Chapitre 15

lettrine e temple d'Addaltyn à Alfranhel était un bâtiment impressionnant, vu de l'extérieur. Sa structure dominait de loin toutes les autres constructions de la ville, et sa façade de marbre sculpté aux angles nettement dessinés donnait l'impression que la pierre avait été tressée par les mains de géants. Il inspirait à quiconque gravissait les marches menant à l'entrée une sensation d'écrasement et d'humilité.

Thorsfeld et Ark avaient traversé Alfranhel pour se rendre au temple, situé au cœur de la ville. À leur soulagement, personne n'avait semblé se préoccuper de leur présence, pas même les soldats gardant les portes. C'est néanmoins en essayant de ne pas attirer l'attention qu'ils gravirent les marches menant au lieu de prières et passèrent la massive porte de bois sculpté. En entrant à l'intérieur du bâtiment, ils ressentirent une sensation de douce chaleur qui réchauffa leur corps malmené par le froid.

Ce que Thorsfeld découvrit à l'intérieur était à des kilomètres de ce à quoi il s'était attendu ; certes, l'architecture de l'endroit, avec ses colonnes, son plafond haut, ses sculptures et ses vitraux, rappelait une église. Mais ce que le bâtiment contenait n'avait rien à voir avec l'idée que Thorsfeld se faisait d'un endroit religieux : le hall du temple était en grande partie rempli de tables disposées sur plusieurs niveaux, formés par des échafaudages de bois reliés par des escaliers. Des dizaines de personnes étaient assises autour des tables, et un bruit ambiant de nombreuses conversations indistinctes résonnait contre les murs de pierre. Sur les tables occupées, beaucoup de visiteurs semblaient occupés à discuter entre eux, travailler sur des parchemins ou des cartes, et certains étaient même en train de se restaurer ou de jouer aux dés ! L'ex-Dieu-Roi ne se serait jamais douté qu'un temple puisse avoir cette utilité ; de fait, c'était comme si on avait installé une vaste taverne à l'intérieur d'une église. Sur les différents paliers étaient disséminés des comptoirs aux écriteaux divers que Thorsfeld ne pouvait pas lire. L'endroit paraissait en même temps impressionnant et très accueillant.

Ark s'était dirigé vers l'escalier menant au premier palier. Thorsfeld, qui avait retrouvé ses esprits après le choc de la découverte des lieux, traversa le hall aux dalles de marbre pour le rejoindre. Il passa à travers des tables tantôt vides, tantôt entourées de convives aux occupations variées. Il dépassa une table où deux vieillards étaient occupés à rédiger des notes sur des cartes étalés devant eux, et rattrapa finalement son compagnon.

Ils montèrent ensemble l'escalier et commencèrent à avancer vers le premier comptoir, faisant au passage craquer le parquet que des milliers de bottes avaient poli au fil des ans. Quelques convives attablés se tournèrent sur leur passage pour regarder les nouveaux arrivants ; Thorsfeld sentit une goutte de sueur parcourir sa nuque en voyant leurs regards se poser sur lui, mais là encore, ils ne semblèrent pas faire plus de cas des deux hommes. Thorsfeld se rassura en pensant que les quelques regards inquisiteurs dont ils étaient la cible étaient peut-être dirigé vers Ark, dont la peau sombre trahissait ses origines Nornfinniennes. Mais après tout, il n'était pas rare que des expatriés vivent au sein de l'Empire.

Sur ces mots, il se dirigea vers un comptoir, derrière lequel se trouvaient plusieurs Alyvs au regard grave, occupés à compléter de gros livres noir de comptabilité ou à répondre aux quelques clients requérant leurs services. Leurs peaux pâles barrées de cicatrices aux motifs réguliers reflétaient la lumière des torches, leur donnant une aura lumineuse dans la pénombre ambiante du temple. Derrière eux se trouvait une structure rectangulaire en bois, isolée de l'extérieur par des rideaux bleus ; un Alyv y rentrait parfois pour en ressortir avec une boite qu'il ouvrait devant son client.

