e voyage vers Absenhel fut d'une longueur mortelle.
Freya tenait les rênes sans bouger d'un pouce. Pendant les premières heures du périple, elle n’esquissa pas le moindre geste. Ses deux prisonniers, toujours retenus dans une cage derrière elle, ne pouvaient voir que sa longue cape rouge et la gerbe de fourrure qui la surmontait. Pas un mot ne sortit de sa bouche ; elle conduisait l'attelage avec une assurance glacée, à travers la forêt de sapins.
Ark était immobile, assis contre les barreaux de la cage, les coudes posés sur ses genoux, la tête reposant sur ses mains toujours enserrées dans ses menottes. Son air songeur laissait présager qu'il était en pleine réflexion sur un sujet que lui seul connaissait. Il gardait le silence, rompant avec l'image bavarde que Thorsfeld avait de lui quand ils étaient encore simples voisins de cellules, à Offarhel.
Thorsfeld, lui, contemplait le paysage d'un œil morne. Dromengard, son monde, qu'il avait créé lui-même dans ses rêves, nuit après nuit, correspondait à ce qu'il imaginait être un monde parfait, un univers totalement adapté à sa personnalité et à ses goûts. Chaque arbre, chaque flocon de neige lui semblait parfaitement à sa place et ce qu'il voyait l’emplissait de fierté. Dromengard possédait à ses yeux la beauté d'un ouvrage réussi, cette beauté qui n'autorise aucune remise en question, et c'est cela qui rendait les dernières révélations inacceptables pour lui : comment le contrôle de son monde avait-il pu lui échapper ? C'était injuste : il avait mis de longues années à créer les terres gelées de ses rêves, et ce monde n'était adapté à personne mieux qu'à lui. Il ressentait de plus en plus la nostalgie du temps où, débarrassé des limites imposées par sa condition d'humain, il parcourait les plaines et les montagnes sans entrave. Il était maintenant retenu prisonnier, sans même savoir ce que Freya avait prévu de faire de lui. Pour mieux refouler le sentiment de tristesse qui l'étreignait, il recentra sa haine sur elle et passa un long moment occupé à ce qui était devenu son passe-temps favori : réfléchir à mille façons de se débarrasser de Freya une fois ses pouvoirs revenus. La perspective de sa vengeance résonnait en lui comme un appel incessant, mais il ne faudrait pas qu'il se hâte : tout comme sa propre mort, l'exécution de Freya se devait d'être cruelle et orchestrée avec maestria.
Ark tourna soudain la tête vers Thorsfeld. Ce dernier feignit ne pas l'avoir remarqué, et se mit à regarder le paysage avec intensité pour mieux l'ignorer.
Thorsfeld ne répondit pas tout de suite. Les yeux dans le vague, il attendit quelques secondes avant de lâcher un « Oui » laconique. Ark continua :
Cette fois, l'ex-Dieu-Roi resta muet. Ark attendit un peu puis, voyant que la réponse ne viendrait pas, il envoya un coup de pied dans la jambe de Thorsfeld. Ce dernier le fusilla du regard en frottant sa cuisse douloureuse ; ça ne suffit pas à arrêter Ark, qui envoya un autre coup dans le genou de son voisin. Les coups étaient légers et avaient visiblement pour but d'énerver Thorsfeld ; quiconque l'aurait fréquenté pendant quelques secondes se serait aperçu qu'il était facilement irritable. Le petit manège d'Ark finit cependant par marcher, mais la réponse ne le renseigna pas beaucoup :
Le Prince de Nornfinn avait visiblement envie d'en savoir plus sur Thorsfeld. Était-il désormais convaincu de sa véritable identité ? Si c'était le cas, sa réaction était normale. Qui aurait laissé passer l'occasion de discuter avec un Dieu ?
Quelques secondes s'écoulèrent pendant lesquelles Ark baissa les yeux jusqu'à fixer le sol du regard. Puis il continua à parler :
Thorsfeld le regarda avec un regard sceptique. À l'avant du chariot, Freya tourna légèrement la tête pour la première fois du voyage, mais aucun des deux hommes à l'arrière ne remarqua son regain soudain d'intérêt pour leur conversation.
Il pointait Thorsfeld du doigt. Freya sorti brusquement Edelynenlassja de son fourreau et frappa violemment sa lame contre les barreaux de la cage. Le choc fit reculer Ark, qui se tut et se rassit dans un coin de la cage, l'air irrité et songeur. De longues secondes passèrent, au rythme régulier des sabots des chevaux frappant contre les pavés de la route qu'une couche de neige conséquente commençait à recouvrir.
