Chapitre 8

lettrine rik regarda sa montre. Il était 16h30. Bien trop tôt pour partir, d'autant que P.P.Pelletier était encore dans son bureau. Ses collègues ne se gênaient pas pour partir en avance, eux, mais lui s'obligeait à rester tous les jours jusqu'à 17h. Encore une fois, c'était pour mieux coller à son rôle : s'il voulait apparaître comme un employé de bureau maniaque et rigoureux, il devait montrer qu'il était un homme d'habitude, et ses horaires étaient un point crucial de cette apparence. Ainsi, il arrivait tous les matins à 9h tapantes, et ne partait qu'à 17h. Du moins, quand son impatience ne finissait pas par prendre le dessus. En l'occurrence, ce jour-là, il se demandait s'il arriverait à tenir jusqu'à l'heure fatidique.

Ce n'était pas qu'il avait hâte de retrouver Dromengard. Non, en vérité, et c'était d'ailleurs inhabituel, il n'avait aucune envie d'y retourner. Pendant qu'Erik se morfondait dans l'open-space de Black&Nichols, Thorsfeld dormait sur une paillasse dans les geôles d'Offarhel en attendant l'éventuel retour de Freya Helland. Elle reviendrait, il en était sûr : en lui rappelant les mots qu'il lui avait chuchoté juste avant sa chute, et que personne d'autre qu'elle et lui n'aurait pu connaître, il s'était assuré que Freya le considère bien comme le véritable ex-Dieu-Roi. Il n'avait cependant aucune idée de ce que cela allait lui apporter ; il n'avait trouvé que ce moyen d'approcher la Déicide, mais la jeune fille n'allait peut-être rien lui apprendre. Et s'il finissait par rester en permanence derrière des barreaux, sans jamais marcher de nouveau librement sur les routes de Dromengard ? Et si ses nuits devenaient un emprisonnement constant, jusqu'à la fin de ses jours ? S'il était bloqué à Dromengard, cela devrait arriver. Après tout, il n'avait aucune idée de comment éviter d'être transposé dans son monde lorsqu'il dormait. Était-ce possible ? Il n'avait jamais essayé. À cette pensée, il se sentit devenir nauséeux.

Soudain, il n'y tint plus : Il rangea ses affaires dans sa sacoche et mis en marche le répondeur automatique de son téléphone. Puis il quitta le bureau en passant devant l'horloge au design épuré qui jouxtait la porte, et affichait 16h41. Suffisant pour ce soir-là. Il évita d'être vu en passant devant le bureau de son chef de service (apparemment très occupé à admirer sa moustache dans un petit miroir à main), passa près du bureau des secrétaire (Absentes, au grand plaisir d'Erik qui ne les appréciait pas, sentiment qui était loin d'être réciproque) et emprunta la grande porte donnant sur le couloir (en passant devant Samuel Vollringer, qui lui fit un signe de la main qui resta sans réponse).

Enfin, il était dehors.

Erik prenait chaque jour le métro, pour aller travailler, et pour en revenir. L'idée d'être si proche de tant de gens pendant la durée du trajet lui était hautement désagréable, mais il y était obligé : il habitait trop loin de son lieu de travail pour y aller à pied, et trop près pour que l'achat d'un véhicule ne s'impose. D'autant qu'il s'imaginait mal en train de vociférer contre la circulation parisienne au volant d'une voiture. En conclusion : métro, deux fois par jour, cinq jours par semaine.

Ce jour-là, en sortant de sa rame à sa station habituelle, il ressentit un léger moment de fatigue. Il n'y fit pas attention, mais l'instant d'après, il se senti partir en avant, et se rattrapa au dernier moment à la rampe de l'escalator qu'il empruntait. Il se sentait soudain exténué, comme si son dos supportait soudainement une tonne de plomb. Son esprit vacilla et il dut lutter de toutes ses forces contre le sommeil. Mais cela ne dura que quelques secondes ; après cela, il se trouva de nouveau dans son état normal. Il se demanda s'il n'était pas malade : il l'avait rarement été, mais cela restait une hypothèse plausible, même en ce début d'automne. La même sensation lui reprit alors qu’il descendait un escalier en colimaçon : il dut s’agripper à une rampe pour ne pas tomber, luttant de toutes ses forces contre le sommeil pendant les quelques secondes que dura cette nouvelle vague de somnolence. D'autres usagers du métro le bousculèrent d'un air pressé en le dépassant. Il retrouva son état habituel juste à temps pour leur lancer son regard le plus méprisant.

Erreur de débutant : Erik touche quelque chose dans le métro sans porter de gants. Eurk.

Ces brusques élans de fatigue le paniquèrent : ils étaient aussi soudains qu'inexpliqués. Dans l'hypothèse d'un autre appel du sommeil, il se hâta de passer la porte de son immeuble, négligea l'ascenseur et monta l'escalier le plus vite possible. Arrivé chez lui, il ferma la porte, posa sa serviette à terre et resta planté dans son entrée sans bouger, attendant une éventuelle vague de fatigue. Il attendit de longues secondes, mais rien ne vint. Il s’autorisa alors à bouger de nouveau et fit quelques pas en direction de son canapé.

