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Chapitre 18
Hel, Adda et Edda

Hel resta immobile quelques instants pour laisser pénétrer l'effet de sa déclaration.

  • Le numéro un de la Liste Rouge ? demanda Freya.

L'oiseau perché sur son casque sembla se racler la gorge.

  • Exact, dit-il. Aucun de mes employeurs n'a jamais été déçu par mes services. Je n'accepte que les contrats permettant de ramener des cibles mortes. C'est toujours tellement plus simple que de faire des prisonniers, vous ne croyez pas ?
  • Alors notre prime est un contrat de mise à mort ? questionna Freya, étonnamment calme au vu de la situation.
  • Exact. J'ai été orienté vers cette prime par un client régulier.
  • Aucune chance qu'on puisse savoir de qui il s'agit ? continua Freya.
  • Exact, fit Hel. Aucune chance. Secret professionnel.
  • Conneries ! tonna Ark. La tête de la Liste Rouge ne se risquerait pas à attaquer de face comme ça. C'est du bluff !

L'oiseau sur la tête de Hel regarda Ark du plus profond de ses petits yeux noirs. Le corps du mercenaire était immobile comme un pantin de paille, les mains crispées sur les poignées de ses couteaux.

  • Faux, lança l'oiseau. L'attaque par surprise est l'arme de ceux qui craignent d'échouer. Je ne crains pas d'échouer. Je n'échoue jamais.
  • Laisse-moi rire ! cria Ark en levant son fusil.

Il pointa son arme brusquement sur Hel, situé à une dizaine de mètre, et tira. La détonation troubla le calme du sommet d'Halsring, mais la balle n'atteignit jamais sa cible ; une fraction de secondes après l'attaque, Hel se trouvait à plusieurs mètres de sa position initiale, les couteaux sortis, évoluant avec facilité de rocher en rocher.

Sa vitesse était incroyable. Il sautait, tournoyait, courait d'un point à l'autre avec une aisance déconcertante. En un instant, il fut sur Ark, lui portant un coup d'estoc qui fut dévié de justesse par un réflexe du Prince de Nornfinn, qui utilisa son fusil comme bouclier. Lorsqu'il voulut riposter, le mercenaire était déjà loin. Freya dégaina Edelynenlassja et la pointa d'un geste impérieux vers Hel.

  • La Guilde n'a aucune idée de ce qu'elle fait ! cria-t-elle. Je suis Freya Helland, capitaine de la Garde Impériale, et lever une arme face à moi est une atteinte à l'Empereur ! Cessez cette folie immédiatement !

L'instant d'après, Hel était dans son dos. Il fit décrire de larges cercles à ses lames, qui manquèrent de peu de trancher la chair de Freya. Elle ne put l'éviter qu'en se baissant en toute hâte, puis en parant de son épée un coup que Hel, en prenant appui sur son dos, lui avait lancé d'au-dessus. Les deux lames s'entrechoquèrent dans un déchirement métallique. Un coup de genoux de Freya atteignit l'endroit où Hel se trouvait l'instant d'avant. Il ne cessait jamais de bouger, chacun de ses mouvements exécutant un nouveau pas de danse mortel. Sa façon de se battre était un mélange de techniques de combat au couteau et d'arts martiaux sophistiqués. L'oiseau n'était plus perché sur sa tête : il s'était envolé et tournait au-dessus des combattants, à une altitude le maintenant hors de portée d'épée. Il semblait ne rien perdre du combat.

  • Je n'ai que faire de qui vous êtes, dit l'oiseau alors que Hel tournait autour de Freya à la recherche d'une ouverture. Je ne vous connais pas. Vous êtes une prime. Juste une prime.
  • Comment as-tu pu nous trouver à Halsring ? hurla Freya en tentant une attaque de flanc qui fit reculer son adversaire. Comment es-tu arrivé ici ?
  • J'ai été bien informé, répondit-il. Maintenant, silence.

