Chapitre 5

lettrine a journée suivante chez Black&Nichols se déroula tout à fait normalement. Erik avait plus de mal qu'à l'accoutumée à comprendre l'attitude tout à fait habituelle de ses collègues. Bien sûr, aucun d'eux ne pouvait soupçonner ce qui lui arrivait à ce moment. S'il en avait parlé à quiconque, il n'aurait pas été pris au sérieux. C'est pour cela que personne d'autre que lui ne savait quoi que ce soit au sujet de Dromengard, et ce secret le rassurait : ce monde était le sien, et il ne le partageait avec personne.

Erik passa la matinée et une bonne partie de l'après-midi à remplir des fiches et des formulaires pré-imprimés destinés à l'administration centrale de la société ou aux services fiscaux. Cette activité, qui revenait régulièrement à quelques semaines d'intervalle, lui plaisait : remplir cette paperasse était long et ennuyeux, mais ne demandait aucune réflexion. Pendant qu'il grattait la pointe de son stylo sur le papier fin des formulaires, il était libre de laisser son esprit vagabonder. Et il en avait particulièrement besoin à ce moment.

Il pensa donc beaucoup à ses dernières aventures à Dromengard. Dromengard, qu'il découvrait sous un nouveau jour, du point de vue d'un humain normal, une expérience totalement inédite pour lui.

Il était partagé entre le désagrément majeur que représentait la disparition de ses pouvoirs et la perspective intéressante que représentait cette perte : voilà bien longtemps qu'il s'était si peu ennuyé à Dromengard. Bien sûr, sa soif de survie avait entièrement monopolisé son attention pendant ses dernières nuits.

Alors que dans le monde réel, Erik était en train de remplir des lignes et des lignes de formulaires sans âme dans le bureau parisien de Black&Nichols, Thorsfeld, lui, dormait dans un hôtel de la ville qu'il avait atteint la veille. Le garde qui l'avait vu passer les portes des remparts juste avant leur fermeture avait eu l'air étonné de l'apparition de ce vagabond, l'air totalement égaré. Thorsfeld était alors bien loin de son ancienne apparence de Dieu-Roi, avec ses vêtements usés, ses cheveux ébouriffés et sa peau bleuie par le froid. Il avait tout de même été autorisé à entrer, et le soldat l'avait renseigné sur le nom de la ville : Offarhel. Thorsfeld n'avait jamais entendu parler de cet endroit, ce qui n'était pas étonnant : son manque d'intérêt pour les affaires humaines à Dromengard n'avait pu que le faire passer à côté de cette bourgade sans importance.

De façon assez étonnante, il était capable de comprendre le langage de Dromengard, du moins à l'oral. Il lui était toutefois impossible de le lire, et les inscriptions sur les pancartes et les devantures des magasins semblaient écrites dans une langue ésotérique incompréhensible, bien qu'il soit capable de la parler. Un mystère de plus, pensa-t-il, tout en acceptant cette capacité, un des seuls restes de ses anciens pouvoirs ; il lui fallait se l’avouer, cela allait faciliter sa progression sur les terres gelées de Dromengard.

Il avait rapidement trouvé une auberge : vagabonder en ville pendant la nuit n'était pas sûr, et c'était aussi un bon moyen de se faire remarquer, chose qu'il lui fallait éviter à tout prix. Il avait utilisé une bonne partie de l'argent trouvé dans les vêtements empruntés au premier cadavre pour se payer une chambre exigüe et miteuse dans l'auberge. Le tenancier n'avait pas posé de questions, et c'était même tout juste s'il avait posé ses yeux endormis sur le pauvre hère qui se trouvait devant lui.

Cependant, l'ex-Dieu-Roi ne pourrait rester là tout au plus que deux ou trois nuits, et il n'avait toujours rien à manger. Le peu d'argent qui lui restaient ne survivrait probablement pas à la prochaine journée, pendant laquelle il s'était promis de visiter un peu la ville. Après tout, il n'avait rien de mieux à faire ; il devait bien sûr enquêter sur les causes de sa mort et de la perte de ses pouvoirs, mais il ne savait pas par où commencer. Dans un premier temps, la question de sa survie était plus importante.

A dix-sept heures tapantes, Erik reposa son stylo sur son bureau, bien parallèle à ses autres fournitures, et fit un tas avec les formulaires qu'il avait terminé de remplir un peu plus tôt dans l'après-midi, puis les ordonna en tapant leur base contre la surface du bureau. Il remplit tranquillement sa sacoche, enfila son manteau et quitta son bureau, prenant bien soin de ne pas se faire repérer par P.P.Pelletier, qui aurait pu le retenir pour discuter salons et images de marque.

Arrivé chez lui, et après un rapide diner, il se mit au lit : il ne voyait aucune raison de faire attendre plus longtemps ses aventures dans la ville d'Offarhel.