Thorsfeld alla s'asseoir sur une table au bord du palier, un peu à l'écart des autres, séparée du vide par une balustrade en bois aux motifs droits rappelant les sculptures de pierre ornant les murs du temple. Il posa les coudes sur le bois du tablier et desserra un peu sa tunique. Il se trouvait tout juste dans la lumière d'un des vitraux du temple, qui projetait sur lui un halo multicolore diffus. Le vitrail représentait Addaltyn, la divinité du temps de la mythologie de Dromengard. L'image du Dieu, haute d'un dizaine de mètres, toisait Thorsfeld comme pour narguer le Dieu-Roi déchu. Addaltyn était représenté comme à l'accoutumée des icônes religieux de l'Église du Temps : enveloppé dans une grande cape noire, le visage caché par un large chapeau sombre, tenant dans ses mains un long parchemin sur lequel, selon les légendes, l'intégralité des évènements passés, présents et futurs étaient écrits. Sa représentation était contrastée par le reste de la composition, colorée à l'extrême. Thorsfeld avait du mal à décrocher son regard du vitrail ; ce dernier était particulièrement impressionnant, et avait une apparence hautement symbolique pour l'ex-Dieu-Roi ; selon la mythologie de Dromengard, Addaltyn était l'allié d'Edelyn, chargé par cette dernière de surveiller Thorsfeld en permanence. Mais cela, comme le reste des légendes religieuses, était une pure invention humaine, évidemment. Edelyn et Addaltyn n'existaient pas, et ce n'était pas le Dieu du Temps qui s'était chargé de punir le Dieu-Roi, mais Freya, une simple mortelle. Thorsfeld se demandait comment l'Église avait expliqué cet événement.

Petite imprécision sur ce vitrail : les artisans ont laissé le Lorem Ipsum sur le parchemin d’Addaltyn. Bravo les gars, beau boulot !

De l'autre côté du palier, Ark venait de recevoir d'un des membres de l'Office des Alyvs une boite noire uniquement ornée d'un écusson impérial argenté. Il ouvrit la boite et vida promptement son contenu dans sa besace, avant de rendre la boite à l'Alyv qui disparut derrière le rideau. Ark quitta le comptoir et vint rejoindre Thorsfeld à sa table après être passé par un autre comptoir qui ressemblait à un bar.

Une serveuse vint leur apporter deux choppes qu'elle posa devant eux. Ark la paya avec deux Ardents sortis de son sac. La jeune fille lança un sourire à Thorsfeld en se retournant pour regagner le comptoir ; la politesse resta sans réponse. Ark ouvrit sa besace et la vida sur la table. Plusieurs dizaines d'Ardents de taille variée roulèrent dans un bruit métallique, ainsi que des balles, un assortiment de plumes, un encrier carré, plusieurs morceaux de parchemin roulés, et divers outils dont Thorsfeld ne connaissait pas l'utilité.

Ce dernier mot fit relever la tête à Thorsfeld.

Thorsfeld se résolut à s'intéresser à sa choppe. Elle contenait un liquide transparent qui ressemblait à de l'eau.

Il manqua de s'étouffer ; contrairement à ce qu'il aurait cru étant donné la quantité de boisson servie, l'Aljafrost était extrêmement fort. Ark eut un petit rire moqueur.

Et en effet, Thorsfeld eut bientôt une sensation de chaleur qui remonta de son ventre jusqu'à sa bouche. Il reprit une gorgée, cette fois avec infiniment plus de précaution.

Ark le regarda en coin avec un sourire amusé, sans répondre. Thorsfeld regarda autour de lui, l'air absent, savourant la sensation de l'alcool dans son estomac. Il remarqua un instrument étrange sur la table : une sorte de long monocle ressemblant à un lorgnon d'horloger, mais dont l’oculaire, loin d'être transparent, était d'un noir profond. Thorsfeld le prit, l'observa en le tournant entre ses doigts, puis, curieux, le colla contre son œil. Contrairement à ce qu'il aurait pu penser, il voyait parfaitement à travers.

Thorsfeld promena son regard dans la pièce. La lunette ne changeait en rien sa vision, mis à part un détail : toutes les personnes présentes dans la pièce apparaissaient colorées en rouge, comme si un filtre écarlate avait été surimposé à leur image. L'apparence des Alyvs ne changeait pas ; l’œil ne devait cibler que les êtres vivants, et les Alyvs ne l’étaient pas.

