Chapitre 9

lettrine es pieds de Thorsfeld commençaient à être douloureux. Bien que son univers actuel se réduise aux quelques mètres carrés de sa cellule, il avait déjà beaucoup marché en tournant en rond, sans pouvoir s'en empêcher. Il se sentait incapable de réfléchir en restant immobile. De toute façon, personne n'était là pour être témoin de son étrange manège. Arrivant face au mur de la geôle, il leva la tête pour constater que le soleil, par son intensité, annonçait l'après-midi ; il fit volte-face et entama une nouvelle longueur de cellule, les mains dans le dos et l'air penseur.

Il n'avait pas terminé sa recherche d'informations. Il n'y avait pas pensé en étant confronté à Freya plus tôt dans la journée, mais il ne savait encore rien des circonstances qui avaient amené cette dernière à trouver Edelynenlassja. C'était pourtant un point crucial, la première interrogation qu'il aurait dû formuler : Comment avait-elle trouvé l'épée, la seule lame capable de le défaire, lui, le Dieu-Roi ? Où se trouvait l'arme, qui la lui avait confiée, et pourquoi à elle ? Il y avait sans doute quelque chose de suspicieux là-dessous. Même si Freya ne savait pas de quoi il en retournait, peut-être comprendrait-il quelque chose d'essentiel quant au moyen de retrouver ses pouvoirs. Et si Freya était plus impliquée dans cette histoire qu'elle n'y paraissait ? Si l'histoire selon laquelle elle avait trouvé Edelynenlassja était fausse, inventée ? Elle en savait peut-être plus. Elle devait en savoir plus. C'était la dernière lueur d'espoir, l'ultime possibilité d'un indice pour Thorsfeld, et il s'y accrochait de toutes ses forces.

Il se souvint soudain des paroles prononcées par le marchand qui lui avait vendu sa cape, la veille. Il avait alors parlé d’événements étranges qui se seraient produits depuis la chute du Dieu-Roi. Il avait parlé des Ombergeists, et d'une ville... Helimhel.

Thorsfeld hésita à poser des questions précises à son voisin de cellule. Il n'appréciait pas cette personne, malgré le fait qu'il n'ait aucune idée de ce à quoi il ressemblait, ni s'il était véritablement Ark Erlang ou un imposteur.

La voix mit du temps à répondre. Thorsfeld entendit le bruit étouffé d'une main s'appuyant lourdement contre le mur mitoyen de leurs cellules, probablement pour se relever.

Thorsfeld détourna les yeux du mur qu'il fixait depuis le début de la conversation. Ainsi, il s'était véritablement passé des choses surnaturelles depuis son départ. Comment une ville entière pouvait-elle avoir disparu ? Et pourquoi ? Se pourrait-il que son monde, durant son absence, ait pu perdre de sa logique, comme un ordinateur pourrait être sujet à des bugs ?

La voix ne croyait visiblement pas en la véritable identité de Thorsfeld. Ce dernier commençait à être sérieusement énervé qu'un impudent puisse si facilement se moquer de lui. Il décida de cesser de lui poser des questions. La voix continua néanmoins ses explications :

Il marqué une courte pause. Thorsfeld tendait l'oreille avec intérêt.

Non, c'était ridicule.

La mythologie de Dromengard comptait plusieurs divinités. Parmi elles se trouvait la trinité centrale que constituaient Thorsfeld, Edelyn et Addaltyn, les trois Dieux Majeurs, créateurs et juges suprêmes du monde des humains. Selon les écrits religieux, Edelyn, Déesse des origines et de l'univers, avait créé Santengard, le monde des Dieux, pour accueillir ses égaux, les divinités nées du néant originel que l'on appelait Thermalath. Parmi les habitants de Santengard étaient Addaltyn, le serviteur d'Edelyn, et un jeune Dieu en mal de création : Thorsfeld. La vie suivait son cours paisiblement en Santengard, et tous louaient la sagesse d'Edelyn la bien avisée, qui avait créé un endroit si accueillant pour les premiers êtres. Mais Thorsfeld, lui, s'ennuyait. Sans en parler à quiconque, il créa un autre monde, obéissant à ses propres lois : Dromengard. Il le peupla d'humains et devint leur maître, les traitants avec le mépris qu'ils méritaient. Un jour, finalement, Edelyn découvrit Dromengard, et prit les humains en pitié. Elle accusa Thorsfeld d'abuser de son pouvoir de Dieu et promit aux humains de veiller sur eux. Elle leur offrit accès à tout Dromengard, faisant fi des limites imposées par Thorsfeld, après quoi elle demanda l'aide d'Addaltyn. Ce dernier créa le temps et le fit s'écouler ; ainsi, la terre devint fertile et vivable pour les humains, et ces derniers durent souffrir les affres de la vieillesse et de la mort, seule épreuve qui leur fut imposée pour véritablement devenir vivants. Voyant son monde lui échapper et les humains devenir trop proches des Dieux, Thorsfeld fit trembler Dromengard comme à sa création et lui infligea un hiver permanent, pour rappeler aux humains leur statut d'inférieur. Et ainsi commença l'histoire de la race humaine, sur les terres gelées de Dromengard que surveillaient Thorsfeld, Edelyn et Addaltyn. Dans la trinité divine, Edelyn était perçue comme symbole de la vie, Addaltyn était le temps, et Thorsfeld le pouvoir.