Puis soudainement, il s'effondra sur le sol de tout son long, profondément endormi.

Des remparts d'Offarhel, les deux gardiens de l'ordre pouvaient apercevoir la tempête de neige enveloppant les montagnes lointaines, les englobant dans un épais brouillard blanc.

Dans tous les cas, leur tour de garde ne serait pas raccourci, et si la ville était prise dans la tempête de neige, la nuit serait longue pour les deux miliciens. Son camarade ne répondit pas ; il regardait un point à quelques dizaines de mètres des remparts, à l'extérieur de la ville.

Un point noir se dirigeait vers la ville. Une fois qu'il fut assez proche, les gardes distinguèrent un homme tout de noir vêtu, portant un manteau long, une cape et un chapeau. Cette personne, qui qu'elle soit, n'aurait pas attiré l'attention si elle s'était dirigée vers n'importe quelle autre entrée de la ville ; les gardes auraient simplement pensé qu'elle venait d'un des domaines extérieurs. Mais cette entrée ne faisait face qu'à la forêt, et qu'un homme seul, sans bagage et sans moyen de locomotion, arrive de la forêt qu'on disait infestée d'Ombergeists, avait de quoi attirer l'attention.

«I’ve got a bad feeling about this…»

La silhouette noire finit par arriver aux portes de la ville.

Ignorant les injonctions de ce dernier, l'homme continua sa marche, passant sous l'arche de la porte. Les gardes, situés sur les remparts qui surmontaient l'entrée de la ville, durent traverser la passerelle pour faire face à l'intérieur des murailles et apercevoir de nouveau l'homme en noir, qui se trouvait maintenant juste à l'entrée de la cité. Il s'était arrêté, immobile. Sa cape flottait dans le vent, et il semblait contempler les bâtiments alentour.

Le garde tenta de nouveau de l’interpeller. L'homme sembla enfin entendre qu'on l'appelait. Il leva la tête légèrement vers le haut des murailles, le visage toujours caché sous son chapeau. Le garde entendit une petite mélodie étouffée par la distance : sous son chapeau, l'homme sifflotait. Il releva de nouveau la tête et, malgré son couvre-chef et son col montant, le garde aperçut son œil. Il le regarda, quelques secondes, alors que tout bruit semblait avoir disparu dans le néant. Le temps sembla suspendre son cours, et même les quelques flocons de neige qui tombaient sur la ville donnèrent la sensation de s'immobiliser alors que l'air devenait lourd, tellement lourd, insupportablement lourd.

De ses lèvres mi-closes, l'Ombre siffla une dernière note, et tout cessa d'exister.

Thorsfeld ouvrit les yeux brusquement. Le visage de Freya se trouvait à quelques centimètres du siens. Sous le coup de la surprise, il se redressa brusquement et manqua de percuter son crâne. La jeune fille se redressa, imperturbable, et s'éloigna d'un pas.

Les soudaines crises de narcolepsie d'Erik trouvèrent immédiatement une explication dans l'esprit de Thorsfeld : Freya avait tenté de le réveiller plusieurs fois dans les dernières minutes, provoquant dans le monde réel des excès de fatigues répétés, jusqu'au dernier qui l'avait définitivement endormi – ou réveillé, selon qu'on se trouve dans un monde ou dans l'autre. Freya était revenue, comme il l'avait prédit. Elle portait toujours sa tenue de cuir, et sa main était crispée sur le pommeau d’Edelynenlassja.

Freya le regarda en fronçant les sourcils.

Il était maintenant debout, face à elle. Il s'approcha jusqu'à se trouver à un mètre environ de Freya, qui resta immobile.

Freya se jeta en avant et le plaqua contre le mur en pressant le fourreau d'Edelynenlassja contre son cou. Elle approcha son visage du siens jusqu'à se trouver à quelques centimètres seulement de l'ex-Dieu-Roi, qui la regardait avec mépris.

Son œil lui jeta un regard de pure haine que Thorsfeld décida de soutenir. Ils restèrent quelques secondes immobiles à se défier du regard avant que Freya ne relâche son étreinte et recule. Thorsfeld massa son cou douloureux en la regardant en coin.

Elle lui tourna le dos et, une fois de plus, quitta la geôle, laissant Thorsfeld avec un goût amer en bouche ; il était toujours prisonnier, et ses craintes se confirmaient : Freya semblait n'avoir aucune information sur ce qui lui arrivait.