Sa voix était soudain tremblante : leurs images dans l'œil de vérité n’avaient pas la teinte rouge qu'avaient celles de toutes les autres personnes présentes dans le temple. Thorsfeld n'avait aucune idée de ce que signifiait le fait d'être recherché par la Guilde Écarlate ; est-ce que des soldats allaient soudain leur sauter dessus ? Que risquaient-ils ?

Son visage n'avait rien de l'assurance de ses mots ; ses lèvres étaient pincées et des rides d'inquiétude s'étaient creusées sur son front. Il prit l'œil de justice des mains de Thorsfeld.

Il posa la lunette contre son œil gauche, regarda Thorsfeld, puis sa propre main crispée sur la table.

En effet, trois hommes se dirigeaient vers la table des deux fugitifs, l'air grave. Leurs armures légères de cuir et leurs armes attachées à leurs ceintures et fièrement exhibées pouvait indiquer beaucoup de choses, mais leur profession n'était certainement pas de nature pacifique. Thorsfeld avait du mal à garder un regard impassible et à s'empêcher de tourner ses yeux vers eux. Il se déplaça légèrement sur son banc pour disparaître de leur champ de vision en se cachant derrière la silhouette massive d'Ark, qui leur tournait le dos. Ce dernier semblait attendre leur arrivée sans rien laisser paraître, en rangeant l'air de rien ses possessions dans son sac. Toute peur avait disparu de son regard, et il semblait maintenant sur le qui-vive.

Les trois hommes finirent par arriver au niveau de la table. Ark pivota sur son siège pour leur faire face.

Mais avant que sa question ait trouvé une réponse, son interlocuteur écarta sa cape et, d'un ample mouvement de bras, envoya un coup de poing violent à Ark, coupant court à toute discussion et renversant le Prince de Nornfinn qui s'effondra à terre. Thorsfeld se leva, affolé, mais il ne put rien faire ; un des hommes l'attrapa par le bras et l'immobilisa.

Le troisième homme, resté immobile près du premier, eut un petit rire d'approbation. Étant donné leur comportement, leur discours et les yeux de Justice qu'ils portaient tous sur l'œil grâce à un bandeau de cuir, Thorsfeld put déduire que les trois hommes face à eux étaient des chasseurs de prime de la Guilde Écarlate. Ark se releva lentement en s'appuyant sur son fusil, qu'il n'avait pas lâché malgré la surprise du coup qui lui avait été asséné.

Ark s'avança un peu. Le chasseur de prime en face de lui fit un pas en arrière ; malgré son attitude désinvolte, il semblait tendu, la main posée sur le pommeau de son épée, prêt à la sortir de son fourreau si Ark faisait le moindre geste pour lever son fusil vers lui. Mais il ne le fit pas.

Ark parlait avec une voix tranquille et forte à la foi ; sa carrure et son charisme semblait affecter le mercenaire en face de lui, qui semblait de moins en moins assuré. Ce dernier, qui devait penser au premier abord avoir trouvé des cibles faciles, commençait à craindre de déclencher une rixe dans un temple. Il fit un second pas en arrière. Sur tout le palier autour d'eux, les regards des personnes attablées s'étaient quasiment tous dirigé vers l'attroupement bruyant qui s'était formé. Quelques hommes et femmes à l'air menaçant commençaient à s'intéresser à l'affrontement et à se lever de leurs sièges pour s'approcher.

Il s'avança pour saisir le fusil d'Ark. Ce dernier ne bougea pas d'un pouce et appuya sur la gâchette.

La détonation de l'arme produisit un bruit déchirant qui emplit l'enceinte du temple et un instant, se répercutant sans fin sur les parois de marbre dans un écho assourdissant. L'homme qui tenait Thorsfeld le lâcha en poussant un cri strident, mélange de surprise et de douleur. La balle lui avait transpercé le pied ; il tomba à la renverse en gémissant, agrippant sa botte trouée. Le chef du trio s'était figé en plein mouvement et regardait son camarade avec des yeux écarquillés. D'un geste, il empoigna le manche de son arme, mais n'eut pas le temps de la sortir de son fourreau : profitant de son moment d'inattention, Ark lui asséna un coup de crosse dans la mâchoire qui l'envoya à terre, complètement sonné. Le dernier homme avait fait un pas en arrière, et ne semblait pas savoir s'il devait aider ses camarades ou prendre la fuite.