Vous reprendrez bien un peu d’hiver éternel ?

Mais bien sûr, tout cela n'était que mensonges et balivernes.

Cette mythologie, comme toutes les autres, n'était qu'une invention des humains, mais seul Thorsfeld le savait. Évidemment, il avait créé Dromengard seul, ce monde n'était qu'à lui, et Edelyn, Addaltyn ou même Santengard, n'existaient pas. Il était le seul Dieu, et son pouvoir était sans limite.

Alors comment était-il possible que quiconque ait pu voir Edelyn ? C'était ridicule. Edelyn et Addaltyn étaient connus comme était des dieux discrets, qui ne se révélaient jamais aux humains, contrairement à Thorsfeld qui, lui, prenait un malin plaisir à les défier sans cesse. Et pour cause : Edelyn et Addaltyn n'existaient que dans leur imagination.

La voix avait bien raison de ne pas croire les visions d'humains dont la soi-disant mort du dieu-Roi avait ravivé la flamme mystique.

Thorsfeld se redressa. Le propriétaire de la voix ne faisait plus aucun bruit dans la cellule voisine. Il semblait attendre. Thorsfeld décida de tenter d'en apprendre plus.

La réponse de la voix se fit attendre mais ne vint jamais : quelques secondes après que Thorsfeld ait posé son ultime question, la porte de sa cellule claqua violemment contre le mur. Il tourna la tête si vite qu'il ressentit une douleur au cou : il vit Freya pénétrer à toute vitesse dans la pièce et foncer vers lui avec fureur. Il n'eut pas le temps de l'éviter, ni même de faire le moindre mouvement ; elle se jeta vers lui et, avant même qu'il ait pleinement réalisé ce qui se passait, il sentit le tibia de la jeune fille lui percuter le ventre avec violence. Le souffle coupé, les yeux écarquillés, il s'effondra à terre.

Elle tira Edelynenlassja de son fourreau avec une vitesse folle et la pointa vers Thorsfeld. Celui-ci tenta de reculer de son mieux, mais sa tête fut vite coincée entre le sol de pierre et la pointe de la lame. Freya le maintint au sol en appuyant l'épée contre sa peau ; elle marqua une ligne rouge entre le nez et l’œil de Thorsfeld, dont l'incompréhension était si grande qu'il ne ressentit même pas la douleur.

D'un geste de la main, elle éloigna la lame d'Edelynenlassja du visage de Thorsfeld, et la plaça contre le torse de l'ex-Dieu-Roi. Elle posa la paume de sa main droite sur le pommeau de l'épée. Son visage ne mentait pas : sa seule hâte était de trancher de nouveau la poitrine de Thorsfeld, de tuer celui qui, une fois de plus, avait fait basculer sa vie dans l'horreur. Ce dernier sentit une sueur froide traverser son dos. Il n'avait toujours aucune idée de ce dont Freya l'accusait.

Il réfléchit à toute vitesse, mais ne trouva rien. Évidemment, il était incapable d'expliquer un fait qu'il ignorait. Après tout, Freya était peut-être devenue folle. Non, c'était même sûr. Et elle allait le tuer. Tout bien réfléchi, n'étais-ce pas une bonne chose ? Peut-être allait-il encore une fois devoir supporter quelques semaines sans revoir Dromengard, puis de nouveau marcher en homme libre à travers les terres de son monde ? Pourrait-il recommencer ce qu'il avait totalement raté cette première fois ? Ou peut-être...