Il se réveilla, reposé mais plein de courbatures. Ses blessures des deux derniers jours se rappelaient à son souvenir, et il lui fallut faire l’effort de les ignorer lorsqu’il se leva. Il fallait avouer que le lit moisi dans lequel il avait dormi n'engageait pas à la grasse-matinée.

Il se regarda dans le miroir à moitié brisé qui semblait tenir au mur de sa chambre par quelque inexplicable miracle, et passa l'index le long de la cicatrice qui ornait son torse. Elle était un rappel, une relique de sa chute. Elle lui insufflait la force de se lever, l'envie de retrouver ses pouvoirs au plus vite. Il devait agir.

Après s'être habillé, il sortit de l'auberge et s'engagea dans les rues d'Offarhel. En cette heure matinale, elles étaient bien peu remplies, mais plusieurs fois des gens se retournèrent à son passage. Bien sûr, ils ne le reconnaissaient pas, c'était plutôt sa tunique de conducteur de traineau qui attirait l’œil, surtout associée à son visage couvert d’ecchymoses et ses cheveux en bataille. Il réalisa soudain qu'il était possible que son visage soit reconnu. Il existait de nombreuses œuvres d'art le représentant : peintures, sculptures, gravures… Bien que la plupart d'entre elles ne rendent pas véritablement justice à son visage (beaucoup d'artistes avaient été punis pour cela), d'autres présentaient une ressemblance saisissante. Thorsfeld avait parfois laissé des survivants. La statue de lui qui surplombait l'autel de Dieu-Roi à Dolenhel, la capitale Impériale, était criante de vérité ; notamment parce qu'elle le représentait en train de crier.

Il décida donc de sacrifier une partie de son pécule dans l'achat d'une cape capable de le cacher plus efficacement des regards que le manteau court qu'il portait alors. Il conclut l'achat chez un tailleur proche de son hôtel, dont la boutique remplie de rouleau de tissus divers lui rappela, dans une mesure nettement plus rustique, son travail dans l'industrie de la cravate. Il y trouva une cape de seconde main, au tissus fatigué, mais qui avait été, autrefois, de bonne qualité. Elle suffirait.

Alors qu'il allait payer, le tailleur engagea une discussion de courtoisie.

Une très belle cape. Avec elle, je serai la nuit !

Les doléances. Quelque chose de spécial qu'il aurait dû savoir à leur propos ? Il préféra donner raison au commerçant.

Thorsfeld crut préférable de feindre la compréhension, comme s'il avait juste mal entendu le mot la première fois. Il ne put s'empêcher de penser aux cadavres qu'il avait trouvé la veille ; alors ainsi, des créatures de cauchemar rôdaient dans les bois ? Et il avait passé les deux derniers jours en pleine forêt, seul, sans arme... Un léger frisson lui parcouru le dos.

Le nom de Thorsfeld faisait toujours peur aux mortels ; il dut fourni un gros effort pour cacher sa satisfaction.

Il enfila sa cape et rabattit la capuche sur sa tête pour cacher son visage. Le tailleur, au moins, semblait loin d'imaginer qu'il parlait à Thorsfeld lui-même. Si son simple nom portait malchance, il avait peut-être du souci à se faire...

Cependant, il semblait que la mort de Thorsfeld n'était pas récente : Alors que quelques semaines seulement avaient passées dans le monde réel, pas moins de six ans s'étaient écoulés à Dromengard, selon les dires du commerçant. Apparemment, et contrairement à ce qu'il avait imaginé, la vie avait continué son cours normalement en son absence, mis à part les évènements dont il venait d'entendre le récit de la bouche du commerçant. Il préféra ne pas y penser ; il avait d'autres priorités, et d'ailleurs, les malheurs des humains l'intéressaient peu. Il devait déjà retrouver son statut de Dieu.

Thorsfeld salua le tailleur sans aucun enthousiasme et quitta son échoppe, le visage enfin dissimulé.

Il passa une heure ou deux à visiter la ville pour tromper son désœuvrement. L'ambiance qui y régnait lui plaisait, mais il n'y avait rien d'étonnant à cela : Après tout, il avait créé Dromengard pour satisfaire ses désirs d'un monde parfait, et en retour, son monde correspondait tout à fait à ses goûts.

La ville d'Offarhel était une ville fortifiée classique de l'Empire. Ses remparts extérieurs englobaient totalement la ville et étaient entrecoupés de tours de garde à intervalles réguliers. L'architecture des murs était pensée de façon à rendre les remparts les plus simples à défendre possible : chaque tour était dotée de deux balistes fixes, chacun tournés vers une des tours la jouxtant ; ainsi, les soldats sur chaque poste de garde s'occupaient de défendre les tours d'à côté, ce qui permettait de tirer des flèches longues comme des lances sur les envahisseurs, même lorsque ces derniers étaient au pied des murs. Une tactique simple mais qui avait fait ses preuves. L'intérieur de la ville, lui aussi, était ordonné de façon à compliquer le travail des envahisseurs. La cité, en effet, était positionnée en cercles successifs : pour aller vers son centre, il fallait à chaque cercle monter un des grands escaliers qui donnait accès au cercle suivant, légèrement plus haut que le précédent. Chaque cercle était aussi entouré de murailles de petite taille. Lorsqu'un ennemi parvenait à entrer dans la ville, il lui restait donc à conquérir chaque cercle un par un, en étant obligé de passer par les goulots d’étranglement que constituaient les rares escaliers. Dans le cas d’Offarhel, cependant, ces défenses n’avaient pas dû servir depuis des années, depuis que les frontières des anciens royaumes étaient tombées pour devenir les différentes provinces de l’Empire.