Il porta un coup brusque à Freya, puis deux, puis un enchaînement extrêmement rapide d'attaques à faible portée. La jeune fille se penchait à droite, à gauche, paraît de son épée. Leur confrontation était intense et rapide, emplissant l'air de sifflements métalliques, mais aucun des deux ne semblait prendre l'avantage.

Ark suivait la lutte du bout de son canon, un œil fermé. Aussi bon tireur qu'il soit, il ne pouvait pas être sûr de ne pas toucher Freya en tirant, tant les deux duellistes étaient proches ; dans un combat si près du corps, Hel avait un avantage énorme face à Freya, qui maniait une arme beaucoup plus longue et lourde, et l'agile mercenaires jouait de cette force en réduisant constamment l'espace entre lui et Freya. Ark remarqua soudain l'oiseau noir : dans son mouvement circulaire, les plumes rouges de ses ailes formaient des cercles écarlates sur le fond nuageux. Ark leva le canon de son fusil et tira. Il manqua sa cible de peu ; l'oiseau eut un petit cri étonné et changea de direction pour se mettre hors de portée. Au même moment, Hel eut comme une légère hésitation, qui permit à Freya de se pencher assez en arrière pour lui porter un coup violent du tranchant de sa lame. Le chasseur de prime arrêta Edelynenlassja en se protégeant comme il put de ses deux petites lames, mais fut projeté en arrière par la force du coup.

Se baissant au bon moment, il évita une attaque horizontale de Freya et reprit de la distance pour retrouver un angle d'attaque favorable. Esquivant une autre tentative de son adversaire, il fit un pas de côté pour éviter Ark, qui s'était rapproché de l'action. En deux sauts, il se trouva à plusieurs mètres des deux autres combattants. L'oiseau volait plus haut que précédemment, scrutant le champ de bataille dans perdre une miette de l'action.

Les coups pleuvaient ; pendant de longues secondes résonnèrent les échos de l'acier entrechoqué au fil des esquives. Thorsfeld avait pris une distance de sécurité confortable pour observer la bataille. Qu'aurait-il pu faire, de toutes façons ? Il était loin d'avoir les capacités martiales d'Ark et Freya, et eux-mêmes semblait en grande difficulté face au terrible chasseur de prime qui, attaque après attaque, saut après saut, semblait ne jamais se fatiguer.

Cling ! Freya lança un coup d'estoc qui glissa sur le casque poli de Hel, à peine dévié par son bras.

Cling ! Hel fit tourner ses couteaux dans ses mains en leur donnant une trajectoire complexe qui vint percuter le canon du fusil d'Ark.

Cling ! Ark tenta de charger une balle à la volée dans son fusil, mais dut se détourner pour parer de son arme un coup de pied circulaire visant ses jambes.

Reprenant son équilibre, il arriva finalement à charger son fusil et se pencha en arrière autant qu'il put en esquivant une estocade de Hel, tout en reculant d'un geste nerveux le chien qui arma le projectile. Mais Hel était trop proche, toujours frappant et tourbillonnant autour de lui et de Freya sans jamais laisser d'ouverture. Impossible de tirer d'aussi près avec son canon qui n'en finissait pas.

Le mercenaire lança un de ses bras fins en direction de l'épaule du Prince, mais son coup n'arriva pas à destination : une détonation se fit entendre et au même moment, sa tête fut frappée de plein fouet par la crosse du fusil qu'Ark avait actionné, utilisant le recul de l'arme pour percuter son adversaire par surprise. Le métal ouvragé de la crosse martela le casque lisse comme un miroir de Hel, qui fut projeté en arrière avec violence.

Freya ne loupa pas cette ouverture. Profitant de cet instant de confusion, elle dirigea la pointe de son épée avec une précision inouïe à travers les défenses du chasseur de prime La lame traversa le cuir et se planta profondément dans la poitrine de Hel, qui laissa échapper de derrière son casque un hoquet de surprise étouffé.

Dégageant Edelynenlassja du corps de son adversaire, Freya recula sa lame dans un large arc de cercle pour la pointer de nouveau vers Hel en signe de défi. Le mercenaire s'immobilisa pour la première fois depuis le début du combat, les bras ballants le long de son corps droit, le visage aveugle tourné vers Freya et Ark. Ils attendaient sa réaction.