Thorsfeld, tout aussi abasourdi que leurs adversaires, repris soudain ses esprits ; sans réfléchir, il obéit à l'ordre d'Ark et prit appui sur le garde-fou qui séparait le palier du vide. Il se rendit vite compte que, malgré le fait qu'il se trouve seulement sur le premier palier, ce dernier se trouvait tout de même à plusieurs mètres du sol du temple ; mais il était trop tard, il avait déjà sauté.

La chute parut interminable ; le sol se rapprochait à une vitesse folle. Finalement, les pieds de Thorsfeld heurtèrent les dalles de marbre. Une douleur aiguë se propagea dans tous les os de son corps et il eut du mal à retrouver un semblant d'équilibre.

Pendant ce temps, Ark fit décrire un large arc de cercle à son fusil en le tenant par l'extrémité du canon, et coupa court à l'indécision du dernier mercenaire en l'assommant avec la crosse de son arme. Son crâne émit un son sourd et il tomba à terre. La bagarre avait décidé les guerriers des tables alentours à se lever pour se battre à leur tour. Ils n'eurent pas à faire face à Ark, qui suivi Thorsfeld et enjamba la balustrade, non sans avoir attrapé sa besace. Il tomba auprès de son compagnon de façon nettement plus maîtrisée.

La suite sembla, du point de vue de Thorsfeld, se passer extrêmement vite, comme s'enchaînent toujours les événements lorsque l'adrénaline afflue. Les talons d'Ark et de Thorsfeld claquèrent comme des coups de tonnerre sur le sol de marbre pendant leur fuite vers la porte la plus proche. L'idée de sauter par-dessus la balustrade du premier étage leur avait offert quelques secondes d'avance sur leurs poursuivants, ce qui leur permit de débouler dans un couloir étroit qui longeait la salle principale de l'édifice. Au bout se trouvait une petite porte qu'Ark défonça d'un coup de talon bien placé, juste à côté du loquet. Ils se retrouvèrent dehors, à l'arrière du temple, dans une petite cour. Ralentissant à peine, ils coururent de plus belle vers les rues étroites de la ville, afin de mettre le plus de distance entre eux et leurs poursuivants.

Dans sa course, Thorsfeld regarda par-dessus son épaule ; une bonne vingtaine de guerriers en armes avaient déboulés hors du temple, qui semblait vomir cette foule de mercenaire par la porte principale. Malgré la distance, le battement de leurs bottes sur les marches de pierre se faisait entendre aux oreilles de l'ex-Dieu-Roi, qui continua sa fuite effrénée derrière Ark. Ses poumons semblaient avoir doublé de volume, son souffle devenait de plus en plus bruyant et il sentait ses côtes comme rarement auparavant, mais il devait courir, courir plus vite. Et qu'importe si l'air qu'il aspirait désespérément lui gelait la gorge, il avait le sentiment que tout serait terminé si les mercenaires parvenaient à les rattraper. Ark avait neutralisé trois d'entre eux sans grande difficulté à l'intérieur du temple, mais lui aussi courait à en perdre haleine. Thorsfeld ne savait toujours pas quel degré de gravité représentait le fait d'apparaitre en mauve dans l'œil de Justice, mais être recherché par la Guilde Écarlate ne pouvait pas être une bonne nouvelle. « Comme si j'avais besoin de ça ! » se dit-il, le souffle court.

Run, you clever boy !

Fuyant comme si la terre se dérobait derrière eux, ils ne pouvaient plus jouer la carte de la discrétion ; n'importe qui les apercevant se serait fait la remarque qu'ils devaient avoir d'excellente raison de fuir, et que ce n'était pas là une activité de gens honnêtes. Et ce qui devait arriver arriva ; deux soldats qui sortaient d'une rue non-loin des fuyards s'aperçurent de leur nature potentiellement criminelle et les sommèrent de s'arrêter. Considérant au dernier moment qu'ils devaient modifier leur direction pour éviter les représentants de la loi, Thorsfeld et Ark prirent un virage serré et s'engouffrèrent dans une rue perpendiculaire. Ce n'est qu'après quelques secondes que Thorsfeld s'aperçut que, bien qu'ils aient tous les deux tournés, ils n'avaient pas pris la même direction. Ark n'était plus avec lui. Il ne se laissa pas abattre et continua de courir.

