Chapitre 11

lettrine es créatures restèrent en suspens pendant des secondes qui parurent durer une éternité. Puis, comme mus par une force invisible commune, les Ombergeists se jetèrent sur le chariot, dans un silence terrifiant. Sortie de sa torpeur, Freya eut le réflexe salvateur de claquer les rênes sur les croupes des chevaux avec un cri puissant. Ces derniers démarrèrent un galop paniqué qui éloigna l'attelage des Ombergeists avec une vitesse folle.

Pendant un court moment, tous crurent que leur fuite avait pu les faire échapper aux créatures de cauchemars qui s'étaient avancées face à eux. Mais ils s'aperçurent vite de leur erreur : alors que les Ombergeists les avaient approchés avec une lenteur pataude un peu plus tôt, ils étaient aussi capables d'une vitesse impressionnante ; les formes humaines torturées, rayonnant d'une lumière orange hideuse, les suivaient en formant de longs traits de lumière à travers les arbres, dans les ombres dont la nuit avait enveloppé la forêt environnante. La scène était rendue plus effrayante encore par le peu qu'ils pouvaient voir ; seules quelques traînées de lumière suivaient le chariot du fond des ténèbres, mais pourtant, ils se savaient poursuivis et entourés d'un nombre effroyable de créatures hostiles dont la seule vue aurait prostré les plus courageux. L'horrible course-poursuite dura quelques minutes avant que soudainement, une dizaine d'Ombergeists ne jaillissent à la droite du chariot et, à toute vitesse, le poussent sur le côté, agrippant et griffant tout ce qui se trouvait à leur portée. Ainsi assailli, l'attelage se renversa ; Thorsfeld, Ark et Freya virent le sol se rapprocher d'eux, dans un mouvement lent, précis, comme en suspens... Puis le choc, terrible, se fit entendre. Dans un craquement sinistre, le chariot s'écrasa au sol, projetant ses occupants en tous sens dans une tempête de bois brisé et de neige soulevée par l'impact. Thorsfeld sentit les barreaux de la cage lui percuter le flanc puis, impuissant, goûta le froid de la neige alors que son corps, tel une poupée de chiffon, était projeté en roulé-boulé sur le sol.

Après qu'il se fut immobilisé au sol, Thorsfeld mit plusieurs secondes à se relever. Totalement sonné, le regard embué par le choc, il sentit qu'il s'était mordu violemment la langue lors de sa chute ; c'est avec en bouche le goût du sang et la douleur de la morsure qu'il regarda autour de lui. Le chariot avait été réduit à néant. Partout autour de lui gisaient des pièces de bois et des morceaux de roues arrachées à leur châssis. La cage avait elle aussi été pulvérisée, et il avait été projeté loin de ce qu'il restait d'elle. Ses menottes, dont la chaîne avait été brisée, étaient cependant toujours intactes autour de ses poignets.

Il vit les Ombergeists se rapprocher. Ils avaient repris leur progression lente et effrayante et l'entouraient, le regardant de leurs yeux morts. Pris de panique, il resta paralysé sur place, apercevant tout juste Ark se relever non loin de lui. Ce dernier eut tout juste le temps de se jeter au sol alors qu'un des Ombergeists l'attaquait, abattant les lames difformes que constituaient ses doigts dans un geste désordonné qui laissa une entaille dans la jambe d'Ark, non loin du genou. Thorsfeld recula lentement face aux créatures qui n'avaient visiblement pas encore décidé de l'attaquer, comme jouant avec ses nerfs avec une délectation sadique, se rapprochant peu à peu d'Ark dont la stature imposante esquivait tant bien que mal les Ombergeists de plus en plus nombreux qui l'assaillaient. L'un d'eux fit décrire un long arc de cercle à son bras, abattant sa lame assez lentement pour qu'Ark puisse tenter de la bloquer à l'aide des menottes qui enserraient toujours ses poignets. À sa grande surprise, les instruments de bois qui le retenaient prisonnier ne résistèrent aucunement aux doigts de la créature, qui les trancha comme si elles étaient faites de papier, créant une coupure si irrégulière que le bois, par quelque miracle, semblait avoir été violemment arraché plutôt que coupé. Ark, les bras soudain libres, décida de riposter et, de son bras bardé de cuir, il frappa de toutes ses forces chaque silhouette monstrueuse qu'il pouvait atteindre, les envoyant à terre dans des éclats de lumière orange. Ça n'était pas suffisant pour les neutraliser totalement : malgré la force dont il faisait preuve, les Ombergeists finissaient toujours par se relever, semblant ne craindre ni la douleur, ni la mort.

