Chapitre 13

lettrine bsenhel était en proie à la panique. Jamais, auparavant, une contrée aussi éloignée de Nornfinn – en plein cœur de l'Empire ! – n'avait été en proie à une attaque de dragon. On les disait disparus depuis des années. Pourtant, la gigantesque créature qui s'avançait vers le cœur de la ville, semant le chaos après avoir détruit les épaisses murailles de pierre du mur d'enceinte, était bien un dragon, personne ne pouvait en douter : une tête aux yeux noirs couverte d'une épaisse carapace ornée de cornes, reliée au corps par un cou musculeux, une peau épaisse parcheminée et en bonne partie couverte par des écailles, une queue et des ailes gigantesques... Le dragon était vieux, à n'en pas douter, et à ce titre, avait atteint une taille qui ridiculisait les plus grands bâtiments de la ville. Sa peau, à travers les écailles, laissait entrevoir une lueur bleue qui semblait irradier l'air nocturne autour de la bête. Cette dernière, sans raison précise, semblait s'attacher à tout détruire autour d'elle ; bâtiments, arbres et murs volaient en éclats sous ses griffes.

Bonjour. Je suis un dragon. Je suis difficile à dessiner. Vous voyez, vous n’êtes pas les seuls à avoir des problèmes de dragon, alors cessez de vous plaindre pour un peu de brique cassée.

Les soldats n'en menaient pas large ; peu d'entre eux avaient déjà vu un dragon de leurs propres yeux, et moins encore en avaient déjà combattu un – les chances de survie étaient minces quand l'adversaire disposait de telles créatures, ce qui expliquait que l'Empire n'avait toujours pas réussi à étendre son influence jusqu'à Nornfinn.

La clameur de la foule paniquée et le bruit sourd de la ville en proie à la destruction avait attiré tous les hôtes du château à l'extérieur : le bourgmestre et les nobles de la ville regardaient le dragon, sombre silhouette s'agitant au loin, sans être capable de réagir à la menace. Parmi eux, Freya regarda la bête un instant, s'imprégnant de la situation, réfléchissant à la meilleure réaction à entreprendre. La silhouette massive s'approchait de plus en plus du château, et avec elle, les instincts primaires de la jeune fille refaisaient surface, peu à peu. Loin de la peur muette de son entourage, elle regarda autour d'elle et constata que Slen Aarland avait disparu – il avait probablement déjà pris la précaution d’aller se cacher.

Elle prit une longue inspiration, les yeux fermés, serrant Edelynenlassja dans son fourreau.

Elle avança droit devant elle, sortant lentement sa lame de son fourreau, les yeux braqués vers le monstre à l'horizon. Les soldats lui emboîtèrent le pas, s'engageant dans le large escalier menant aux rues de la ville. Les nobles les regardèrent partir, sans dire un mot, toujours pétrifiés de peur. Les dragons étaient la terreur de Dromengard, des monstres craints depuis des siècles, bien avant les insaisissables Ombergeists ; mais l'épée de Freya avait autrefois déchiré la chair d'un Dieu et vaincu un être immortel. Si elle ne pouvait pas repousser un dragon, qui le pourrait ?

Les dragons de Dromengard étaient des créatures mythiques et terribles. Leur taille, tout d'abord, était impressionnante, ainsi que leur carapace impénétrable et leurs crocs et griffes capable de détruire la pierre et de déchirer l'acier le plus résistant. Mais leur atout le plus terrible était leur capacité à résister à l'Alfrost.

L'Alfrost était un liquide qui coulait en de rares endroits de la planète ; la concentration la plus notable de cet élément était la mer d'Alfrost qui entourait Halsring, le domaine du Dieu-Roi. Pourtant, c'était là l'essence de Dromengard, le symbole parfait de ce monde de glace, car rien au monde n’était plus froid que l’Alfrost. Ce liquide ne pouvait geler ; à l'inverse, toute matière qui y était plongée devenait instantanément froide comme la mort et se transformait en glace. Rien ni personne ne pouvait toucher l'Alfrost, même pendant le plus bref instant, sans mourir gelé ; en résultat, la plupart de ceux qui repéraient la fumée caractéristique qui s’en échappaient lorsqu’il s’évaporait au contact de l’air s’en éloignaient sans attendre. D'ailleurs, très peu de gens avaient déjà réellement vu de l'Alfrost, car le liquide demeurait caché en permanence sous l’épaisse fumée blanche qui en émanait.

