urant la séance de doléances, toute une ribambelle de représentants des différents corps de métiers de la ville se succédèrent devant l’estrade. Les plaintes furent aussi longues que nombreuses ; alors que certaines semblaient amplement justifiées, d’autres ne resteraient probablement que des vœux pieux. Des hommes et des femmes défilèrent pour faire entendre à leurs dirigeants leurs revendications et leur faire part de leurs difficultés. Ce genre de réunions publiques était une tradition dans les villes impériales, et un bon moyen pour les élus et les nobles de maintenir le peuple sous leur coupe en leur promettant de les entendre, mais pas de les écouter.
Thorsfeld ne suivit pas un mot de ce qui fut dit ce jour-là. En vérité, la séance dura plusieurs heures, mais il n'en vit pas passer une seule.
Pendant tout ce temps, son regard était rivé sur Freya. Il concentrait sa haine dans ses pupilles comme s'il avait voulu la tuer à distance. La jeune fille resta cependant immobile pendant que l'ex-Dieu-Roi la fusillait du regard, ignorant sa présence dans l'assemblée.
Elle avait légèrement grandi pendant les six dernières années, et son visage avait gagné en maturité. Ses cheveux étaient strictement attachés derrière la tête, ne laissant dépasser que deux longues mèches qui lui encadraient le visage. La blessure infligée par Thorsfeld lors de leur combat lui avait laissé une large cicatrice, découpant la peau brune de son visage avec netteté, et l'avait laissée borgne, comme une preuve de son exploit ; son œil droit restait fermé en permanence. Malgré cela, son regard restait l'attrait principal de son visage. Le temps ne l'avait pas enlaidie, et n'eut été de sa cicatrice et de son air sévère, elle aurait pu paraitre belle ; pour le moment, son œil valide jetait des regards acérés en direction du peuple.
Elle portait une lourde armure qui lui conférait une stature imposante et une apparence redoutable. L'acier couvrait entièrement son corps et les larges épaulières encadrant sa tête donnaient la sensation d'une largeur d'épaules intimidante. L'armure en elle-même était parfaitement entretenue, finement ciselée et richement décorée. Elle était couverte d'écritures saintes ; bien que Thorsfeld soit bien placé pour savoir que seuls les habitants de Dromengard pouvaient croire au pouvoir de ces écritures, il savait que les faire graver par un prêtre coûtait extrêmement cher, et que seuls les soldats fortunés avaient les moyens d'arborer quelques phrases pieuses sur le métal de leurs protections. La facture de l'armure de Freya et le nombre d'écritures saintes dont elle était couverte révélaient qu'elle portait sans aucun doute un véritable trésor d'armurerie. Elle arborait de plus une longue cape écarlate, surmontée d'une grande gerbe de fourrure qui remontait derrière sa tête.
Freya était évidemment une véritable idole à Dromengard. Celle qui, six ans auparavant, avait débarrassé le monde du Dieu-Roi était une source constante d'admiration de la part du peuple, et était soudainement devenue une des héroïnes les plus célèbres du monde. Son histoire était connue de tous, transmise de conteur en conteur, souvent magnifiée, mais toujours racontée avec admiration. Ces dernières années, elle avait combattu auprès des troupes de l'Empire dans de nombreuses batailles où ses qualités martiales et son charisme lui avaient permis de s’illustrer à plusieurs reprises. Elle était considérée comme une égale par l'Empereur lui-même, qui lui avait offert un nom. Comme la plupart des gens du peuple à Dromengard, elle était née sans patronyme ; grâce à son déicide, elle était devenue Freya Helland.
Les noms au sein de l'Empire ne signifiaient pas l'appartenance à une famille, mais à une caste. Le nom que portaient les élus, les nobles et tout homme méritant en ayant gagné un, reflétait son importance. En l'occurrence, Helland était le nom le plus honorifique de l'Empire, juste après Enerland, nom que portait l'Empereur, et seules quatre personnes l'avaient porté durant les deux derniers siècles.
Freya était, aux yeux de tous, l'équivalent d'une sainte.
Thorsfeld avait repéré l'épée qu'elle portait à sa ceinture. Edelynenlassja, la lame d'Edelyn, qui avait déchiré son cœur et l'avait banni de Dromengard, reposait dans un fourreau magnifique, décoré de motifs complexes et de métaux précieux. Le fourreau était, en vérité, plus beau que l'épée qui, malgré sa dimension légendaire, avait un aspect assez brut et austère.
Freya se tenait là, assise sur un trône imposant, balayant la foule de son regard perçant, sans pour autant apercevoir Thorsfeld, qui était très occupé à la détester de tout son être.
Il la détestait parce qu'elle était le contraire absolu du personnage du Dieu-Roi qu'il s'était efforcé de créer. Il était le chaos, elle était l'ordre. Il était la peur, elle était l'espoir. Il avait été déchu, elle était devenue une légende. Il imaginait qu'elle ne se retiendrait pas de rire cruellement en voyant ce qu'il était devenu, un simple humain, un vagabond sans le sou, alors qu'elle incarnait la lumière d'un peuple. Il la haïssait surtout par envie de vengeance : son sang bouillonnait dans ses veines, tout son corps vibrait dans un seul but, celui d'obtenir sa revanche. S'il avait pu, il se serait jeté sur elle pour la tuer, détruire son corps et ce qu'elle était devenue. Alors le peuple de Dromengard comprendrait qu'il était de retour, que le Dieu-Roi était là pour reconquérir son trône.
