rik contempla la tache ronde que sa tasse avait laissée sur son bureau. Le café, plus sombre sur les bords du cercle humide, laissait une trace brune jurant avec la propreté parfaite de son espace de travail. Il décida de défier son propre côté maniaque en laissant la tache trôner là ; mais après avoir regardé le mur pendant quelques minutes en essayant de songer à autre chose, il finit par se saisir d'un torchon et fit disparaître la trace de café.
C'était ses dernières heures à Black&Nichols avant son voyage en Suède. Il disposait de quelques jours de congé avant de partir, puis il devrait se rendre au Salon International des Producteurs Textiles de Stockholm. Bien que sa charge de travail soit réduite au minimum – tout au plus quelques papiers à classer, de l'ordre à faire dans ses tiroirs déjà parfaitement rangés – il n'avait aucunement le temps de s'ennuyer tant il tentait de rester le plus éveillé possible.
Il s'était bien aperçu lors de ses dernières nuits à Dromengard que si quelqu'un le réveillait dans son monde onirique, il tombait instantanément endormi dans le monde réel. C'était la première fois que quelque chose ayant lieu à Dromengard pouvait avoir une influence sur le monde réel, et il comptait bien s'y soustraire autant que possible. D'autant que tomber endormi au milieu des bureaux de Black&Nichols aurait paru étrange et il ne tenait pas à attirer l'attention de ses collègues, qui auraient bien fini par le trouver inconscient sur son bureau – à supposer que l'un d'entre eux ne vienne travailler un jour, hypothèse en laquelle Erik croyait de moins en moins tant les bureaux restaient régulièrement vides.
La nuit précédente, il avait échappé aux Ombergeists en compagnie de Freya et Ark. Après une interminable marche, ils avaient finalement atteint Absenhel, où Freya les avait de nouveau enfermés dans une cellule. Cette dernière aurait pu à n'importe quel moment revenir et tenter de le réveiller ; il n'avait aucune idée de ses plans, ni de ce qu'elle avait prévu pour lui. En résultat, il devait éviter qu'elle puisse l'attirer contre sa volonté à Dromengard, et espérait que les litres de café et de boisson énergisante qu'il avait avalés tout au long de la matinée pouvaient le prémunir contre cela. Il y avait néanmoins une faille de taille dans cette idée : il avait atteint un niveau d'énervement et de fébrilité inquiétant. Sa main, à plusieurs reprises, avait subi des tremblements tels qu'il avait renversé une tasse pleine de café sur la moquette – heureusement déjà brune grâce aux goûts esthétiques douteux des décorateurs de la société – et déchiré une ou deux feuilles en les tirant trop fort hors d'un tas de dossier, ou en les perçant de la pointe de son stylo.
Son énervement ne réduisait évidemment aucunement sa haine envers Freya ni son envie de se débarrasser d'elle ; mais comment réaliser une telle chose ? Il ne suffisait pas de se soustraire à sa garde, mais aussi de la tuer, si possible de façon grandiose. À l'heure actuelle, il en serait incapable : la jeune fille était bien plus forte et expérimentée que lui, et même s'ils se retrouvaient seuls un instant, il n'aurait aucune chance. Et puis, il n'arrivait pas à se convaincre qu'un étranglement discret dans un couloir sombre correspondait à son idée d'une mise à mort épique. Non, définitivement, la meilleure chose qu'il avait à faire pour le moment était de s'échapper, quelle qu'en soit la manière, et d'enquêter seul sur la disparition de ses pouvoirs, et l'éventuelle façon de les récupérer. Après tout, il semblait que Freya elle-même ne savait rien à ce sujet, ou en tout cas n'était pas décidée à lui laisser la moindre information. Avait-elle, comme elle le prétendait, simplement « trouvé » Edelynenlassja ? Que ce soit le cas ou pas, il suffirait qu'il retrouve ses pouvoirs, et revienne la tuer à l'apogée de sa puissance retrouvée. Maintenant qu'il savait que son épée avait le pouvoir de le tuer, il ne laisserait plus la moindre ouverture à Freya : son effet de surprise dissipé, elle n'aurait aucune chance. Erik frémit à l'idée d'obtenir enfin sa vengeance ; ce léger plaisir fit trembler son bras d'une telle force qu'il renversa de nouveau sa tasse. Un bref instant, il se souvint qu'elle était vide, donc qu'il n'aurait pas à nettoyer le sol cette fois-ci. Puis la tasse heurta la moquette et se brisa en une multitude de minuscules morceaux.
Dans un soupir, Erik se leva pour aller chercher un balai. En passant, il en profita pour remettre en route la cafetière.
