orsque Thorsfeld ouvrit les yeux, sa tête lui faisait un mal de chien, et des lumières dansaient devant ses pupilles. Il était resté inconscient, véritablement inconscient, au point qu'il ne s'était pas réveillé dans le monde réel après avoir été assommé.
Il se releva et remit à leur place ses cheveux, qui lui couvraient le visage. Il frotta sa barbe en regardant autour de lui. Il gisait sur un sol en pierre, dans une pièce qui n’avait qu’une paillasse et un seau à sacrifier à la gloire du design d’intérieur. Elle était fermée par une lourde porte métallique et la fenêtre, seul ornement en haut des murs moisis, était dotée d'épais barreaux d'acier. Selon toute vraisemblance, il se trouvait dans les geôles d'Offarhel. Comme réveil, il avait vu mieux.
Il resta assis sur le sol glacé et réfléchit à ses options. Elles étaient limitées, en vérité : il n'avait plus sa liberté de mouvements, il avait révélé son identité à toute la ville sans même obtenir ce qu'il cherchait, et il se trouvait maintenant derrière des barreaux avec un mal de tête des grands jours.
Son opération était un échec total.
Il se leva et commença à tourner en rond dans sa geôle pour se dégourdir les jambes. Il n'avait plus rien à faire ; par la fenêtre étroite bardée de métal, il apercevait le soleil, dont la taille déjà réduite annonçait la nuit. Il serait bientôt nécessaire qu'il s'endorme à Dromengard pour pouvoir se lever et aller travailler à Paris.
Thorsfeld fut pris de panique ; il se tourna dans tous les sens pour voir d'où venait la voix. Il aperçut une ouverture en haut du mur, elle aussi condamnée par des barreaux, et qui devait communiquer avec la cellule voisine. La voix continua :
La voix appartenait à un homme. Elle était grave et claire. Thorsfeld ne répondit rien. Il n'était pas d'humeur à discuter avec n'importe quel repris de justice.
Thorsfeld regarda le plafond. Il était étrange de qualifier Freya de demoiselle, même si techniquement elle en était une. "Furie" ou "garce" seraient des qualificatifs plus à son goût.
Thorsfeld connaissait Nornfinn. C'était un royaume du nord de Dromengard, une des six anciennes nations du continent, et la dernière à résister encore à l'influence de l'Empereur Samahl Enerland, quand tous les autres royaumes faisaient depuis longtemps partie de l'Empire. La raison était simple ; les Nornfinniens pouvaient compter sur une arme dont ils avaient l'exclusivité : des dragons.
Lorsque Thorsfeld avait créé les dragons de Dromengard, il y a bien longtemps, ces créatures étaient censés être indomptables, bien trop puissantes pour de simples humains. Mais les dragons n'avaient pas évolué comme Thorsfeld le voulait ; des humains avaient trouvé le moyen de les utiliser, et pire, de les rendre dociles ! Bien vite, des dresseurs de dragons avaient piétiné les règles que le Dieu-Roi avait fixées, et ce dernier, trop occupé à faire passer le temps à vitesse accélérée, n'avait pas remarqué ce qui se tramait. Puis, quand il s'en était rendu compte, il avait étrangement apprécié que son monde évolue de façon inattendue et avait laissé faire.
Nornfinn était un petit royaume, mais abritait les rares dresseurs de dragons de Dromengard. Le fabuleux pouvoir de parler aux dragons, cette habilité contre nature qui faisait d'un simple mortel un puissant maître dragonnier, était réservé aux membres de la famille royale de Nornfinn, qui s'en étaient servis pour repousser les troupes de l'Empire à maintes occasions. Sans les dragons, le royaume de Nornfinn ne serait plus qu'une province quelconque de l'Empire.
La voix disait à Thorsfeld qu'il était Prince de Nornfinn, mais c'était ridicule : les dresseurs de dragons restaient dans le Royaume du Nord, là où leurs services étaient requis, et aucun n'aurait été stupide au point de venir se faire enfermer dans les geôles d'une ville du sud de l'Empire, surtout une ville d'aussi piètre importance qu'Offarhel. Un Prince, qui plus est ! Un des dirigeants du royaume, parent du Roi Erlang. Un dragonnier sans dragon, enfermé comme un simple voleur de pomme. Pas étonnant que le propriétaire de la voix ait été considéré comme un imposteur. Et il en était un, cela, Thorsfeld en était persuadé.
La voix allait protester, mais leur conversation fût interrompue par un cliquetis : quelqu'un tournait une clé dans la serrure du cachot de Thorsfeld. Bientôt, la porte s'ouvrit, laissant paraître une silhouette menaçante qui la referma ensuite avec un claquement métallique. Freya.
La jeune fille avait quitté son armure. Elle portait maintenant une tenue militaire en cuir fin et près du corps, à l'apparence spartiate : son seul ornement était la boucle qui maintenait la ceinture de tissus écarlate, et qui était gravée du symbole complexe de l'Empire. C'était sans aucun doute la tenue qu'elle portait habituellement sous son armure.
Elle s'avança, et Thorsfeld remarqua qu’elle n’avait pas verrouillé la porte. Toute son envie de mettre au point des plans d'évasion s'envola lorsque Freya s'avança vers lui pour l'attraper au cou avec une poigne démente, le fit basculer et le plaqua violemment contre le sol. Thorsfeld lâcha un cri étouffé.