Il y avait cependant une exception à la règle voulant que son contact puisse geler n'importe quelle matière : les dragons y étaient immunisés.

Le sang de dragon, en effet, était la seule chose capable d'entrer en contact avec l'Alfrost sans se pétrifier, et cette propriété se transmettait au corps tout entier de ces créatures. Il était dit que les Princes Dragons de Nornfinn en connaissaient la raison, mais personne n'en était sûr. Thorsfeld lui-même ne savait pas pourquoi les dragons pouvaient échapper aux propriétés de l'Alfrost, qu'il avait pourtant fixées avec une absence totale d'exception. Les dragons faisaient partie de ces entités de Dromengard qui avaient totalement échappé à son arbitrage.

L'Alfrost, en résultat, était devenu un élément entièrement lié aux dragons ; ces derniers en gardaient en permanence dans une poche située à côté d'un de leurs estomacs, et pouvaient l'utiliser à diverses fins : tout d'abord, en contractant cette poche, ils augmentaient la pression à l'intérieur, ce qui faisait s'évaporer le liquide qu’elle contenait. L'Alfrost gazeux, proche de la température ambiante, devenait beaucoup plus léger que l'air, et rendait le dragon moins lourd, lui permettant de voler avec facilité grâce à ses larges ailes, et ce malgré son poids. Mais l'Alfrost était aussi une arme redoutable pour le dragon, puisqu'il pouvait le cracher par la gueule ; le flot ainsi expulsé gelait instantanément tout ce qui se trouvait dans son passage. Si un matériau était trop résistant pour le dragon, il pouvait ainsi le geler et le rendre plus cassant que du verre. Et bien sûr, personne ne pouvait survivre à un jet d'Alfrost...

Ark et Thorsfeld étaient toujours figé face aux barreaux de leur cellule. Ils voyaient la silhouette sombre aux reflets bleutés s'approcher inexorablement du château au centre de la ville, impuissants, coincés dans leur cellule, qui se trouvait au pied dudit château.

Dehors, des soldats avaient commencé à s'approcher de la bête, et des archers tentaient de défendre la ville en tirant sur une des cibles les plus facile à atteindre de leur carrière ; néanmoins, rares étaient leurs flèches qui parvenaient à se planter dans le corps du dragon, tant il était couvert de carapaces et d'écailles. Et quand bien même les projectiles y parviendraient, la peau de l'animal était bien trop épaisse pour que cela lui cause le moindre dommage. Des bruits puissants se firent entendre : des soldats armés de fusils – rares étaient les villes qui, comme Absenhel, pouvaient s'offrir ces armes modernes – avaient commencé à attaquer le dragon à leur tour. Ce dernier, pour la première fois, dût se sentir menacé ; il lança un premier jet d'Alfrost, suivi de nombreux autres, crachés au hasard. De nombreux soldats furent touchés, et plus encore de bâtiments s'écroulèrent, leurs pierres gelées et bleuies par l'Alfrost. Entre les remparts et le château, le dragon avait d'ores et déjà laissé dans son sillage un paysage de ruines et de désolation, auquel s’ajoutaient désormais des quartiers entiers pris dans la glace.

Thorsfeld le regardait avec un air consterné. C’était prévisible, mais Ark était du côté du dragon.

Soudain, les yeux du Prince de Nornfinn s'écarquillèrent et il eut tout juste le temps de s'éloigner de la fenêtre en entraînant Thorsfeld avant qu'un souffle glacé s'y engouffre : l'Alfrost craché par le dragon avait balayé le mur de la prison. Pendant un instant, la pièce sembla s'emplir d'eau gelée ; la peau de Thorsfeld sembla hurler en protestation du froid extrême. Cela ne dura qu'un instant, mais même une fois l'air de la pièce revenu à la normale, il sentit des picotements intenses sur toute la surface de son corps.

Ark l'avait plaqué avec lui à terre ; ils se relevèrent pour constater que la fenêtre de leur cellule, ainsi que ses barreaux et le mur tout autour d'elle avait été prise dans le souffle gelé : de la glace luisante recouvrait tout, leur donnant une légère lueur bleue dans la nuit. Thorsfeld s'approcha sans un mot, prit les barreaux dans ses mains et tira d'un coup sec : ils se brisèrent avec un bruit de verre, faisant tomber à terre des centaines de petits éclats de glace. Le mur, lui aussi, s'effritait, comme du cristal brisé. L'Alfrost avait fait son œuvre. En quelques coups, l'ex-Dieu-Roi créa dans le mur un passage assez grand pour pouvoir quitter sa cellule et se trouver dans la rue. Une bouffée de satisfaction l'étreint : une fois de plus, la chance lui souriait ! Il n'avait eu qu'à attendre, et, de nouveau, une occasion de s'enfuir s'était présentée à lui. Il s'agissait de ne pas la gâcher.