La voix avait soudain tranché la tension qui flottait entre Thorsfeld et Freya. Cette dernière regarda vers l'ouverture en haut du mur.

Elle enleva soudain son épée du torse de Thorsfeld, comme prenant conscience de quelque chose. Elle rangea Edelynenlassja en reculant : avant même que la garde de l'épée touche l'extrémité métallique du fourreau, elle était dehors et avait refermé la porte de la cellule. Thorsfeld, se relevant lentement, toujours sous le coup de la surprise – et de la jambe de Freya –, entendit la jeune fille marcher avec hâte vers la cellule jouxtant la sienne et ouvrir sa porte avec précipitation. Ni elle, ni la voix ne dirent quoi que ce soit. La porte se referma, un cliquetis indiqua qu'elle verrouillait la serrure, puis pendant quelques minutes, le bruit de ses pas tourna en rond dans la prison, avant de se diriger vers la sortie, non-loin de la cellule de Thorsfeld. Il entendit la jeune fille disparaître derrière la porte des geôles, puis le silence se fit pendant de longues minutes.

Ni Thorsfeld, ni la voix ne dirent quoi que ce soit pendant le temps où Freya fut partie. Thorsfeld réfléchit autant qu'il le pouvait, mais il ne trouvait pas ce qui était anormal. Quelque chose semblait apeurer Freya. Quelque chose d'assez énorme pour lui faire perdre la raison pendant quelques secondes où elle avait bien failli le tuer pour de bon. Mais quoi ?

Sa réflexion fut interrompue par le bruit de la porte du donjon, qui s'ouvrit de nouveau. Quelqu'un entra : les pas étaient plus lourds que précédemment, et chacun d'eux laissait planer un son métallique. Finalement, la porte de la cellule de Thorsfeld s'ouvrit une fois de plus, mais cette fois personne n'entra. Au lieu de ça, il entendit la voix de Freya, froide comme la glace.

Il s'exécuta. A peine dehors, il aperçut Freya, non loin de la porte de sa geôle ; elle portait de nouveau l'armure dans laquelle il l'avait découverte la veille, et Edelynenlassja, déjà tirée de son fourreau, le menaçait dans la main de la jeune fille. Elle portait avec son autre main deux menottes de bois, sorte de blocs massifs cernés de métal, présentant chacun deux trous parfaitement ronds destinés à enserrer les poignets des prisonnier.

Ce dernier tendit les poignets, qui furent rapidement contraints dans les menottes, non sans lancer en direction de sa gardienne un regard de haine contenue. Freya saisit la chaîne attachée au côté gauche des menottes et tira Thorsfeld sans ménagement vers une grande cage de bois aux barreaux métalliques disposée dans un coin sombre du couloir de la prison. Sans dire un mot, elle le poussa à l'intérieur de la cage, attacha l'extrémité libre de la chaîne à un des barreaux, et referma la porte.

Thorsfeld la vit ensuite se diriger, toujours sans un mot, vers la seconde cellule, celle où attendait celui qui clamait être Ark Erlang, Prince de Nornfinn. La cape de Freya se balançait de droite à gauche alors qu'elle marchait, glissant sur ses larges épaulières d'or et d'acier, pour finalement s’immobiliser quand elle ouvrit la porte de la cellule. Elle entra. Thorsfeld entendit clairement le bruit des menottes se refermer sur les poignets de son voisin de cellules, puis deux bruits de pas coordonnés se firent entendre et, bientôt, Freya sortit de la cellule, avec à sa suite l'homme avec qui Thorsfeld avait discuté plus tôt.

Il était musclé et très grand, bien plus que Thorsfeld. Il lui fallut se baisser en passant la porte de sa cellule. L'homme ne semblait pas gêné d'être contraint ainsi, il semblait même presque à son aise. Il balaya le couloir du regard et, lorsqu'il aperçut Thorsfeld, seul, assis sur le sol de sa cage, un léger sourire s'imprima sur son visage. Le Dieu déchu, pour sa part, le détaillait avec ardeur, réalisant que, finalement, il était possible que l'homme soit bel et bien le Prince Ark.

