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Chapitre 42
La vie dans le reste de l'univers

La première chose qu’Erik aperçut en ouvrant les yeux fut une étendue blanche dont il n’arrivait pas à distinguer les extrémités, quadrillée d’un réseau régulier de lignes qui semblaient couper le panorama en carreaux bien ordonnés. Pendant un instant, il faillit refermer les yeux, se croyant de nouveau dans un de ses rêves fiévreux. Et puis il se souvint qu’il avait déjà identifié ce qui hantait ses songes ; cela semblait s’être passé des jours auparavant. Il s’était coiffé de sa couronne, et il avait su. Désormais, il était mort une fois de plus à Dromengard, et il était temps de se réveiller dans le monde réel. Comme avant.

Il releva la tête et balaya sa chambre d’hôpital du regard. Il était allongé dans le seul lit occupé de la pièce. Des perfusions et des cathéters étaient accrochés aux bords de sa couche, formant un réseau de tuyaux translucides qui convergeait vers ses bras. Un oxymètre de pouls lui pinçait le bout de l’index droit ; il était relié à un moniteur cardiaque monté sur un chariot mobile, qui éclairait le mur d’une lueur verdâtre. Un second scope produisait des signaux sonores réguliers. La salle était plongée dans une demi-pénombre, seulement éclairée par les néons situés au-dessus de la tête de son lit, qui projetaient au plafond leur lumière crue ; cette lueur froide baignait de lumière l’étendue blanche et quadrillée du faux plafond qu’il avait aperçu en rêve, lorsque sa conscience regagnait timidement son corps resté dans le monde réel. Il avait compris ce que ses songes lui montraient en se ceignant de la couronne : tout lui était apparu clairement. Il avait alors su très précisément ce qu’il devait faire, et l’avait exécuté sans faillir, malgré la répugnance que cet acte lui avait inspiré.

Il reposa la tête sur son lit ; il avait du mal à garder les yeux ouverts, mais il était soulagé. Il était enfin de retour dans le monde réel, et il savait, cette fois, qu’il pourrait retourner à Dromengard. Il n’avait plus qu’à attendre qu’une infirmière vienne s’enquérir de son état de santé. Les hôpitaux n’avaient-ils pas des appareils les prévenant lorsqu’un patient se réveillait après plusieurs jours de coma ?

  • Ouais, ils ont des trucs comme ça, fit une voix à côté de lui. Mais ils ne viendront pas tout de suite.

Erik tourna la tête si vite qu’il sentit les muscles de son cou protester douloureusement. À côté de son lit, dans un coin de la pièce, C. était assis sur une chaise, un livre refermé entre les mains.

Le vieil homme était toujours vêtu d’un gilet, et de son manteau qui reposait sur ses épaules comme une cape. Il ne s’était pas non-plus séparé de son cigare, qu’il mâchouillait sur le côté de sa bouche, ni de son sourire narquois.

  • On a un ou deux trucs à se dire, tous les deux, fit C. sans se lever, constatant que Thorsfeld était trop abasourdi pour parler. Une petite conversation tout ce qu’il y a d’innocente, et je te laisse vaquer à tes occupations.
  • Vous… Vous êtes…
  • Alors là, mon ami, l’interrompit C., je t’arrête tout de suite. J’apprécie l’humour de répétition comme tout un chacun, mais là, si tu me demandes une fois de plus qui je suis, je ne réponds plus de rien. Peut-être qu’un jour il sera utile que je te révèle mon identité, mais je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter cela. Tu as une initiale, ça fait déjà de toi un nanti. Pense aux petits africains.

Thorsfeld se ressaisit. Après tout, il se doutait qu’il reverrait C. un jour, après l’avoir vu dans le monde réel. Seulement, dès le réveil, c’était rude. Il ne trouva qu’une chose à lui dire :

  • On ne fume pas dans les hôpitaux.
  • Ah. Oui, désolé pour ça.

C. tira une dernière bouffée de son cigare, qu’il expira en un petit rond de fumée qui s’envola vers le plafond de la pièce – Erik crut voir le rond devenir un carré avant de se désintégrer dans l’air, mais c’était sûrement l’effet de la fatigue. Puis il sortit un cendrier de sa poche, y écrasa le cigare, et fit disparaitre dans son manteau cendrier et mégot.