Le silence se fit. Ark retint son souffle. Freya ne quittait pas des yeux la silhouette mince du chasseur de prime. Hel laissa passer quelques tremblements puis, avec une infinie lenteur, tenant ses poignards entre ses pouces gantés, il leva ses mains devant lui, joignit ses doigts et les fit craquer avec un bruit crépitant. L'oiseau redescendit pour reprendre sa place au sommet de la tête penchée du mercenaire.

  • On m'avait dit que ce serait un contrat difficile, croassa l'oiseau en repliant ses ailes. C'était vrai.

Hel ne semblait pas blessé. La large fente que l'épée de Freya avait creusée dans son torse n'avait aucunement l'air de le gêner. Quant à Edelynenlassja, elle n'était pas souillée par la moindre goutte de sang.

  • Abandonne ! lui lança Freya en cachant sa surprise. Qui que soit ton commanditaire, quelle que soit la prime, ça n'en vaut pas la peine ! Si tu continues ce combat, tu finiras traqué par l'Empire entier !
  • Ça y est, je me souviens, dit l'oiseau calmement. Freya Helland. Le nom me disait quelque chose.

« Tu parles qu'il te dit quelque chose ! » pensa Freya. Elle était une des personnes les plus célèbres de l'Empire, tout le monde connaissait au moins son nom, elle qui avait débarrassé Dromengard du terrible Dieu-Roi. Comment Hel pouvait-il clamer ne pas la connaître ?

  • Je n'ai pas dit ça depuis longtemps, continua le mercenaire à l'oiseau. Mais ce combat est intéressant. Peut-être que je me souviendrai de vous, une fois ce contrat terminé.

Sur ces mots provocateurs, il tendit le bras droit en avant, serrant son couteau comme pour défier ses opposants. Ark et Freya eurent un mouvement de recul instinctif. Debout, dos au vide sur lequel la falaise s'ouvrait, il tint cette pose jusqu'à ce que des bourrasques se lèvent et vienne lui lécher les côtés, faisait danser sa cape grise. Il créait comme un champ de force, un vent mystique et inexplicable qui l'enveloppait, menaçant ses adversaires de sa force invisible. L'oiseau se détacha du casque du chasseur et étendit ses ailes pour voler derrière lui, formant un halo sombre autour de sa tête. Ses vêtements battaient sur son corps, battant la mesure pour le vent dont l'intensité allait grandissante. Ni Freya, ni Ark, ne comprenaient ce qu'ils avaient devant leurs yeux. Rien ne semblait les menacer, et pourtant, Hel les écrasait d'une pression intense, d'une terreur indéfinissable. Ils ne savaient pas quoi, mais quelque chose se préparait. Quelque chose qui allait les frapper sans qu'ils puissent l'éviter, dévorer leur chair et ronger leurs os sans qu'ils puissent faire un geste. Quelque chose qui allait les tuer.

Freya eut soudain un sursaut qui brisa sa garde. Elle reprit ses esprits face à Hel qui tendait toujours une main menaçante vers eux, entourés par les éléments déchaînés. Fronçant les sourcils, mordant sa lèvre inférieure dans l'effort, elle leva lentement ses bras, montant la lame d'Edelynenlassja au-dessus de sa tête, luttant dans chacun de ses mouvements contre le vent qui sifflait à ses oreilles et affluait comme des lames invisibles contre ses vêtements. Puis, dans un ultime effort, elle abattit son épée à ses pieds et planta sa lame dans la terre.