Pendant qu'il ramassait les débris de sa tasse – qui l'avait fidèlement servi depuis ses débuts à Black&Nichols – il réfléchit à son plan d'action. Il ne savait pas comment il allait échapper à Freya, et cela, seul l'avenir le lui dirait. Après tout, il s'était déjà passé beaucoup de choses extraordinaires qui lui avaient donné la sensation que le destin lui réservait quelque chose de spécial, et l'attaque des Ombergeists n'était que le dernier exemple en date. Peut-être qu'un nouvel événement du même acabit lui permettrait enfin de s'enfuir ? Toujours était-il qu'une fois parti, il savait vers où se diriger : Halsring.
Halsring était le domaine de Thorsfeld, une partie de Dromengard dans laquelle aucun humain ne pouvait pénétrer, entourée par la mer d'Alfrost. C'est là que se trouvait Dole-Halsring, une tour noire comme la nuit et plus haute que la plus haute tour du plus haut château humain. Selon la légende, cette tour reliait la terre et le Termalath, le domaine des dieux qu'habitaient Addaltyn et Edelyn. De façon plus terre-à-terre, Dole-Halsring était surtout la résidence de Thorsfeld, un palais qu'il avait créé et où il passait ses nuits quand il n'était pas occupé à contempler Dromengard ou à tourmenter ses habitants. Erik ne savait pas dans quel état se trouvait Halsring, qui avait probablement subi ses années d'absence ; mais c'était le seul endroit où il pouvait se rendre, et s'il devait trouver des indices sur sa condition, c'était là-bas qu'il aurait le plus de chances d'en trouver. Et même si ce n'était pas le cas, il pourrait profiter du confort de son palais, bien éloigné de son minuscule appartement parisien. Encore fallait-il qu'il y parvienne...
Ne trouvant pas de pelle, il laissa les débris de la tasse à terre, puis, se redressant, il contempla les bureaux de Black&Nichols, toujours aussi désespérément vides. Considérant son travail quasiment achevé et son état de fébrilité avancé, il décida une fois de plus de faire une entorse à sa règle personnelle de ne jamais quitter le travail avant l'heure, et de partir immédiatement. Il trouverait bien à s'occuper une fois chez lui, et s'il devait plonger contre son gré dans son aventureux sommeil, il n'aurait rien d'autre à craindre qu'un contact brusque entre son crâne et le sol.
Il enfila sa veste, réarrangea sa cravate, coinça sa serviette sous son bras et, se baissant de nouveau, ramassa les débris de ce qui fut autrefois sa tasse dans l'idée de les jeter dans la première poubelle qu'il rencontrerait – celle de son bureau étant pleine en cette fin de semaine – après quoi il quitta la pièce.
Arrivé dans l'entrée des bureaux parisiens de Black&Nichols, il s'aperçut qu'il avait toujours les minuscules morceaux de céramique dans les mains. Tournant sur lui-même pour chercher une poubelle du regard, il trébucha sur le bord d'un tapis ; au lieu de lâcher les débris qu'il tenait pour se rattraper à quelque chose, il eut le réflexe malheureux de serrer les mains avec force autour de ce qu'il tenait et, avant d'avoir réalisé qu'il tombait, il heurta le sol de tout son poids.
Se relevant, son premier réflexe fut de vérifier que personne ne l'avait vu : il ne tenait pas à être aussi ridicule dans le monde réel qu'il l'était en ce moment à Dromengard. Heureusement pour lui, les bureaux étaient toujours aussi vides, et les quelques pièces occupées étaient fermées. Néanmoins, en regardant ses mains, il vit que ces dernières, toujours crispées autour des débris de sa tasse, avaient souffert de la chute ; après avoir brusquement serré la céramique effilée et avoir subi les tristes effets de la pesanteur, ses doigts étaient coupés à plusieurs endroits et son sang coulait dans ses paumes. Encore étourdi par sa pirouette imprévue, il vida ses mains dans une poubelle du couloir et alla s'enfermer dans les toilettes les plus proches. Là, il nettoya ses mains sous l'eau.
Contemplant son sang se diluer dans l'eau fraîche coulant du robinet, il sentit sa tête tourner légèrement ; cela l'amusa, et il pensa en souriant qu'il en faudrait plus pour le mettre à terre.
Heureusement pour ses illusions quant à sa propre robustesse, il était déjà inconscient lorsque son corps heurta de nouveau le sol.