Mais il finit par être plus essoufflé qu'il était imaginable de l'être. Se maudissant d'être si peu endurant, Thorsfeld s'engouffra dans une autre ruelle et ralentit, pour finalement s'arrêter.

Il n'en pouvait plus. Suant à grosses gouttes, soufflant et aspirant à un rythme endiablé autant d'air que ses poumons épuisés pouvaient en contenir, la vision rendue trouble par l'effort, Thorsfeld jeta un coup d'œil derrière lui, mais ne vit rien venir. Plié en deux, le visage face au sol, il essaya de reprendre son souffle ; une légère nausée lui tiraillait l'estomac et sa respiration était beaucoup trop bruyante pour qu'il puisse entendre si des mercenaires s'approchaient. Dans tous les cas, il n’était tout simplement plus capable de se remettre à courir.

Sa respiration finit par ralentir, devenant plus fluide et régulière, et il sentit de moins en moins son cœur frapper dans sa poitrine. Seul dans une ruelle sombre d'Alfranhel, les cheveux collés sur son front trempé de sueur, il attendit. Aucun bruit ne se rapprochait, la rue semblait déserte. Et si tous les guerriers avaient abandonné la poursuite, incapable de les rattraper ? Pouvaient-ils avoir semé ces mercenaires dans une ville que ces derniers connaissaient probablement bien mieux qu'eux ? Une hypothèse plausible était que tous avaient suivis Ark. Lui au moins était armé. Et surement plus à même de semer ses poursuivants. Réfléchissant afin de définir si, oui ou non, la perte de son compagnon était un coup dur, Thorsfeld se remit à marcher. Il n'eut pas loin à aller avant de se rendre compte qu'un homme se trouvait face à lui. Armé d'un arc, et prêt à tirer. Sur lui.

Comme les autres chasseurs de prime professionnels, il portait un bandeau de cuir sur la tête, qui tenait en place un œil de Justice sur son front. Il avait un sourire mauvais qui barrait son visage émacié et mal rasé.

Thorsfeld ne savait pas quoi faire. Il n'était pas armé, Ark était loin et le mercenaire le tenait en joue ; un geste brusque, et sa gorge faisait connaissance avec une flèche de façon un peu violente à son goût. Il réalisait qu'il ne pouvait rien faire. Il avait perdu.

FOUISH ! C'est le bruit que fit le couteau de lancer qui se ficha dans l'épaule du chasseur de prime. Ce dernier poussa un cri de douleur brusque et lâcha la hampe de sa flèche, qui alla se perdre dans un tas de neige à plusieurs mètres de là, non sans avoir au préalable sifflé aux oreilles d'un Thorsfeld médusé.

L'homme, ivre de rage et de douleur, se retourna d'un geste brusque sans même prêter attention au couteau toujours planté dans son épaule, autour duquel le tissus de sa tunique commençait à s'empourprer. Sa main se dirigea à toute vitesse vers le carquois qu’il portait dans son dos, mais il n'eut pas le temps d'en tirer une autre flèche ; un second couteau l'atteignit, aussi brusquement que le premier, mais dans l'œil, cette fois. Il s'effondra lourdement à terre, la main crispée sur la poignée de son arc qui percuta le sol avec un bruit sec.

Celui-ci était petit et portait une cape verte bouteille qui recouvrait son visage. Une dizaine de petits couteaux de lancer étaient accrochés sur son torse, à sa ceinture et contre ses jambes ; il semblait qu'il s'était considéré plus digne de livrer Thorsfeld à la Guilde que son collègue. Thorsfeld, obéissant à l'ordre laconique du meurtrier, se mit à marcher vers son agresseur. Il se rendit compte qu'il avait levé les mains sans en être conscient. De la sueur perlait sur son visage.

L'homme face à lui se baissa sur le cadavre de sa victime sans quitter Thorsfeld des yeux, puis arracha ses deux couteaux avant de les ranger, sans se soucier du sang épais qui souillait le sol et ses habits.