Il laissa de nouveau passer quelques secondes avant de conclure :
Ses mots restèrent sans réponse alors que l'attelage continuait sa route, s'enfonçant plus profondément encore dans la forêt, au milieu des premiers flocons d'une tempête de neige qu'ils auraient bientôt à affronter.
Les heures passèrent et bientôt, l'astre solaire commença à atteindre une intensité qui annonçait la nuit. Du moins, ils l'imaginaient : la tempête de neige était définitivement arrivée sur eux, et Thorsfeld se sentait assailli cruellement par une fatigue que le froid ne faisait qu'amplifier. Malgré sa cape de cuir épaisse et bordée de fourrure, l'air glacé gelait sa peau et le faisait sombrer dans un état somnolant. Le voyage avait continué tout l'après-midi dans le silence ; Ark était assis dans un coin de la cage, les genoux serrés contre la poitrine, visiblement toujours irrité que Freya ne veuille pas entendre ses avertissements. Cette dernière, imperturbable, conduisait l'attelage à travers une neige qui allait en forçant avec les heures. Thorsfeld se demandait comment elle pouvait encore suivre la route à travers le chaos blanc qui se déchaînait autour du traineau.
La disparition des dragons l'avait affecté : il avait ainsi découvert que son monde sombrait bel et bien vers l'inconnu, et qu'il n'y pouvait rien. Les dragons, en effet, étaient des créatures pour la plupart gigantesques, particulièrement résistantes et à la longévité impressionnante. Que toute la race s'éteigne aussi brusquement sans laisser la moindre trace était tout aussi inquiétante que la disparition de Helimhel ou celle des habitants d'Offarhel. Trop d'éléments de Dromengard disparaissaient, et l'incompréhension le glaçait autant que le vent gelé qui soufflait autour du chariot.
Bientôt, il allait s'endormir, aucun doute à cela. Il se réveillerait ainsi dans le monde réel, mettant fin à cette épuisante et frustrante journée dans son monde échappant de plus en plus à son contrôle. Pour la première fois de sa vie, il regrettait de ne pas avoir la même notion du sommeil que les gens normaux : il aurait aimé se reposer véritablement, se laisser aller dans le gouffre reposant du sommeil, quand le corps et l'esprit totalement endormis se laissent aller à un repos réparateur. Bien sûr, ses nuits, bien que vécues à Dromengard plutôt que dans le monde réel, l'avaient toujours laissé totalement reposé, une fois le matin arrivé. Mais c'était l'époque où vivre à Dromengard était un jeu, une existence de facilité absolue, où ses pouvoirs lui offraient toutes les réponses à ses désirs. Mais maintenant, Thorsfeld se voyait confronté à une fatigue bien au-delà de celle que peut éprouver le corps : c'était une fatigue mentale, une lassitude sans précédent. Retenu contre son gré, prisonnier, confronté aux affres de la condition de simple humain, son esprit aurait pu apprécier un véritable repos en lieu et place de cette vie de bassesse que ses nuits lui imposaient désormais. Son monde onirique était devenu une épreuve pour lui.
Pourtant, tout espoir n'était pas perdu : après tout, le destin, si toutefois cette notion existait à Dromengard, l'avait jusque-là poussé dans la bonne direction ; bien qu'il ne soit plus libre de ses mouvements, il se trouvait en présence de Freya, qui l'avait tué et banni pendant six ans, ce qui constituait une voie à suivre. Après tout, il ne savait toujours rien à propos des faits ayant amené la jeune fille à posséder Edelynenlassja. Mais il se trouvait aussi en présence d'Ark Erlang, Prince de Nornfinn ; ce dernier avait longuement enquêté dans tout Dromengard, et ce pendant des années. Il possédait à n'en pas douter une connaissance et une expérience du monde onirique de Thorsfeld que ce dernier n'avait pas. Et Ark, qui se trouvait en présence du premier indice qu'il ait pu trouver pendant ses longues années d'errance – en l’occurrence, l'ex-Dieu-Roi lui-même – n'allait sans doute pas lâcher l'affaire si facilement. Rester près de lui saurait sûrement apporter quelque bénéfice à Thorsfeld. Où que le destin le mène, ce dernier se conforta en songeant qu'il lui suffisait peut-être de suivre le fil que sa destinée déroulait face à lui.