Bonjour monsieur, laissez-moi vous débarrasser de ceci…

Thorsfeld se tenait maintenant à quelques mètres d'Ark ; bien que ce dernier puisse seulement repousser temporairement les Ombergeists, lui ne pouvait rien faire sans arme. Et à la vue du nombre d'opposants s'agglutinant autour d'eux, il comprit pourquoi personne n'avait jamais pu décrire les Ombergeists : quiconque les apercevant, même de loin, n'avait aucune chance de survivre à ces adversaires cauchemardesques, qui semblaient immortels et capables d'une force et d'une vitesse surhumaine.

Soudain un éclair blanc fendit les ténèbres de la forêt, et les Ombergeists reculèrent dans un mouvement confus. De l'autre côté de la route, Freya s'était relevée et, dégainant Edelynenlassja avec un geste ferme et résolu, elle avait tranché net dans les rangs des créatures, découpant leur peau dure comme l'acier avec une facilité déconcertante. La surprise et l'effarement étaient passés, et elle était redevenue la combattante chevronnée et impitoyable qu'elle était. Faisant voler sa lame à droite et à gauche avec dextérité, elle repoussait les vagues chaotiques d'Ombergeists avec assurance. Son épée dansait à ses côtés, ses mouvements se muaient en une danse mortelle et parfaitement maîtrisée. Thorsfeld était témoin du fait que jamais il ne pourrait la surpasser en affrontement direct ; c'était même inutile d'essayer, du moins pas sans ses pouvoirs.

Puis, reprenant ses esprits, il s'aperçut que l'occasion était belle de filer. À côté de lui, Ark frappait dans la masse de monstres avec véhémence, et plus loin, Freya était occupée à repousser les horribles créatures qui, dès lors, se concentraient sur les deux combattants. Voyant que les Ombergeists ne faisaient plus vraiment attention à lui, pas plus que ses deux compagnons d'infortune, Thorsfeld tenta le tout pour le tout et, en appelant à tout son courage, il prit la fuite.

C'était sa seule option. En restant avec Ark et Freya, il allait sûrement mourir, tout comme eux. Malgré leurs talents martiaux, aucun des deux ne pourrait résister longtemps à la masse grouillante de créatures inhumaines qui fondait sur eux. Et au mieux, s'ils parvenaient à s'échapper, il serait de nouveau prisonnier. Puisque le destin lui avait envoyé une nouvelle chance de s'en tirer, il devait la saisir. Tant pis pour les Ombergeists, tant pis pour les ténèbres, et tant pis s'il n'avait aucune idée d'où il se trouvait : il fallait fuir, le plus loin possible, le plus vite possible. Pris par l'adrénaline, il commença à courir, quittant la route illuminée par la lumière blafarde qui rayonnait des créatures et se dirigeant vers les ténèbres.

Sa fuite ne dura pas longtemps. Apercevant que son prisonnier tentait d'échapper à sa garde, Freya, tout en continuant sa lutte contre les Ombergeists, saisit l'une des créatures par le poignet, neutralisant ses griffes tordues, et d'un coup violent, envoya la silhouette morbide voler dans les airs, faisant appel une fois de plus à une force que personne ne pourrait la soupçonner de posséder. Sans qu'un seul cri ne sorte de sa bouche couturée, l'Ombergeist traversa la route en gesticulant dans les airs, avant de tomber lourdement sur un Thorsfeld surpris au beau milieu de sa fuite, n'ayant pas même entendu la créature lui foncer dessus. Projeté au sol, il écorcha ses mains et ses genoux contre la terre gelée, alors que l'abomination continuait sa chute dans un fossé naturel creusé par les racines des arbres.