  • Bon, tout d’abord, Erik… Attends voir. Toi, la ferme, ordonna-t-il au scope à côté de lui, qui cessa immédiatement ses signaux sonores. Ah, voilà, ce truc commençait à me rendre fou, et maintenant que tu es réveillé… Bref. Focus. J’en étais à… Oui, tout d’abord, Erik, félicitations : tu viens de remporter une belle victoire à Dromengard, n’est-ce pas ?

Erik ne répondit pas. Il préféra regarder le plafond. S’il ne prêtait pas attention à C., peut-être qu’il s’en irait ? Peut-être qu’il disparaitrait ?

  • Dis-moi, à quel moment as-tu compris que tu étais dans le coma ?

Erik resta muet, mais finit par glisser quelques mots entre ses dents.

  • Lorsque j’ai retrouvé la couronne.
  • Ah-ha ! Je ne voudrais pas avoir l’air de dire que j’avais raison, mais j’avais indubitablement raison. Ouais, de rien. Enfin, j’imagine que tu devais avoir des soupçons, avant ça. Laisse-moi deviner : tu te sentais partir, tu étais bloqué à Dromengard… À aucun moment tu ne t’es douté de l’état dans lequel tu étais ?

Erik ne répondit pas. Il se frotta les yeux ; la peau de ses paupières lui semblait lourde et tendue, comme du vieux cuir.

  • Qu’est-ce qui s’est passé, exactement ? finit-il par demander, presque à contrecœur.

C. se rassit tout au fond de sa chaise, croisant les jambes confortablement. Il eut un mouvement d’habitude en direction de ses lèvres, mais s’aperçut que son cigare n’était plus coincé entre ses dents.

  • C’était au centre des congrès, tu te souviens ?
  • Ouais. C’est la suite qui me fait défaut.
  • Donc, tu me repères, et là, tu deviens dingue, oui ? Tu te souviens de ça ? Sérieusement, c’était du délire, je m’en voulais vraiment. Je crois que des gens ont filmé tout le schmilblick, tu devrais aller voir sur YouT…
  • Bon, le coupa Erik, la suite ?
  • Ja vohl. Tu sors du bâtiment comme un dératé, et tu fuis vers la route. Moi je te crie « Arrête, arrête, reviens, qu’est-ce qui t’arrive ? », et toi, tu fais quoi ? Tu traverses. Et pourquoi le poulet a-t-il traversé la route ? On ne sait pas ; le poulet n’est jamais arrivé de l’autre côté. Il s’est pris un monospace sur le coin de la gueule, le poulet.
  • Oh merde, c’était ça ?
  • Ouais. Une Opel Zafira. Gris métallisé.

C. se leva, et fit quelques pas autour du lit d’Erik. Il attrapa la fiche de suivi qui pendait à la barrière, au pied de celui-ci. Erik voulut se lever, lui aussi, mais il se sentait trop faible. Il pouvait seulement se redresser péniblement ; son corps faisait de l’insubordination.

  • Pour ton information, tu te trouves à l’hôpital Sankt Görans de Stockholm. Tu as été transporté ici après ton accident. Et je vais te dire un truc : ton cinéma, ce jour-là, c’était vraiment pas nécessaire. J’ai bien cru que tu allais y passer ; j’aurais eu l’air malin !
  • Vous ne devriez pas exister ! tonna Erik. Vous ne pouvez pas être dans mes rêves et dans la réalité, c’est impossible !

Voilà. Il l’avait dit. Il en avait assez d’éviter cette question épineuse devant C.

  • Oh, Erik, Erik… Avec tout ce que tu as vécu, jamais tu ne t’es dit que Dromengard était peut-être un peu plus qu’un simple rêve ?

Silence.

  • Non ? Bah, ne t’en veux pas, ça en étonnerait plus d’un. Oh, mais au fait, je réalise que tu viens de te réveiller d’un coma de deux semaines ; tu veux quelque chose à manger, ou à boire ?

Il sortit un thermos de la poche droite de son manteau, et une banane de la gauche.

  • Earl Grey et banane ? Je trouve que ça va très bien ensemble.
  • Non merci. Ça ira.
  • Comme tu veux.

Il rangea le thermos, et pela la banane.