Thorsfeld ne trouva absolument rien à redire ; le mercenaire était terrifiant, beaucoup plus que son ex-collègue dont le sang se répandait maintenant sur les dalles de pierre. Il se mit à marcher, suivi de près par l'homme à la cape. Mais encore une fois, le calme fut de courte durée ; Thorsfeld entendit une clameur provenant de la rue parallèle à la ruelle dans laquelle il se trouvait, puis un coup de feu, et de nouveau une grande clameur, plus bruyante encore que la précédente. Se pouvait-il que le coup de feu provienne de l'arme d'Ark ? Ou en était-il la cible ?

La question trouva rapidement une réponse : Thorsfeld vit le Prince de Nornfinn débouler au coin d'une rue, son fusil dans une main, sa besace dans l'autre. Il regarda vers lui sans s'arrêter de courir et arma son fusil. Malgré sa course, malgré la distance, il tira une balle avec une précision impressionnante ; une seconde après la détonation de la poudre, alors que les échos du coup de feu résonnaient encore sur les murs de la ruelle, le mercenaire à capuche tomba en arrière, abattu avant même d'avoir pu dégainer le moindre couteau. Ark passa près de Thorsfeld sans ralentir.

Il le suivit comme il put, motivé en cela par les mercenaires qui jaillirent de la rue précédentes sur les traces d'Ark. N'allaient-ils jamais se lasser ?

Bientôt, les deux fugitifs atteignirent les portes de la ville, trop vite pour que les gardes réagissent ; ils passèrent sous l'imposante arche de pierre ouverte dans les murailles et se retrouvèrent à l'extérieur. Certains chasseurs de prime abandonnèrent, considérant sans doute que la concurrence était trop forte sur ce contrat. D'autres continuèrent de courir après Ark et Thorsfeld ; ces deux derniers ne pourraient pas avancer éternellement...

Et en effet, leur course ne dura pas beaucoup plus longtemps. Sur la route devant eux se tenait un cavalier, recouvert d'une cape blanche et montant un cheval tout aussi blanc, le visage dissimulé sous sa capuche. Ark et Thorsfeld mirent du temps avant de s'apercevoir de sa présence, pâle apparition sur le fond d'un blanc uniforme que la nuit commençait à recouvrir d'ombres. Le cavalier se balança sur le côté de sa selle, et descendit de sa monture dans un ample mouvement, décrivant un arc avec sa jambe par-dessus la croupe du cheval. Il retomba au sol avec agilité, laissant courir autour de lui sa longue cape blanche. Puis il se retourna vers les deux fugitifs, qui s'étaient arrêtés net au milieu de la route déserte. Aucun d'eux ne savait s'il valait mieux aller vers l'apparition blanche ou vers les quelques mercenaires furieux qui leur couraient encore après.

Bonjour ! Est-ce que je peux vous embêter cinq minutes pour vous parler de la Croix-Rouge ?

La neige s'était remise à tomber, enveloppant la scène dans une atmosphère cotonneuse de flocons voltigeant en l'air. Les mercenaires se rapprochaient derrière Ark et Thorsfeld. A l'avant, le cavalier marchait vers eux, lentement, chacun de ses pas laissant une trace sombre sur le dallage qui se recouvrait peu à peu d'une fine couche de neige.

Alors qu'ils commençaient à envisager la fuite en quittant la route pour atteindre les champs voisins, une bourrasque de vent écarta les pans de la cape du cavalier, dévoilant les détails de son accoutrement. Thorsfeld sut alors que ce n'était pas un cavalier. C'était une cavalière. C'était Freya.

Il tenta de fuir en arrière mais après quelques pas, il se ravisa : les mercenaires les avaient finalement rattrapés. Ark ne réagissait pas, regardant Freya s'avancer vers eux, l'air absent.

Mais Ark ne semblait pas vouloir se servir de son fusil. Il restait tourné vers Freya, qui abaissa sa capuche, la laissant choir dans son dos. Sous sa cape, elle portait son éternelle tunique militaire serrée, mais sans son armure.

Thorsfeld ne savait pas où se mettre. Comment Freya avait-elle pu les retrouver si facilement ? Peut-être valait-il mieux se laisser capturer et livrer à la Guilde, à choisir. Que pourraient-ils lui faire de pire qu’elle ?