À Absenhel, l'arrivée soudaine de Freya Helland avait causé un certain émoi. Elle s'était dépêchée d'enfermer Ark et Thorsfeld dans une cellule tout au fond des souterrains de la ville, afin de ne pas attirer l'attention sur ses célèbres prisonniers. Elle se trouvait maintenant dans la plus belle et vaste salle de réception du château, où le bourgmestre avait ordonné qu'on lui serve un repas aussi grandiose que possible. Il était si rare qu'une personne de l'envergure de Freya soit présente en ces murs ! La jeune fille pouvait enfin se reposer, physiquement et mentalement, après les événements étranges et terrifiants dont elle avait été témoin ces derniers jours ; elle ne laissait rien entrevoir cependant, laissant parler le bourgmestre extatique alors que la table, autour de laquelle étaient aussi assis les notables et les nobles de la ville, se remplissait de mets exquis que les domestiques amenaient dans un flot continu et avec une révérence discrète. Viandes et plats cuisinés se succédaient dans de grandes assiettes cerclées de métaux précieux et de motifs complexes, ne dépareillant pas avec la vaisselle magnifique et les couverts en or et argent décorés par des orfèvres inspirés. Absenhel, bien qu'étant une ville de petite taille, jouissait visiblement d'une coquette prospérité.
Elle portait toujours Edelynenlassja à ses côtés. Sa lame ne la quittait jamais, même lorsqu'elle ne portait pas son armure. Elle avait demandé des habits en arrivant à Absenhel, car elle n'avait rien apporté qui ne soit portable en bonne compagnie en quittant Offarhel ; on lui avait apporté une tenue très raffinée, rouge et brune, constituée de nombreuses couches de tissu finement cousu et d'une ceinture large. La tenue lui plaisait, notamment parce qu'on avait eu le bon goût de ne pas lui proposer de robe, vêtement qu'elle détestait porter. Elle avait détaché ses cheveux, qui couraient sur ses épaules, chose qu'elle faisait rarement – de façon générale, elle se moquait bien de son allure ; son apparence n’était calculée que dans l’optique de faciliter le port de l’armure. Dans tous les cas, son air sombre et sa balafre à l'œil rappelaient en permanence sa condition de combattante, et offraient une impression de sa personne qui lui convenait parfaitement.
Freya remarqua qu'en effet, la place à sa droite était libre depuis le début du repas.
Slen Aarland vint s'asseoir aux côtés de Freya. Il était le Grand Prêtre d'Addaltyn, et à ce titre, dirigeait l’Église du Dieu du Temps, comme ses vêtements en attestaient : il portait un chapeau droit à larges bords orné d'un blason impérial en argent, et un manteau assorti d'un bleu si foncé qu'on aurait pu le croire noir. C'étaient là l'accoutrement habituel des prêtres d'Addaltyn, proche de celui porté par le Dieu dans les présentations qui en étaient faites ; les habits d'Aarland étaient cependant d'une qualité bien supérieure à ceux de simples religieux : son manteau était orné de deux rangées de boutons en argent et de nombreuses décorations faites du même métal précieux dans le dos et sur les manches. Il portait de plus une écharpe couleur anthracite.
Freya et lui se détestaient cordialement.
Aarland plissa légèrement les yeux en regardant la jeune fille qui continua de manger sans lui prêter le moindre regard. Le prêtre d'Addaltyn était un homme d'un âge avancé, mais son visage n'en trahissait rien ; comme tous les Alyvs, ces êtres décédés qu'une procédure mystique avait ramenés à la vie, il avait la peau et les cheveux plus blancs que de la porcelaine, des yeux verts pâle à la pupille vide et des cicatrices fines et parfaitement régulières qui couraient le long de son visage ; elles formaient un motif unique constituant la signature du nécromancien qui l’avait arraché à la mort. Freya savait que les Alyvs étaient une communauté réduite et très strictement encadrée, d'une importance majeure pour la cohésion de l'Empire, et qu'ils n'étaient pas moins humains dans leur condition qu'avant leur mort, mais à ses yeux, le fait qu'Aarland en soit un ne prêchait pas en leur faveur.
Le bourgmestre, réalisant la tension entre ses deux prestigieux invités, préféra se tourner vers un de ses conseillers assis du côté opposé pour engager une conversation.
Freya continua de manger, les mains crispées contre ses couverts. Elle tentait de rester le plus calme possible face à cet homme qu'elle avait détesté depuis leur rencontre, il y a six ans, et qu'elle considérait comme nocif et retors ; à son grand malheur, l'Empereur semblait apprécier les conseils d'Aarland et avait en lui une confiance qui n’admettait aucune objection. Pour ce qui était de paraître calme et posé, le prêtre d'Addaltyn était cependant bien plus à l'aise que l’impulsive Freya.
Freya posa ses couverts, lentement, regardant fixement devant elle.
Les yeux de l'Alyv se dilatèrent sous le coup de la surprise, déformant le dessin des cicatrices sur son visage.