La tentative de fuite de Thorsfeld était un échec.

Soudain, un hennissement terrible se fit entendre ; la masse monstrueuse avait entouré les chevaux rendus libres par la destruction du chariot qu'ils tiraient, et l'un d'eux gisait à terre, l'encolure déchirée par la lame d'une des créatures. Son sang coulait le long de sa peau, venant souiller la blancheur jusqu'alors immaculée de la neige. Le deuxième animal, totalement paniqué, tentait de lutter contre l'ennemi d'une manière totalement désordonnée, fuyant, faisant demi-tour, ruant de tout son possible, mais les Ombergeists finiraient bien par l'attraper et le tuer comme ils l'avaient fait avec le premier. Voyant cela, Freya changea la direction de sa progression. Taillant au jugé parmi les créatures, elle finit par s'ouvrir un chemin et à rejoindre le cheval. Attrapant ses rênes qui volaient en tous sens au gré de ses mouvements terrifiés, elle le fit reposer sabots à terre d'une poigne de fer, avant de monter sur lui avec le peu d'agilité que lui permettait son armure ; cette dernière avait été malmenée par les Ombergeists, dont les lames avaient même réussi à percer l'acier ouvragé des protections.

Une fois sur le dos de l'animal, la jeune fille brandit Edelynenlassja et, faisant charger sa monture qu'elle maîtrisait désormais parfaitement, elle traça un chemin à travers les Ombergeists, abattant sa lame de tous les côté pour éloigner les créatures.

Now back at me. I’m on a horse.

Elle finit par arriver à proximité d'Ark, qui tentait tant bien que mal de repousser les Ombergeists toujours plus nombreux autour de lui. D'un mouvement de la tête, elle lui fit signe de monter derrière lui ; Ark n'attendit pas qu'on le lui demande une seconde fois, et, considérant sa seule chance de s'en sortir, il sauta prestement derrière Freya. Celle-ci fit repartir sa monture, que la peur faisait avancer rapidement malgré la charge importante que représentaient la corpulence massive d'Ark et la lourde armure de Freya. Arrivant près de Thorsfeld, toujours à terre, sous le choc de sa collision avec un Ombergeist volant – et ne comprenant pas vraiment comment une telle chose avait pu se produire –, elle fit ralentir son cheval. S'abaissant le long de la selle sur le flanc de l'animal, elle fit plonger Edelynenlassja et, de la pointe de sa lame, attrapa un des maillons de la chaîne qui était toujours attachée aux menottes dont Thorsfeld n'avait pas pu, comme Ark, se débarrasser. Elle se redressa sur sa selle, attacha la chaîne au pommeau de cette dernière et, avant que l'ex-Dieu-Roi n'ait pu comprendre ce qui allait lui arriver, elle donna du talon contre les flancs du cheval, qui partit au galop à travers la forêt.

La fuite parut interminable, surtout pour Thorsfeld, qui fut traîné par les poignets contre le sol sur une longue distance. Gisant à terre derrière le cheval, traîné par la chaîne attachée à la selle, il buta contre chaque obstacle, chaque protubérance du terrain, glissant sur la neige que les sabots du cheval avaient foulée avant lui, avalant la glace qui l'aveuglait alors que le froid et la douleur se faisaient croissants. Ses vêtements se déchiraient et les bords des menottes mordaient la chair de ses poignets. Après un temps qui lui sembla infini, le cheval ralentit, épuisé. Freya et Ark, toujours montés l'un derrière l'autre sur l'animal, regardèrent autour d'eux avec empressement ; la forêt, toujours silencieuse, était perdue au milieu des ombres, seulement éclairée par la lumière éthérée de l'astre nocturne. Mais des Ombergeists, plus aucune trace ne subsistait, pas le moindre rayonnement de lumière orangée n'apparaissait au milieu des arbres plongés dans la noirceur de la nuit. Alors que quelques flocons de neige se mettaient doucement à voleter dans les airs, ils surent qu'ils avaient réussi : ils avaient échappé à la menace hideuse des Ombergeists, comme personne avant eux n'avait eu la chance de pouvoir le faire.