Elle le regarda dans les yeux. Il s'efforça de supporter son regard, mais étant donné la stature de la jeune fille et la facilité avec laquelle elle l'avait maîtrisé, elle lui inspirait une crainte évidente. Il se demanda si elle allait le tuer pour se débarrasser une bonne fois pour toutes de lui et leva les bras pour se protéger lorsqu'elle serra le poing en le maintenant au-dessus de sa tête, comme pour l'assommer de nouveau. Mais Freya garda le poing immobile au-dessus du visage de Thorsfeld.
Elle le secoua et rapprocha son poing de sa figure sans ajouter un mot. Elle attendait visiblement une réponse.
Cette fois, Freya lui donna un coup sur le front. La douleur lui fit voir flou pendant quelques seconde. Il entendit la voix ricaner dans la cellule voisine. Il ne savait pas si son propriétaire se moquait de son identité ou du coup qu'il avait reçu. Sûrement des deux.
La douleur se diffusa dans son dos alors qu'il tombait face contre terre aux pieds de Freya. Il mit un certain temps avant de retrouver ses esprits. La jeune fille avait une force phénoménale et ne semblait pas apprécier que Thorsfeld se moque d'elle.
Il avait attendu avant de lâcher cette dernière réplique. Freya fixa sur lui un regard inquiet. Elle fit un pas en arrière, seul mouvement de recul depuis qu'elle était entrée dans la geôle. Thorsfeld s'était souvenu des mots qu'il avait glissé à l'oreille de la jeune-fille lors de leur premier affrontement : personne d'autre qu'eux ne les avaient entendus, et Freya n'en avait jamais parlé à quiconque. Elle eut enfin la confirmation de ce qu'elle se refusait jusqu'alors de croire : l'homme en face d'elle était véritablement le Dieu-Roi.
Elle fit une courte pause, et jaugea Thorsfeld des yeux avec intensité. Ce dernier affichait un sourire en coin, en essayant de ne pas montrer qu'il avait du mal à soutenir son regard.
Puis Freya pivota sur ses talons et, sans un mot et en laissant sa cape flotter derrière elle, elle quitta la prison d'un pas pressé en serrant les poings, laissant Thorsfeld seul sur le sol. Un garde ferma le verrou de sa cellule.
Freya savait. C'était le seul moyen que Thorsfeld avait de l'attaquer, par les mots. Il fallait qu'elle revienne le voir, et alors, peut-être, il pourrait lui soutirer des informations. Il ne savait s'il en aurait le courage, mais à moins d'un nouveau miracle, elle était la seule à même de l'éclairer, ne serait-ce qu'un peu, sur les raisons qui lui avaient fait perdre le contrôle de son monde.
A quelques kilomètres de là, un cavalier traversait les plaines enneigées au galop.
Il venait d'Offarhel. Un homme, probablement dérangé, s'était présenté devant Freya Helland, clamant être Thorsfeld, le Dieu-Roi. Cette dernière l'avait neutralisé et il était allé faire un tour dans les geôles de la ville. Mais la déicide semblait troublée ; elle avait demandé qu'un messager quitte la ville immédiatement pour porter la nouvelle à Absenhel, la ville la plus proche d'Offarhel.
Le cavalier fit accélérer son cheval. S'il pouvait éviter d'être prit dans la tempête de neige qui s'annonçait, cela vaudrait mieux pour lui et sa monture. Il devait arriver à Absenhel au plus vite ; en se dépêchant, le voyage serait achevé en quelques heures.
Trop occupé à observer la progression des nuages menaçants sur les montagnes au loin, il ne vit pas l'homme à une centaine de mètre de lui.
Il se tenait debout au milieu de la route, sombre silhouette totalement habillée de noir, portant un long manteau à deux rangées de boutons, un chapeau à bords larges et une cape qui battait ses flancs dans le vent glacé. Il était grand et large d'épaule ; son visage était caché par son col, et il ressemblait véritablement à une ombre, planté là, noir comme la nuit au milieu de l’étendue blanche.
L'Ombre avait les lèvres mi-closes. Il sifflotait une mélodie qui se perdait dans le vent et la neige. Il attendait, patiemment.
Soudain le cavalier leva la tête et l'aperçut. Il fit ralentir sa monture.
Le cavalier, sans même protester, obéit à l'ordre. Sans rien dire, le regard vide, il enleva un pied de l'étrier et passa la jambe par-dessus la croupe de son cheval. Ses pieds touchèrent le sol, et il regarda en direction de l’Ombre face à lui, sans le voir.
Ce dernier leva un bras et posa sa paume contre le front du messager, qui sembla soudain reprendre conscience et se mit à crier – un cri de douleur terrible, guttural. L’homme tomba lentement à genoux, toujours criant, sans même chercher à se défendre face à l'Ombre qui semblait ne mettre aucune force dans ce qu'il faisait – quoi qu'il soit en train de lui faire. Le cheval s'affola soudainement et prit la fuite, se perdant dans les profondeurs de la forêt.
Le cri du cavalier s'étouffa de plus en plus. Autour de la paume de l'Ombre, la peau de son front devint grise et bientôt, elle s'effrita comme si elle avait été changée en cendre. Son corps entier, ainsi que ses habits, devinrent gris à leurs tours. Lorsque l’infortuné messager fut changé en ce qui semblait être une statue de cendre, son cri s'était totalement tut et le silence avait de nouveau embrassé la scène, perdue au milieu de la tempête de neige qui commençait à forcir. Ses cendres s'effondrèrent soudain, et très vite il ne restait plus rien de lui, à part une tâche grise foncée sur le sol, qui serait vite recouverte par la neige.
L'Ombre se tourna vers la route et reprit son chemin en marchant, inexorable.
Il se dirigeait vers Offarhel.
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