Le prêtre tourna son siège vers Freya d'un geste brusque, lui agrippant le bras avec autorité. Son visage était déformé par une incompréhensible fureur et ses yeux grands ouverts jetaient un regard fou au visage de la jeune fille, qui lâcha sa fourchette sous le coup de la surprise.
Freya, encore sous le coup de la surprise, contempla l'homme face à elle, puis dirigea son regard vers sa main, dont l'étreinte contre son bras rendait les veines saillantes sous la peau brune.
Aarland sembla reprendre ses esprits. Il desserra son étreinte d'une geste sec.
Elle haussa la voix pour énoncer sa dernière phrase, ce qui lui valut les regards interloqués de quelques-uns des nobles assis autour d'eux. Aarland ne dit pas un mot ; son visage avait retrouvé sa froideur figée et il fit signe à un serviteur de venir remplir son verre, ne jetant plus un seul regard à Freya. Cette dernière, les sourcils toujours froncés, se tourna de nouveau vers son assiette ; il lui tardait que le repas se termine, ainsi que la nuit qui l'attendait. Plus que jamais, elle n'avait qu'une envie : mettre le plus de distance possible entre elle et Slen Aarland. Un détail dans le discours de l'Alyv l'avait en effet frappé. Car n'importe qui, en parlant des Ombergeists, ces monstres que personne n'avait jamais vus, aurait commencé par demander à quoi ils ressemblaient.
Aarland ne l'avait même pas mentionné. Et cela changeait tout.
Thorsfeld se réveilla en sursaut, couvert de sueur, comme on s'extirpe d'un mauvais rêve au milieu de la nuit. La nuit était là, mais le cauchemar, lui, était absent. Il sut immédiatement la raison de son éveil à Dromengard : dans le monde réel, il était tombé inconscient, terrassé par une perte de quelques gouttes de sang seulement. Il se sentit ridicule.
Il épongea son front d'un revers du bras en posant le pied à terre. Il se trouvait de nouveau dans une cellule, un décor de pierres moisies qui commençait à lui être familier. Le sol était glacé, mais il se mit debout et fit quelques pas dans sa geôle, qu'il partageait avec Ark. De son compagnon d'infortune, l'obscurité ne lui permettait de voir qu'une silhouette noire allongée sur une paillasse, dans un coin de la pièce. Un léger ronflement lui indiquait cependant que le Prince de Nornfinn était bel et bien endormi.
Il regarda à travers les barreaux qui ornaient la fenêtre ; la nuit était encore jeune. Les lumières de la ville irradiaient le ciel, signe que ses habitants ne s’était pas encore tous offerts au sommeil. Il aurait pu retourner se coucher, se réveiller dans le monde réel, repartir de chez Black&Nichols avec une bosse sur le crâne et attendre que le jour se lève sur Absenhel pour y retourner, mais il ne le fit pas. Tant pis pour son état dans le monde réel, tant pis s'il passait la journée assommé dans les toilettes fermées à clé des bureaux de Black&Nichols, tant pis pour tout cela : il fallait qu'il s'évade de sa prison. Maintenant.
« Je n'ai absolument aucune idée de comment faire », se dit-il distinctement dans sa tête, comme pour bien appuyer son impuissance. Il regarda le mur en face de lui pendant près d'une minute, les yeux vides, sans même réfléchir à quoi que ce soit. Puis il tourna la tête vers Ark.
Ce dernier fut réveillé brusquement de quelques délicats coups de pied dans les côtes. Il feint le sommeil quelques secondes avant que Thorsfeld ne s'approche pour lui en envoyer une salve supplémentaire. Mais avant que ce dernier ait pu le faire, il entendit son compagnon de cellule grommeler d'une voix ensommeillée, faisant toujours face au mur :
Thorsfeld lui envoya un nouveau coup de pied rageur. Ark se redressa soudain.
Un court moment de silence suivit la tirade de Thorsfeld.
Sur ces mots, il se recoucha sur le flanc, tournant le dos à Thorsfeld.
Ark lança un grognement indistinct. Soudain, une cloche retentit à l'extérieur. Puis deux. Puis beaucoup d'autres. Bientôt, une clameur intense entoura la ville, rumeur mélangée de bruits de foule et de cloches de garde. Un bruit sourd et puissant se fit soudain entendre jusque dans leur cellule, comme un mur s'écroulant. Comme de nombreux murs s'écroulant. Ark se redressa avec une vitesse folle et bientôt, lui et Thorsfeld se disputaient le peu de place disponible devant la petite fenêtre barrée de métal qui ouvrait vers la ville. Aucun d'eux n'en crut ses yeux lorsqu'ils virent la cause de ce chaos sonore.
Absenhel était victime de quelque chose qui n'avait pas survolé l'Empire depuis plus de six ans. Elle était attaquée par un dragon.
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