais pour combien de temps encore ?

Il ferma son épais livre d'un geste dramatique, faisant claquer les pages d'une couverture à l'autre dans un grand bruit sec. Puis il releva la tête, regardant en direction du plafond d'un air absent. Bientôt ses yeux se fermèrent et le livre lui échappa des mains ; il tomba bruyamment à terre, mais Erik ne l'entendit pas : il s'était endormi.

Un courant d'air frais lui caressa la joue et le fis frissonner. Il ouvrit les yeux, et remarqua tout de suite que le sommeil l’avait rattrapé, en contemplant la vaste étendue de forêt enneigée qui se présentait devant lui.

Il était de retour à Dromengard.

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