Thorsfeld commençait à s'endormir totalement. Le froid et la fatigue l'emportaient et le faisaient sombrer. L'esprit embué par le sommeil, sa tête commença à pencher sur le côté. Puis il ressentit quelque chose d'étrange. La température, soudain, remonta quelque peu. Le léger picotement des flocons de neige se précipitant contre sa peau s'était arrêté. L'air semblait plus clair. Les yeux toujours fermés, Thorsfeld se conforta ; sans aucun doute, il était de retour dans sa chambre, à Paris. Alors pourquoi était-il toujours aussi épuisé ?
Il ouvrit un œil avec effort et constata qu'il n'en était rien : il se trouvait toujours dans la cage, derrière Freya qui conduisait l'attelage, et près d'Ark assis contre les barreaux. Ce dernier s'était légèrement redressé et regardait autour de lui, l'air étonné. Thorsfeld se releva à son tour et observa les environs d'un œil endormi. La vérité le surprit une nouvelle fois : autour du chariot, la tempête de neige s'était soudain arrêtée, laissant place à un silence pesant et à une brume légère serpentant entre les sapins de la forêt, qu'aucun flocon de neige ne venait percer. L'atmosphère, lourde, pesante et silencieuse, était de glace. Freya, elle aussi, regardait autour d'elle, comme pétrifiée par l'impossibilité météorologique dont ses yeux étaient les témoins. En quelques secondes, la forêt était devenue toute autre. Le silence flottait dans l'air comme une menace invisible alors que les chevaux, obéissant à l'ordre de Freya, stoppaient leur trot.
Le chariot s'immobilisa totalement. Thorsfeld, Freya et Ark observèrent les alentours avec plus d'intensité que jamais. Le ciel était redevenu clair, et il ne subsistait plus aucune trace des nuages qui avaient fait tomber sur eux la tempête de l’après-midi. L'air était clair, frais, et la nuit les enrobait tel un manteau, faisant peser sur eux la lumière de la faible boule de feu au centre des cieux, vestige nocturne de l'astre solaire.
Un instant, Thorsfeld crut apercevoir une trace de lumière à travers les arbres, dans les ombres de la forêt. Mais à bien y regarder, il ne vit plus rien. Il conclut que la fatigue et la tension lui avaient causé une vision, mais l'instant d'après, une lumière blafarde éclaira un conifère plus loin dans la forêt, pendant une fraction de seconde, avant de laisser les arbres sombrer de nouveau dans l'ombre de la nuit. Mais l'attention de Thorsfeld fut attirée par Ark qui, à côté de lui, pointa un détail éloigné du chariot en criant :
Thorsfeld tourna la tête, pensant que, peut-être, Ark avait aperçu la même lumière que lui. Mais ce dernier avait été témoin d'une toute autre chose, et en suivant la trajectoire qu'indiquait le bras de son voisin de cage, son regard se posa sur une des pires visions dont un habitant de Dromengard pouvait être témoin.
Des svillingtrads.
Les svillingtrads étaient des arbres, qui constituent le plus funeste présage imaginable à Dromengard. Les svillingtrads étaient en effet une singularité de la nature ; c'étaient deux arbres jumeaux, totalement identiques et positionnés l'un à côté de l'autre. Rien ne permet de les distinguer, et ils étaient un signe de malheur à venir. Pour un habitant de Dromengard, il n'y avait aucun doute possible : en voir un annonçait la mort, et c'était une vision qui aurait glacé d'horreur le plus féroce guerrier, pour peu qu'il soit ne serait-ce qu'un peu superstitieux. Or, peu de gens pouvaient se vanter de ne pas l'être à Dromengard.
Thorsfeld regarda longuement les svillingtrads, ombres noires se détachant précisément dans le ciel bleu nuit, écrasant l'attelage de leur sombre symbolisme. Ces arbres jumeaux avaient une telle réputation à Dromengard que même lui, l'ex-Dieu-Roi, frissonna en contemplant leur silhouette ténébreuse. Ark et Freya n'en menaient pas plus large : alors que cette dernière luttait pour garder l'air froid et sérieux qu'elle affectionnait, Ark avait l'air d'avoir vu la mort en face. Malgré sa stature imposante et ses traits dignes, il n’osait pas risquer le moindre mot. Les svillingstrads faisait remonter à la surface le naturel superstitieux de quiconque en était témoin.