Mais bien sûr, il ne le fit pas : s'il avait voulu ne serait-ce que s'approcher d'elle, il aurait vite été neutralisé par le régiment de soldats qui la protégeait. Et même sans cela, il était encore assez lucide pour comprendre que la combattante expérimentée qu'elle était devenue n'aurait aucun mal à se débarrasser de lui, même à main nue.
Il était impuissant. Il ne pouvait que rester anonyme au milieu du peuple, et imaginer tout ce qu'il lui ferait subir s'il en avait l'occasion.
Bientôt, la séance de doléances se termina et le peuple fut évacué de la salle, qui se vida progressivement de la rumeur qui l'avait habitée pendant plusieurs heures. Freya et le bourgmestre reprirent leur discussion mondaine en quittant la salle avec le reste du conseil et les nobles de la ville, par une lourde porte de bois située derrière l'estrade. Thorsfeld dut quitter le château. Il erra de nouveau dans la ville jusqu'à ce que le soleil commence à diminuer d'intensité et qu'il doive regagner l'hôtel ; malgré tout ce qui lui arrivait à Dromengard, il devait toujours aller travailler dans le monde réel. Vendre des cravates lui semblerait cependant plus dur encore que d'habitude, en comparaison de ses aventures dans son monde onirique.
Il devait cependant s'y résoudre ; à Paris comme à Offarhel, il devait subsister.
La journée fût longue chez Black&Nichols. Le salon des producteurs textiles de Stockholm approchait et P.P.Pelletier essayait sans cesse d'accaparer l'attention d'Erik, lui précisant des détails futiles et inintéressants. Ce dernier devait faire de gros efforts pour lui échapper et il dût même demander à Alexandre Dias de mentir à leur chef de services venu le chercher ; il clama qu'Erik était parti chercher des documents aux archives, pour cacher le fait que ce dernier était en vérité arc-bouté sur son bureau pour échapper aux yeux de l'inquisiteur Pelletier. Leur patron avait fait demi-tour, laissant Erik libre de vaquer à ses occupations et surtout, comme il avait de plus en plus l'habitude de le faire ces derniers temps, de réfléchir à ses pérégrinations Dromengardiennes.
Erik pensait alors à la chance dont il avait fait preuve depuis son retour dans son monde, qui contrebalançait efficacement la perte de ses pouvoirs. Il avait tout d'abord trouvé ce dont il avait besoin dans la forêt, à savoir des vêtements et de la nourriture, tout en échappant à l'hypothétique menace de ce que les humains appelaient les Ombergeists. Il avait ensuite trouvé une ville où – miracle ! – sa pire ennemi était en visite de courtoisie. Il était persuadé que si quelqu'un savait quelque chose qui pourrait l'aider, c'était elle. Il fallait maintenant l'approcher, mais comment ?
En discutant l'air de rien avec le tenancier de l'auberge dans laquelle il résidait, il avait appris que Freya Helland resterait plusieurs jours en ville. Il n'avait pas osé demander la raison de sa présence, et il se demandait si elle était là pour enquêter sur les Ombergeists. Après tout, Offarhel était tout particulièrement touchée par ces monstres que personne n'avait jamais vus... C'était le genre de chose qu'il suspectait Freya de faire habituellement. Dans son esprit, il ne faisait aucun doute qu'elle était du genre à tenter des actes héroïques à tort et à travers. Il exagérait un peu, évidemment, aveuglé par sa rancœur envers la jeune fille, qu'il percevait comme une sorte de Némésis. Mais après tout, tous les maîtres du mal n'en ont-ils pas une ? Erik pensait seulement que dans la vraie vie, le mal pouvait triompher : la réalité était peut-être plus proche de celle décrite dans ses romans, après tout, où les héros finissaient toujours par vaincre les ténèbres. Erik aurait aimé que les légendes de son propre monde s'éloignent un peu des clichés, mais c'était raté.
Il ne trouvait cependant aucun moyen d'entrer en contact avec Freya. Elle était toujours fortement entourée, et il était impossible à un simple vagabond d'approcher le fléau du Dieu-Roi. Il ne pouvait toutefois pas attendre indéfiniment, car elle finirait bien par partir et Erik ne savait pas s'il serait capable de quitter la ville pour la suivre : il n'avait même plus d'argent pour s'acheter à manger et son estomac de Dromengard commençait à crier famine.
Il se décida donc à utiliser un moyen un peu plus extrême.
Le lendemain, Thorsfeld se dirigea de nouveau vers le château. Le conseil municipal avait de nouveau organisé une séance de doléances. Bien sûr, deux séances si rapprochées était un événement totalement inhabituel ; Thorsfeld se doutait que le bourgmestre et le conseil voulait en vérité afficher Freya. Il était rare qu'une personne aussi importante soit en visite à Offarhel, et sa présence redonnait espoir à un peuple tourmenté par la rude vie de Dromengard et la présence terrifiante des Ombergeists.