  • En tout cas, j’avais sous-estimé ton esprit, continua-t-il en croquant dans le fruit. Tu as dû te sentir partout sauf dans ton assiette, pendant que tu étais en train de casser ta pipe ici, n’est-ce pas ? Donc, tu as compris que tu devais mourir, pour te forcer à te réveiller. Seulement, tu ne savais si tu pourrais retourner à Dromengard après ça ; la première fois, tu avais pu, mais lorsque tu t’étais fait tuer, tu avais tes pouvoirs. Alors tu as fait ce que tout être intelligent aurait fait : tu as reproduit exactement les circonstances de ta première mort, en attendant patiemment de récupérer tes pouvoirs, et en prenant soin de te faire tuer par Freya. Brillant. La dernière partie du plan a dû te faire grincer des dents, je me trompe ?
  • J’aurai d’autres occasions, répondit Erik froidement.
  • Mouais. J’en doute pas, fit C. en mâchant le dernier morceau de sa banane.

Il se pencha en avant jusqu’à ce que son visage touche presque celui d’Erik.

  • C’est du sarcasme, lui chuchota-t-il à l’oreille. En réalité, j’en doute. La vengeance est un plat qui se mange froid, mais qui perd son goût une fois congelé.

Erik remua dans son lit pour s’éloigner de C. ; bon sang, il avait tellement envie de dormir… En face de lui, le vieil homme se redressa et s’arque-bouta sur sa barrière de lit, plongeant son regard dans celui d’Erik.

  • Tu as parfaitement clos cet acte, Erik, lui dit-il. J’ai de bonnes raisons de croire que tes escapades Dromengardiennes t’ont fait ouvrir les yeux. Entrouvrir, du moins. Allez, soyons fous, peut-être qu’elles ont fait de toi un homme meilleur, après tout, un miracle est si vite arrivé. C’est pour ça que j’ai foi en la suite.
  • Quelle suite ? De quoi vous parlez, à la fin ?
  • Eh bien, la suite de ta reconquête de Dromengard. Tu réalises que tu viens seulement d’achever le prologue, n’est-ce pas ? Les responsables sont encore dans la nature ; d’ailleurs, pendant que tu seras bloqué ici, ton monde va de nouveau faire un bond temporel en avant, comme la dernière fois. Moi-même, je suis incapable de prévoir ce que tes adversaires vont faire pendant ce temps, mais tu peux être sûr qu’ils vont en profiter.
  • Vous voulez parler du Printemps ? souffla Erik. Ce sont eux qu’Enerland visait.
  • Oui, et sur ce point, il avait raison. Sur le reste… Enfin, tu l’as aidé à passer l’arme à gauche, hein ? C’est fou, tout de même, cette joie que tu sembles prendre à être haï et craint. Enerland a poignardé tout son peuple dans le dos, et, appelons un chat un chat, tu as un peu sauvé leurs fesses. Et malgré ça, il a fallu que tu joues encore le rôle du méchant. Du Dieu maléfique. Tu aurais pu simplement demander à Freya de te tuer, discrètement, en continuant de te faire oublier. Mais non, il fallait que Thorsfeld se fasse remarquer. Il fallait que Thorsfeld fasse du bruit, et quitte à mourir, pourquoi ne pas partir en beauté ?

Erik resta silencieux.

  • Tu avais tellement envie de provoquer de nouveau la peur, de faire une fois plus montre de ton pouvoir, que tu as accepté de te faire tuer face à un public. Tu te fichais d’être vaincu, tant que c’était en beauté. Tu as vraiment la fibre tragique, on ne peut pas dire le contraire. Si j’avais un ami psy, je lui offrirai une consultation avec toi pour Noël.

Il se rapprocha de nouveau du siège sur lequel il était assis lorsqu’Erik s’était réveillé, et attrapa son livre, qu’il avait laissé sur l’accoudoir. Puis il se dirigea lentement vers la porte.

  • Enfin, tu sais quoi ? Personnellement, je m’en fiche, de ton arrogance, de ta soif de pouvoir, de tout ça. Il fut un temps où tu me donnais des envies de meurtre, mais tout ça est terminé. Je suis de ton côté, maintenant, compris ? Et je vais te dire un truc : je sais être arrogant, moi aussi. Je considère que recevoir mon estime est un sacré cadeau, et pour le moment, tu l’as. Bravo, Erik Nyquist, Thorsfeld, Dieu-Roi, bravo pour tout ce que tu as fait.

Il posa la main sur la poignée de la porte qui menait au couloir. Ce dernier était plongé dans les ténèbres, comme le montrait un mur vitré juste à côté de la porte ; le rideau qui le recouvrait normalement était replié au coin de la pièce.