Toute la matinée, il vit des gens, de plus en plus nombreux, se diriger vers le centre de la ville, où se dressait un château imposant, qui accueillait, comme dans toutes les villes impériales, le conseil de la ville et ses membres, ainsi que les appartements du bourgmestre et le centre militaire.

Marcher, c’est bon pour la santé. Mais marcher d’un air dramatique, comme ça, de dos et tout, ça l’est beaucoup moins. Ça veut dire que vous êtes un personnage important, et qu’il va vous arriver des bricoles.

Thorsfeld se demanda s'ils allaient voir ces fameuses doléances. Après tout, si quelque chose d'inhabituel se passait en ville, cela avait sans doute lieu au château. Il se demandait tout de même ce qu'une séance de doléances pouvait avoir de si intéressant. N'étais-ce pas simplement l'occasion pour les citoyens de faire valoir leurs revendications auprès de leurs dirigeants ? Soit ces séances étaient particulièrement rares, soit la cité avait été secouée par un scandale dernièrement. C'étaient les seules raisons plausibles pour un tel engouement. Ou alors, étais-ce à propos de ces mystérieux Ombergeists ?

En fin de matinée, il commença à s'ennuyer, et ses jambes se fatiguaient. Ne trouvant plus rien à faire, il se résolut à contrecœur à suivre le mouvement qui montait vers le château. Il dût grimper de nombreuses marches avant d'y arriver. Des badauds se pressaient aux portes ; il finit par réussir à entrer dans la grande salle, qui était bondée.

Le visage toujours caché par sa capuche, il tenta de ses frayer un passage vers l'avant de la foule. En jetant des regards çà et là dans la vaste salle du conseil, il n'aperçut rien d'extraordinaire. L'arrière de la pièce formait une estrade, qui était pleine de gens en habits richement décorés et bardés de bijoux. Des dignitaires de la ville, probablement. Ils côtoyaient des personnages en armures, et un grand nombre de soldats les séparaient de la foule compacte. La pièce en elle-même était bien décorée et particulièrement haute de plafond ; ce dernier était soutenu par d'épaisses poutres de bois et des colonnes de pierre grise.

Thorsfeld put enfin trouver une place assez avancée pour pouvoir apercevoir les personnages sur l'estrade, à défaut de pouvoir les entendre, à cause du boucan infernal qui régnait dans ce qu'il imagina alors être la seule salle du château à être communément ouverte au peuple. Soudain un soldat tira de derrière lui une longue trompette à laquelle était pendu un fanion aux couleurs de la ville – rouge et mauve. Il souffla vigoureusement dans son instrument, ce qui fit instantanément taire la foule.

Le bourgmestre, qui jusqu'alors était engagé dans une conversation avec un chevalier en armure à l'allure imposante, se leva et pris la parole. Sa voix se propagea avec facilité dans la vaste pièce, conçue sans aucun doute pour les oraisons publiques.

Thorsfeld caressa l'idée de partir sans attendre. Il ne se sentait pas vraiment l'envie d'écouter bien longtemps les malheurs de la populace, qui ne seraient sans doute pas écoutés d'une oreille très attentive par le conseil.

Il se tourna vers le personnage en armure avec qui il discutait auparavant, qui resta assis en esquissant un vague mouvement de bras en direction du peuple. Ce dernier se mit soudain à l'acclamer avec une ferveur impressionnante.

Il regarda mieux : le Capitaine, assis au fond de son sièges, les jambes droites comme les mats d’un bateau, ne portait pas de casque. Thorsfeld remarqua soudain que, sous les apparences massives de l'armure, c'était une femme qui la portait. Il aperçut son visage lorsqu'elle regarda dans sa direction, et il comprit.

Il reconnut la personne qui, à quelques mètres de lui, saluait la foule avec un sourire qu'il sentait un peu forcé. Le cœur de Thorsfeld fit un bon dans sa poitrine, et il étouffa une bouffée de haine. Oh, cette fois, c'était sûr : le destin était de son côté. Il y avait forcément quelque chose qui lui facilitait la tâche, une force surnaturelle qui le suivait dans ses errements.

Il avait retrouvé Freya.

Ma tête en soirée quand quelqu’un propose une partie de UNO.

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