Le début de la séance se déroula comme la veille. Encore une fois, Freya s'était assise sur un côté de l'estrade. Elle ne voulait sans doute pas trop accaparer l'attention ; à la voir, il paraissait évident qu'elle n'était pas du genre à se mettre en avant, et que l'attention dont elle était le sujet ne lui plaisait pas particulièrement. De nouveau, les commerçants et travailleurs défilèrent devant les élus pour leur faire part de leurs misères, ce qui donna cependant un sentiment prolongé de redite et de déjà-vu à Thorsfeld.
Ce dernier avait, comme la veille, réussi à se frayer un chemin jusqu'à l'avant de la salle. En résultat, il se trouvait juste au pied des marches menant à l'estrade.
Lorsque le bourgmestre fit annoncer le prochain représentant, Thorsfeld s'avança, emprunta le court escalier et posa le pied sur l'estrade.
Tous les regards étaient posés sur lui. Le bourgmestre eut l'air un peu étonné en voyant ce vagabond vêtu de vieux vêtements, le visage caché dans sa cape, s'avancer face à lui. Il demanda tout de même :
Le bourgmestre le regarda d'un air plus étonné encore. Freya regardait ailleurs. Le volume sonore régnant dans la salle baissa légèrement.
Freya releva la tête, le regard soudain attiré par l'étranger encapuchonné. Elle venait de réaliser que l'homme qui était monté sur l'estrade n'avait rien de similaire aux membres du vulgaire qui avaient défilé avant lui. Elle ne dit rien mais Thorsfeld avait maintenant toute son attention. Dans la salle, les regards se tournaient vers lui. Le bruit de fond baissa encore un peu.
Lentement, Thorsfeld leva les mains, les dirigea vers sa capuche, puis, toujours avec une infinie lenteur, il l'enleva de sa tête et montra son visage. Puis il laissa tomber ses bras le long de son corps dans un geste dramatique et lança son fameux sourire à Freya.
Cette dernière réalisa soudain qui se trouvait face à elle. Thorsfeld avait été l'élément central de sa vie, avant qu'elle ne le tue au terme d'une poursuite de plusieurs années, mais surtout après, où grâce à son exploit, elle avait été couverte d'honneurs. Elle ne pouvait ignorer le visage du Dieu-Roi, et elle se souvenait de lui dans les moindres détails.
Cette annonce fit l'effet d'une bombe dans la salle. Elle fut soudain emplie d'un silence pesant, tout juste rompu par les crissements des bottes de la foule, qui s'écarta de l'estrade plus vite que si cette dernière avait soudain pris feu. Les soldats, le choc passé, pointèrent leurs armes vers Thorsfeld. Le bourgmestre et les autres membres du conseil ne réfléchirent pas longtemps, et, comme par un réflexe parfaitement maîtrisé, se cachèrent derrière les armures imposantes des soldats.
Freya se leva et tira Edelynenlassja de son fourreau. Thorsfeld ressenti une sueur froide en voyant la lame glisser hors de sa protection. Le moment qu'il redoutait était arrivé : il lui fallait faire preuve de sang-froid et jouer sur l'effet de surprise.
Les gardes s'avancèrent vers Thorsfeld.
Le souvenir du Dieu-Roi était encore frais dans les esprits, et la crainte qu'il inspirait, même des années après sa mort, était intacte. De plus, et c'était le plus grand avantage de Thorsfeld, personne ne savait encore qu'il avait perdu ses pouvoirs.
Il s'avança à pas comptés vers Freya qui était restée immobile en pointant Edelynenlassja vers lui.
Il tourna la main vers le peuple, qui recula plus encore, puis vers le maire, qui poussa un petit couinement étouffé.
Freya sembla hésiter. Puis elle s'avança, lentement, vers lui.
Thorsfeld fut soudain horrifié : son bluff ne fonctionnait pas comme il l'avait prévu. Il semblait que Freya ait plus de nerf qu'il ne l'aurait imaginé. Comment pouvait-elle oser...?
Elle s'approcha vers lui et soudain, dans un geste ample, elle se redressa et rangea Edelynenlassja dans son fourreau. Thorsfeld vit l'épée passer près de lui et ne put s'empêcher d'avoir un léger mouvement de recul.
Il retrouva un petit sourire nerveux. Freya serait-elle en train d'accepter sa requête ?
Soudain, cette dernière se lança en avant vers lui. Thorsfeld eut une expression de surprise, et avec des mouvements désordonné, tenta de se protéger ; mais Freya, rapide malgré le poids de son armure, serra le poing et frappa.
Avant d'avoir pu faire quoi que ce soit, Thorsfeld senti le métal des gantelets lui percuter le visage. Le choc fut d'une violence inouïe mais la douleur ne dura pas longtemps : Thorsfeld s'effondra sur le sol de l'estrade devant les humains médusés, totalement assommé par le coup de poing de la jeune fille.
Puis ce fut le néant.
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