Puis il se souvint qu'il lui fallait encore, pour s'enfuir réellement, quitter la ville en proie à l'attaque d'un dragon gigantesque qui se tenait à une centaine de mètres seulement de lui. Son enthousiasme en prit un coup.

Ark reprit soudain ses esprits.

Lui et Thorsfeld traversèrent le mur l'un après l'autre, puis se trouvèrent dans la rue longeant le château. Tout y était gelé : les pavés, les arbres, la haute maison qui faisait face à eux... Et même un soldat, transformé en statue de glace affalé contre le mur. Un de ses compagnons, sûrement surpris en train de courir, gisait à terre, en morceaux. La tête et une bonne partie du buste reposaient au sol, devant des petits tas de glace éparpillés qui, autrefois, devaient être le reste de son corps. Thorsfeld les regarda un instant puis, voyant qu'Ark n'y faisait pas attention et commençait à s'éloigner vers une rue adjacente, se mit à courir pour le rattraper.

Ils se dirigèrent en courant à travers la ville, dévalant les rues pavées, laissant loin derrière eux la prison au mur éventré. Ils croisèrent des bâtiments détruits, des murs écroulés, et aperçurent quelques cadavres de civils et de soldats, victimes de l'Alfrost ou des griffes du dragon. Thorsfeld finit cependant par se rendre compte qu'Ark ne se dirigeait pas tout à fait vers les remparts, comme il le pensait : il allait vers la source du bruit, mélange de cris et de rugissements furieux.

Ark arrêta de courir. Il se tourna vers Thorsfeld, l'air grave.

Thorsfeld, qui se trouvait maintenant à quelques mètres d'Ark, eut un instant de silence en regardant en face de lui alors que la peur s’emparait de ses yeux. Ark se retourna et vit à son tour la cause de la terreur de l'ex-Dieu-Roi : le dragon se trouvait derrière eux, entouré des ruines de la ville. L'énorme tête de la bête était abaissée près du sol, laissant émaner de sa gueule d'épais effluves de fumée d'Alfrost. Ses griffes profondément enfoncées dans le sol, il semblait contempler le Prince de Nornfinn et l'ex-Dieu-Roi du plus profond de ses yeux noirs, étendant son long cou écailleux pour se rapprocher d'eux. Ark se retourna sur lui-même pour faire face au dragon, gigantesque face à lui, semblant n'avoir subi aucun dommage malgré les nombreuses flèches fichées dans sa peau.

Fuyez, pauvres fous !

La lumière bleu émanant de la peau du dragon, créée par la réaction du sang et de l'Alfrost, illuminait la scène, et notamment le visage d'Ark. Ce dernier ne semblait pas apeuré ni même méfiant, ce qu'aurait pourtant été n'importe qui face à cette gargantuesque masse de muscle et d'écaille ; Ark, de fait, paraissait heureux, comme s'il retrouvait un vieil ami depuis longtemps perdu de vue. L'instant de répit ne dura pas longtemps : le dragon prit une grande inspiration, recula la tête en commençant à ouvrir la gueule, laissant entrevoir une lueur bleue menaçante au fond de sa gorge. Ark, surpris et hébété, ne réagit pas. Il ne bougea pas d'un pouce, jusqu'à ce que Thorsfeld se jette sur lui pour l'écarter, juste assez vite pour lui éviter d'être gelé par le souffle d'Alfrost que cracha le dragon. Ils dégringolèrent sur les pavés alors que des flots de liquide cristallin ruisselaient et inondaient le sol, partant en fumée et couvrant de glace tout ce qu’il touchait. La cape de Thorsfeld, atteinte par le liquide, gela instantanément sur plus de la moitié de sa surface, et se brisa en minuscules morceaux qui s'écrasèrent au sol.

Affalés sur les pavés, Ark et Thorsfeld reprenaient leur esprit. Ark n'arrivait pas à croire en l'attaque subite du dragon. Thorsfeld, lui, s'était quasiment assommé en se jetant sur Ark, qui, comparé à l'ex-Dieu-Roi, était un véritable mur de muscle. Il réussit cependant à se remettre sur ses pieds.