Impossible. C'était impossible. Comment Thorsfeld pouvait-il être vivant ? Au-delà de cette question lancinante, Freya se sentait soudain comme plongée dans un baquet d'eau glacée. Toutes les certitudes qu'elle avait développées s'envolaient. L'exploit qu'elle avait accompli six ans plus tôt, et sur lequel elle avait basé sa vie durant ces dernières années, n'en était-il pas un finalement ? Non, c'en était un, évidemment. Elle avait bien débarrassé Dromengard du Dieu-Roi, et tous ceux qui avaient été témoins de leur combat constituaient une preuve irréfutable qu'elle n'avait pas rêvée. Thorsfeld avait été vaincu, certes, mais il n'était pas mort, puisque l'homme qu'elle venait de quitter ne pouvait être que le Dieu-Roi lui-même. Pourquoi ? Comment le Dieu-Roi, divinité omnisciente parmi toutes, pouvait-il ignorer les raisons de sa propre mort ? C'était aussi mystérieux que la façon avec laquelle elle avait pu le tuer, elle, une simple humaine. Ces interrogations tournaient en boucle dans la tête de la jeune fille dans un tourbillon d'incertitudes inextricables.

Elle s'arrêta de marcher dans les couloirs du palais silencieux et s'appuya contre le garde-fou d'une galerie. Contemplant la ville d'Offarhel du haut de son donjon, elle fit le vide dans son esprit en concentrant ses pensées sur la brise froide qui courait contre sa peau.

Freya admire la perspective parfaitement maîtrisée d’Offarhel. *sifflotement*

Elle fut tentée de revenir en arrière, d'entrer de nouveau dans la cellule de Thorsfeld et de finir ce qu'elle avait commencé six ans plus tôt : elle dégainerait Edelynenlassja, et avant que l'ex-Dieu-Roi ait eu le temps de comprendre son funeste destin, son sang coulerait sur le sol de sa geôle. C'était facile. Il ne pourrait pas se défendre, et que risquait-elle ? Elle était Freya Helland, la Déicide, tout le monde trouverait normal qu'elle exécute elle-même l'auteur de la provocation affligeante dont la ville avait été témoin la veille. Ainsi tout serait terminé, et la vie continuerait comme avant. Si d'aventure Thorsfeld réapparaissait dans un an, dix ans ou un demi-siècle, elle s'en débarrasserait de nouveau.

Et pourtant elle ne le fit pas. Elle resta les paumes appuyées contre la pierre, son regard parcourant la ville alors que quelques flocons de neige téméraires finissaient leur chute erratique sur ses bras et ses épaules. Elle resta songeuse, comme tétanisée devant le panorama de la cité et de ses alentours.

Il fallait qu'elle agisse intelligemment. Retourner tuer Thorsfeld n'était pas une bonne idée. Elle ne savait rien de lui, de ce que signifiait son retour, ni de ce qu'apporterait sa mort, une nouvelle fois. La meilleure chose à faire était d'interrompre sa tournée dans la région, et de rentrer dès le lendemain à la capitale en emportant le Dieu-Roi avec elle. Là-bas, elle pourrait demander l'avis de ses proches. Vaughan, son mentor, saurait quoi faire, lui. Peut-être était-il possible de tirer quelque chose du dieu déchu. Elle pourrait aussi lui livrer celui qui clamait être Ark Erlang, et qui occupait la cellule voisine, même si sa véritable identité restait une hypothèse. Elle ne put s'empêcher de sourire en s'imaginant rentrer avec le Dieu-Roi et le Prince Ark Erlang captifs tous les deux. Quelle prise !

Soudain elle redressa la tête, semblant prendre conscience de quelque chose d'inhabituel. Elle regarda la ville plus précisément : quelque chose n'était pas normal. Mais quoi ?

Elle quitta la galerie et rentra dans le corridor du château. Elle ne croisa aucun des gardes censés être postés près des portes menant à la prison. S'enfonçant plus profondément dans le palais, elle ne croisa personne. Elle accéléra jusqu'à qu'elle soit quasiment au point de courir dans les couloirs. Elle savait ce qui n'allait pas : tout était silencieux. Beaucoup trop silencieux. Elle appela quiconque pourrait l'entendre : Ses appels restèrent sans réponses, sa voix se perdant dans les salles vides, résonnant dans les couloirs aux murs ornés de tapisseries. Le palais était vide.

Elle emprunta la grande porte qui menait vers la ville, et se retrouva bientôt dans les rues, sans avoir croisé aucun soldat. Elle parcourut les ruelles, lentement, dans un silence de mort. Jamais elle n'avait ressenti un tel sentiment de vide, un tel manque de présence autour d'elle, et pourtant, jamais ses sens n'avaient été plus en éveil. Une légère brume matinale stagnait paresseusement dans l'air, appuyant plus encore le sentiment de néant irréel qui avait enveloppé la ville. Elle s'immobilisa soudain au milieu d'une place, terrifiée face à la vision fantastique qui se confirmait à elle : La ville toute entière était vide, totalement désertée. Les étals étaient encore dressés, les denrées et les draperies des magasins étaient étendus, tout semblait normal. Mais aucune âme ne semblait habiter la ville en proie à un silence mortel, pesant, effrayant.

Freya resta immobile de longues minutes au milieu de la place. Cette scène resta gravée dans sa mémoire comme un cauchemar de normalité qu'un simple fait rendait soudain terrifiant : perdue au milieu d'un néant qu'aucune âme ne peuplerait plus, Offarhel s'était, en un instant, transformée en une ville fantôme.

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