Freya finit par briser la contemplation morbide du groupe, que le silence angoissant régnant dans la forêt ne faisait qu'amplifier ; d'un claquement de rêne, elle fit repartir les chevaux au galop, traînant derrière eux le chariot dans lequel Thorsfeld et Ark, tirés de leur paralysie contemplative, s'étaient cramponnés aux barreaux de leur cage. Pendant de longues secondes, l'attelage sembla avaler la route au cœur de la forêt ; chacun avait profondément hâte de mettre le plus de distance possible entre eux et les svillingtrads. Thorsfeld, reprenant ses esprits, s'en voulut soudain de s'être laissé prendre à des peurs irrationnelles que les humains s’imposaient par leur fièvre du symbolisme. Ne valait-il pas mieux que ceux qui croyaient qu'Edelyn ou Addaltyn existaient ? Ses connaissances de la création de Dromengard et de ses mécanismes auraient dû le maintenir à distance de cet effroi déraisonnable. Mais après tout, les svillingtrads représentaient un mystère : même lui ne savait pas pourquoi ces arbres poussaient côte-à-côte, et étaient totalement identiques. Il y avait de quoi y voir un présage.
Le sentiment amer de Thorsfeld fut interrompu par une vision furtive : de nouveau, il aperçut une lumière orangée à travers les ombres de la forêt, cette fois un peu plus proche de lui. Mais la vitesse de l'attelage la lui fit perdre de vue. Soudain, le chariot ralentit. Les chevaux semblaient anormalement agités. Ils finirent par s'arrêter totalement, ruant et cabrant dans des mouvements que l'affolement rendait chaotiques. Freya tentait de les maîtriser, mais en vain. Leurs hennissements hystériques s'élevèrent dans la forêt, brisant le silence pesant des alentours. Puis Thorsfeld, Ark et Freya les virent, tous en même temps.
C'étaient des lumières orange. Elles semblaient se déplacer lentement, au loin, dans les ombres de la forêt. Les traces lumineuses, d'abord rendues minuscules par la distance, devinrent de plus en plus volumineuses et visibles en s'approchant. Prostrés face à cette vision d'enfer, les trois occupants du chariot les virent avancer. Leur forme se dessina, se précisa. Toujours masquées par les ténèbres, les lumières blafardes dégageaient une aura d'un orange maladif, une couleur grise et colorée à la fois, que l’œil seul saurait restituer dans toute sa laideur. Les chevaux, toujours aussi agités, se turent. Lentement, dans un silence de mort, les formes s'avancèrent, et Thorsfeld remarqua que leur forme n'était pas sans rappeler des veines. C'était cela : des veines. Les lumières ressemblaient à des systèmes sanguins, arbres fins de lumières se tortillant dans les ombres, entres les sapins plongés dans la nuit. Chaque vaisseau était un trait rayonnant de la même lumière inquiétante. Sur chaque forme, les veines lumineuses semblaient se rassembler vers un centre commun et plus intense. Enfin, les formes hideuses sortirent des ombres.
C'était indescriptible.
Des formes humaines torturées, la peau noire et tendue sur des os profondément imprimés sur les silhouettes rachitiques des créatures, se tenaient en face du chariot. Chacune d'elle présentait sur le corps des protubérances pointues et des zones écorchées qui laissaient entrevoir des éclats d'os dont la simple vue était douloureuse. Les veines de lumière coulaient tout le long de leurs membres, partant d'une source lumineuse sous la poitrine pour se perdre vers des pieds et des mains aux formes hideuses et repoussantes. Leurs doigts étaient tordus en souffrance, et ils se terminaient en des griffes aux formes tourmentées. Sur leur visage immonde se perdaient quelques veines rayonnant d'orange, serpentant entre la chair cruellement labourée des yeux aveugles et les orifices couturés grossièrement. Les créatures s'avançaient, sans pourtant qu'aucun de leurs sens étouffés ne puissent possiblement repérer les humains se tenant face à eux. Ils bougeaient dans un silence mortel, seulement entrecoupé par un son à peine audible, sorte de grésillement sec et désagréable.
Thorsfeld, sur le visage duquel se reflétait la lueur orange maladive, les regarda avec toute la peur et le dégoût que lui inspirait cette vision d'horreur. Paralysé par la terreur, il ne songea pas à regarder Ark et Freya, tout aussi pétrifiés que lui. Mais dans l'esprit des trois, une seule conclusion, glaçante, s'imposait.
Ils savaient enfin à quoi ressemblaient les Ombergeists.
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