  • Maintenant, repose-toi, car lorsque tu pourras retourner à Dromengard, ton combat reprendra, et je compte bien te voir l’emporter. Profite bien de ces quelques jours de répit. Je reviendrai te voir, ne t’en fais pas.
  • Je ne m’en faisais pas.
  • Vilain menteur. Si tu prévois ma visite, sache que j’aime le thé Earl Grey…
  • …et les bananes. J’ai compris.
  • Exactement.

Il ouvrit la porte, et s’apprêta à sortir. Erik se redressa légèrement, utilisant toutes ses forces dans sa tentative de regarder une dernière fois C. avant qu’il ne disparaisse une fois de plus.

  • C., lança-t-il.
  • Oui ?
  • Faites-vous partie du Printemps ?

Le vieil homme se figea. Son visage s’anima d’un sourire qui, cette fois, était dénué de son air moqueur, qui rappelait beaucoup Ark à Erik. Il était, pour la première fois, réellement chaleureux.

  • Quelle idée, répondit-il. Bien sûr que non, ne t’ai-je pas dit que j’étais ton allié ? Je ne suis peut-être pas celui que tu aimerais avoir, mais on ne choisis pas ses amis, hein ? Freya pourra te dire deux mots là-dessus.

Il se retourna une dernière fois.

  • Et puis, ajouta-t-il, je suis comme toi : je préfère l’hiver.

Cette fois, il quitta la salle et claqua la porte. Le scope devenu muet reprit aussitôt ses bips sonores.

Erik avait envie de passer du temps à réfléchir à tout ce qui s’était passé depuis qu’il avait été escorté au palais par la Garde Impériale, à Dolenhel. C’était à partir de là que tout avait commencé à se passer à toute vitesse, trop vite pour qu’il puisse tout assimiler ; il avait beau s’être réveillé dans le monde réel, il sentait encore l’adrénaline du combat l’assaillir. C. avait raison : il avait voulu partir de la façon la plus grandiose qui soit, et il était satisfait. Tout le monde avait joué exactement le rôle qu’il avait voulu les voir jouer.

Il aurait aussi voulu prendre le temps de faire s’envoler cette sensation de perplexité et de curiosité mêlées qui s’emparait de lui à chacune de ses rencontres avec C. ; il avait beau se méfier de lui plus que quiconque, il lui avait prouvé que ses conseils étaient valides en le dirigeant vers sa couronne.

Il aurait voulu prendre le temps de fixer le plafond et de remettre ses pensées en ordre, comme il rangeait ses affaires avec méticulosité maniaque, au bureau. Il en aurait eu bien besoin. Cependant, le sommeil semblait si proche, si tentant… Il décida de remettre à plus tard son introspection, et de se laisser aller dans les bras de Morphée.

Cette nuit-là, son sommeil fut totalement dénué de rêve.

C. laissa aller la poignée de la porte qui menait à la chambre d’Erik Nyquist. Sur cette dernière était inscrit le numéro 502. Il resta quelques instants immobile dans le couloir plongé dans les ténèbres, juste au pas de la porte, scrutant l’obscurité avec un air grave. Puis il se tourna vers une silhouette qui se trouvait à quelques mètres de lui. C’était un homme habillé tout de noir, de son manteau long à son chapeau solidement vissé sur sa tête ; il regardait dans la chambre par le mur vitré en face de lui, posant son regard sur Erik, qui venait de s’assoupir. Totalement dissimulé dans la pénombre, il était invisible même à un œil habitué à l’obscurité.

  • Vous devriez rentrer chez vous, dit C. calmement en regardant droit devant lui. Il est réveillé, maintenant, ne vous déplaise, et il est sous ma protection. Je ne crois pas que vous soyez du genre à prendre le risque de me défier. Bonne soirée.

Et sur ces mots, il se dirigea en direction des ascenseurs d’une démarche nonchalante, disparaissant rapidement au bout du couloir.

L’homme en noir resta figé quelques secondes, puis il sortit un téléphone de sa poche. Il tapa quelques mots à l’écran.

« T is awake. Change of plan. »

Il tapota sur le bouton “Send”, et rangea l’appareil.

Lorsque l’infirmière de service arriva, alertée à distance du réveil d’Erik par son moniteur d’activité cardiaque, la lumière du couloir s’était rallumée.

De l’Ombre, il ne restait aucune trace.

Hasseland Havoc
La logique du rêve
FIN

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