Les mercenaires éclatèrent de rire. Ils n'étaient plus que quatre. Thorsfeld, lui, n'avait aucune envie de rire. Il essayait de se faire oublier. Le premier des mercenaires continua de parler :

Les quatre chasseurs de prime se jetèrent en avant vers Ark et Thorsfeld. L'un d'eux resta en arrière pour armer son arbalète. Ark sortit soudainement de sa torpeur et, repoussant de l'épaule un des hommes qui s'était jeté sur lui, il fit goûter de son gantelet à un autre, lui assénant un coup de poing qui le projeta au sol avec quelques dents en moins. Freya parut étonnée de son manque d'autorité sur les guerriers ; leur comportement la poussa à sortir Edelynenlassja de son fourreau et, sortant l'épée des plis de sa cape, elle se lança dans le combat. Thorsfeld, lui, se tenait à l'écart, trop surpris par la soudaineté de la situation pour faire un geste.

Un carreau d'arbalète fendit les airs et frôla l'épaule de Freya, déchirant au passage le tissu de sa cape. L'attention de cette dernière se focalisa sur le chasseur de prime resté en retrait, portant des deux mains son arme complexe. « A quoi joue-t-il, celui-là ? » se demanda-t-elle.

Freya avait modifié sa direction. Elle courait maintenant vers lui, chacun de ses pas claquant avec un bruit sec contre les pavés de pierre de la route. Le mercenaire trouva un carreau. Freya avançait à toute vitesse, de plus en plus vite. Il posa le carreau à la hâte sur le chevalet. Freya courait à en perdre haleine ; elle leva sa lame derrière sa tête, prête à frapper. Il attrapa la corde sans perdre des yeux la silhouette blanche qui se précipitait vers lui, et la tendit jusqu'au bout de l'arbalète. Puis il leva son arme aussi vite qu'il pouvait pour la pointer vers Freya qui n'était plus qu'à cinq mètres. Quatre. Trois. Son doigt se posa sur la gâchette. Deux. Son cerveau donna l'ordre à ses mains d'appuyer. Un. D'un large revers, Freya dirigea sa lame vers son cou. Un instant plus tard, sa tête et son corps n'avaient plus rien à se dire, et ils se séparèrent sans faire d'histoire. Le pied droit de Freya dérapa sur le sol de pierre et, ainsi freinée dans son élan, elle se retourna pour contempler les autres combattants, alors que le corps décapité de l'arbalétrier basculait en arrière et s'effondra mollement dans la neige.

Ark s'était débarrassé d'un des mercenaires, qui gisait à terre, inanimé. Les deux autres l'attaquaient sans relâche. L'un d'eux abattit son épée dans la direction du Prince de Nornfinn, qui para en tenant son fusil des deux mains. Le choc des deux armes produisit une brève étincelle. Le second homme s'approcha par derrière, une épée courte à la main, mais Ark lui envoya un coup de crosse par derrière qui l'atteignit dans les côtes, lui coupant le souffle. Le mercenaire en face d'Ark commençait visiblement à s'impatienter, voyant que la situation ne tournait pas à leur avantage. Il envoya un coup d'estoc brusque, qui n'atteignit que l'air ; Ark pivota sur son flanc alors que, déséquilibré, il partait vers l'avant, suivant son arme dans son mouvement. Décrivant un petit tour sur lui-même, Ark lança un coup de pied dans le dos du mercenaire, qui bascula vers l'avant, se rattrapant de justesse avant de toucher le sol. Il eut tout juste le temps de se retourner pour constater que son adversaire avait eu le temps de charger une balle dans son fusil. Une détonation plus tard, il heurtait le sol, la boite crânienne aérée par une nouvelle ouverture.

Ark s'arrêta un instant pour respirer, le fusil pointé vers le sol.

Un carreau fila près de lui et vint se planter en plein milieu de la poitrine du dernier mercenaire, qui s'approchait par derrière après s'être relevé, et mit ainsi un terme au combat.

A quelques mètres d'Ark et Thorsfeld, Freya jeta au sol l'arbalète qu'elle avait emprunté au cadavre de l'arbalétrier, et se dirigea vers les deux fugitifs d'un pas assuré. Ils savaient que toute tentative de fuite était inutile.

Il se tenait à quelques mètres des deux autres, près de la besace d'Ark dont le contenu s'était répandu au sol. Il tenait l'œil de Justice contre son œil.

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