Il avait la peau noire des habitants du Nornfinn, et ses cheveux bruns foncés étaient tirés en arrière et maintenus par une attache en or décorée avec luxe. Son visage au menton puissant était encadré par des favoris, soulignés par une barbe naissante que lui avaient donné ses quelques jours de détention. Ses yeux étaient gris mais néanmoins lumineux. Sa stature imposante était déséquilibrée par l'armure de cuir qu'il portait sur le bras droit ; Thorsfeld n'avait aucune idée de la raison qui poussait l'homme à n'avoir une armure que sur un bras, mais toujours était-il que les décorations à sa surface lui donnaient un air précieux. Sans aucun doute, si l'homme était resté plus longtemps en détention, il aurait fini par être dépossédé de ces objets de valeur, qui auraient indéniablement juré avec ses vêtements élimés si le cuir de l’armure ne paraissait pas lui-même aussi usé.

Bon, on a pas que ça à faire, mon grand. Et si tu arrêtais de prendre la pose ?

Sans perdre son sourire en coin, il emprunta le même chemin que Thorsfeld et vint, suivant les indications de Freya, entrer dans la cage. Celle-ci attacha ses menottes à un autre barreau et ferma la porte. Ark regarda Thorsfeld de haut en bas puis lui lança :

Thorsfeld le regarda avec le regard le plus blasé qu'il était capable de lui lancer – c'était une expression qu'il maîtrisait avec brio – puis entreprit d'ignorer son voisin de cellule en regardant fixement le mur situé du côté opposé à lui. Alors qu'Ark étouffait un rire amusé, Freya abaissa une manette de bois fixée au mur que Thorsfeld n'avait pas remarqué et, à la grande surprise de celui-ci, la cage se mit à bouger. De fait, elle était située au pied d'un mur tout au bout du couloir de la prison, sur un sol constitué d'un plancher grossièrement assemblé, qui se révéla être une plate-forme capable de descendre à l'étage inférieur.

Coincés dans la cage étroite, Thorsfeld et Ark virent le sol du donjon passer devant leurs yeux et, bientôt, ils se retrouvèrent à l'étage d'en dessous, juste au-dessus d'une charrette large destinée au transport de prisonniers. Par un système d'appui contre un contrefort du mur, le plancher de la plate-forme sur laquelle se trouvait la cage s'inclina et cette dernière glissa pour se déposer – quelque peu brutalement – à l'arrière de la charrette, à laquelle avaient été harnachés deux chevaux. Pendant la lente descente de la plate-forme, Freya avait eu le temps d'emprunter un escalier en spirale émergeant non-loin du véhicule. Elle monta dessus en s'appuyant contre le rebord de bois et s'installa sur le banc de cocher sans même regarder ses deux prisonniers. Elle attrapa les rênes fixées aux mors des chevaux et, leur donnant une légère impulsion, fit partir l'attelage. Le son sec et répétitif du métal des roues sur les pavés du sol de la prison se fit de plus en plus rapide et bientôt Freya, Thorsfeld et Ark quittèrent le donjon par une arche imposante.

Toujours sans un mot, Freya fit de nouveau accélérer les chevaux alors que la charrette traversait les rues désertes en direction des remparts. Aucun mot de fut nécessaire, cependant, pour que Thorsfeld et Ark comprennent ce à quoi Freya avait fait référence en menaçant l'ex-Dieu-Roi un peu plus tôt : la ville entière était déserte. La légère brume matinale avait laissé place à un air sec et lourd qui présageait des précipitations. Le ciel s'était couvert et, au loin, le paysage était noyé dans une brume blanche et duveteuse. L'atmosphère était silencieuse, mais alors que cela n'aurait choqué personne en pleine nature, ce silence en plein jour au beau milieu d'une ville était effrayant. Les maisons et les magasins étaient vides, comme si la vie s'était soudain arrêtée, en un instant. Alors que Freya ne détournait pas le regard de la route pavée devant elle, les deux hommes à l'arrière de l'attelage dévoraient les bâtiments des yeux, fascinés par la disparition inexplicable de toute vie dans le périmètre. Seuls survivant de l'évaporation de tout humain dans la ville, il leur était impossible de comprendre la cause de ce phénomène, mais pour Thorsfeld, la prise de conscience était plus cruelle encore. Ses craintes étaient confirmées : il se passait quelque chose à Dromengard, quelque chose qu'il ne pouvait pas expliquer et qui prouvait qu'il n'avait plus aucun contrôle de son monde.

Ark risqua une question en direction de Freya.

L'attelage, terminant de prendre de la vitesse, s'engouffra sous l'arche qui, traversant les murailles extérieures, menait à l'extérieur de la ville. Le bruit des roues sur les pavé rythmant leur progression, ils s'enfoncèrent dans la brume.

Ils laissèrent derrière eux Offarhel, livrée à un silence éternel.

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