Thorsfeld était quasiment assommé. Gisant à terre, à moitié recouvert par la neige, il avait du mal à retrouver ses esprits. Ses vêtements étaient en lambeaux et son corps le faisait souffrir d'une douleur intense et diffuse. La seule chose qui parvint à traverser son esprit fut une haine fulgurante, ravivée par la brutalité avec laquelle il avait été traité : ceci non plus ne serait pas oublié, ni pardonné. Il lui tardait plus que jamais d'exercer sa vengeance envers Freya mais, pathétiquement affalé à terre, le visage en sang, il était bien loin du jour où il serait de nouveau en possession de ses pouvoirs.

Freya ne perdit pas plus de temps à observer les environs : l'expérience avait été d'une intensité effroyable, et un sentiment de malaise glauque emplissait toujours l'atmosphère. Il fallait partir, le plus vite possible, et rejoindre enfin Absenhel, afin d'être en sécurité. Elle ne devait pas risquer de perdre ses prisonniers dont la valeur était inestimable, et il lui fallait pouvoir témoigner de ce qu'elle avait vu : pour la première fois, quelqu'un pouvait mettre une image sur la menace invisible des Ombergeists.

Brusquement, elle se retourna sur sa selle et, d'une poussée du coude, elle fit basculer Ark sur le flanc du cheval. Ce dernier, avant d'avoir réalisé l'attaque, tomba lourdement sur le sol. Il ne tarda pas à se redresser sur son séant, jetant un regard mi-étonné, mi-courroucé en direction de Freya. Cette dernière pointa la lame d'Edelynenlassja vers lui, lui lançant un ordre qui n'autorisait aucune réplique :

À Absenhel, la patrouille terminait son tour des remparts. La nuit était totalement tombée, et l'heure était venue de fermer les portes de la ville jusqu'au lendemain matin. Le capitaine d'unité, attendant que ses hommes descendent les escaliers menant au mécanisme de commande du pont-levis, observa la forêt, ne pouvant s'empêcher de frissonner en contemplant cette masse d'arbre informe plongée dans les ombres. Bien sûr, la nuit n'était pas plus noire qu'avant, et la forêt avait toujours été la même pendant toutes les années qu'il avait passées à Absenhel. Mais ces derniers temps, elle grouillait d'une menace muette et invisible. De nombreux cadavres de voyageurs avaient été retrouvés, la gorge lacérée, probablement tués par ces Ombergeists que personne n'avait jamais vus, sans qu'on sache vraiment pourquoi ; il semblait que les créatures, si c'en était bien, se contentaient de tuer humains et animaux sans rien en tirer.

Il entendit le cliquètement caractéristique de la chaîne enchâssée dans les roues et les mécanismes de bois du pont-levis, et toute peur s'envola soudain, chassée par le sentiment rassurant de sécurité qu'offraient les murs épais de la ville. Rien ne pourrait briser ces murs, pas même les Ombergeists, si d'aventure il leur arrivait de sortir des ténèbres de la forêt.

Alors que le pont-levis commençait sa montée, il aperçut un point sortant de la forêt, parfaitement par hasard tant il était perdu dans la nuit. Il le vit approcher de l'entrée de la ville dans un mouvement régulier. La silhouette était massive mais semblait humaine. Plusieurs hommes, probablement. Le capitaine se saisit d'une longue vue traînant sur une chaise appuyée à un créneau, qu'il déroula prestement. À travers l'instrument, il vit que la silhouette noire était en fait constituée d'un cavalier, derrière lequel marchaient deux hommes à la corpulence bien éloignée l'une de l'autre. L'un d'eux était attaché au cavalier par une chaîne, alors que son voisin semblait suivre le cheval sans y être contraint par aucun lien. À bien y regarder, il vit que le cavalier portait une armure qui n'était pas sans lui en rappeler une bien connue. Au fur et à mesure que le trio approchait des portes de la ville, il eut de moins en moins de doute : la personne chevauchant la monture était Freya Helland, la Déicide.

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