Cette fois, Ark ne se fit pas prier. Ils se remirent à courir – dans une trajectoire légèrement zigzagante dans le cas de Thorsfeld – profitant que l'attention du dragon était détournée par un régiment de soldats qui arrivaient de l'autre côté pour l'attaquer.

Le fait que Freya les ait enfermés en secret dans les geôles de la ville avait un avantage : Les soldats qu'ils croisaient ne connaissaient pas leur visage et ne faisaient pas attention à eux. Ils purent ainsi passer sans problème le premier mur d'enceinte, les menant à une seconde zone de la ville. Passant près d'une place au pavage défoncé, ils aperçurent plusieurs cadavres de militaires gisant au sol. L'un d'eux était un fusilier dont l'arme, encore intacte, avait roulé à quelques mètres de ses mains ensanglantées. Ark s'en approcha et s'empara de l'arme.

Soudain, Thorsfeld aperçut une silhouette qui les regardait de l'autre côté de la place. Freya, à quelques dizaines de mètres d'eux, restait immobile, les contemplant sans dire un mot. L'épée à la main, les vêtements déchirés, elle était couverte d'éraflures et de sang séché, sans pour autant perdre son aura redoutable, bien au contraire. Ark se releva lentement, le fusil à la main. Ils se toisèrent longtemps, tous les trois, au milieu de la place entourée de bâtiments détruits et effondrés. Puis une dizaine de soldats passèrent en courant derrière Freya, se dirigeant vers l'endroit où se trouvait le dragon, plus haut dans la ville. Freya brisa son immobilisme et, quittant les deux fugitifs des yeux, suivit les soldats en courant.

Ils reprirent leur course et, peu de temps après, ils traversaient les murailles en escaladant les ruines des remparts que le dragon avait détruit en pénétrant dans la ville. Le bruit provoqué par le chaos du combat s'était atténué au fur et à mesure qu'ils s'éloignaient du château au centre de la ville, et n'était plus, alors, que des bruits sourds et indistincts provenant d'une lueur bleue lointaine. Ark eut un dernier regard derrière lui, puis les deux fugitifs s'éloignèrent dans la plaine, se perdant dans les ténèbres de la nuit.

Ils ne virent pas l'Ombre qui, au loin, observait la ville, silhouette noire se détachant sur le ciel nocturne. Il sifflotait un air léger sous son large chapeau noir. Hochant la tête, toujours tourné vers la ville en proie au chaos, il ajusta son couvre-chef sur sa tête. Puis, se retournant vers la forêt, il disparut à son tour dans la nuit.

Freya leva la tête. L'astre solaire rayonnait timidement, réduit à l'état de forme parfaitement ronde et blanche au milieu du ciel nocturne, qui s'était éclairci ; il était enfin possible de voir clairement les lumières des villes de l'autre côté du globe, traversant les cieux pour déposer leur lumière sur les terres de Dromengard.

Le chaos d'Absenhel, lui aussi, se dissipait lentement. Le cadavre du dragon gisait sous les pieds de la jeune fille, le ventre lacéré d'un nombre incalculable de coup d'armes diverses. Sa carcasse gigantesque était affalée sur la surface d'une rue entière, ses ailes déployées contre le sol. Une bonne partie de la ville avait été détruite, des quartiers entiers étaient en ruine, et les morts et blessés se comptaient par centaines. Des soldats couraient à droite et à gauche pour aider les blessés ou retrouver les corps ensevelis sous les ruines, en évitant les parties de la ville encore gelées par l'Alfrost.

Elle avait vu Thorsfeld et Ark plus bas dans la ville. Elle les avait vus s'enfuir. A l'heure qu'il était, ils devaient être loin. Elle n'avait aucune idée de la direction vers laquelle ils étaient partis, ni de leur but. La fatigue l'étreignait, et son corps meurtri la faisait souffrir.

Malgré cela, elle ne put s'empêcher de laisser échapper un sourire en songeant à ses deux fugitifs.

La chasse était lancée.

Et sinon, lecteur/trice, vous allez bien ? Moi ça va, la nouvelle saison de Sherlock est vraiment cool. Bon, j’avoue, je n’ai rien de rigolo à dire sur ce dessin, mais de toutes façons, personne ne lit ces descriptions cachées…

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