Le sol sembla osciller sous les pieds de Hel. Une brève secousse le fit basculer sur le côté, brisant l'enchantement qu'il semblait jeter. Il reprit l'équilibre alors que le vent faiblissait enfin, comme coupé des ordres de son maître. Tournant la tête vers Freya d'un mouvement brusque du cou, il se projeta en avant, bras tendus sur ses côtés, mais son mouvement fut interrompu. Le sol se déroba sous les pieds alors que la terre était agitée de lentes convulsions. Dans un fracas terrifiant, le pan de falaise sur lequel il se trouvait s'effondra totalement, projetant dans le vide une masse énorme de pierre, de terre et d'herbe. Hel tenta de s'accrocher au bord intact de la falaise, mais c'était trop tard ; il disparut dans le vide, emporté par le torrent de rochers qui déboula sur le flanc de la falaise pour se fracasser sur un palier inférieur.

  • Comment... Comment as-tu fais ça ? s'étrangla Ark, les yeux écarquillés par la surprise.
  • Je ne sais pas ! articula Freya, la voix couverte par l'éboulement. Je ne sais pas !

Ils se trouvaient tous les deux au bord de la falaise, à quelques mètres à peine de l'endroit où s'était arrêté le glissement de terrain. La démarcation se trouvait à l'endroit où, quelques secondes plus tôt, Freya avait planté son épée, comme si elle avait elle-même tranché la paroi.

L'effondrement de la falaise laissa un vide béant. Quelques cailloux continuèrent leur course et longtemps après se firent entendre les chocs sourds des rochers heurtant le pied de la montagne. Une large partie de la falaise s'était amassé sur un affleurement rocheux une vingtaine de mètres plus bas, qui avait arrêté la chute d'un monceau de terre et de rochers. Là, à demi enseveli sous les débris, Hel gisait, les habits déchirés et le masque défoncé rendu terne par la poussière. Mais il n'était pas mort. Une fois l'écho des derniers fracas dilué dans l'air, il commença à se débattre, agitant son bras libre pour se dégager.

  • C'est pas vrai, souffla Ark. Il est vivant ?

Freya ne répondit rien. Elle regardait la silhouette du mercenaire d'un œil empli d'une froide détermination. Son souffle s'éteint fait lourd, soulevant sa poitrine à un rythme régulier.

Le palier de montagne sur lequel Hel se débattait contre les débris rocheux formait un de ces petits coins de végétation suspendus au-dessus du vide sur lequel poussait un petit bosquet de Brannentrads. Les arbres aux feuilles écarlates et au tronc d'un blanc pâle ployaient sous le poids de la terre qui s'amassait contre eux. Tout autour de Hel, leurs fruits étaient tombés, petits cylindres bruns que le moindre choc pouvait faire exploser. Mais aucun d'eux n'était assez mûr pour détonner à cause d'une simple chute. Sans faire attention à ces fruits dangereux, Hel creusait la terre à l'aide de son couteau, dont la lame avait été émoussée par le fracas de l'éboulement. Bientôt, il serait libre.

  • Recule, vite ! lança Ark à Freya en appuyant son bras contre celui de la jeune fille.

Sans comprendre, elle fit un pas en arrière alors que son compagnon levait devant lui une large bourse de cuir au bec fin et métallique, qui éventra d'un coup de couteau. Freya aperçut ce que contenait le récipient : c'était de la poudre noire, qu'Ark avait transporté parmi les outils de son fusil. Il approcha hâtivement la bourse du chien de son fusil, qu'il activa. La petite étincelle que produisit le mécanisme mit feu à la poudre, qui se consuma en vomissant une fumée épaisse ponctuée d'étincelles jaunes.

Avec une grimace de douleur, Ark serra la bourse enflammée dans sa main et la jeta en direction de Hel. Le chasseur de prime arrêta soudainement son labeur, tournant la tête vers la boule de feu qui fendait l'air jusqu'à lui. Dans un crachotement rageur, le récipient de poudre termina sa chute dans les branches du Brannentrad le plus proche, dont les feuilles s'embrasèrent instantanément, diffusant des flammes blanches à travers l'arbre rouge vif.

Si Ark et Freya avaient été plus proches de Hel, il l'aurait entendu produire ce qui ressembla à un hurlement rageur. Mais ils étaient trop loin, fuyant l'inévitable conclusion qu'offrait la combustion d'un Brannentrad.

L'explosion commença à la cime du premier arbre, et se propagea de fruit en fruit, de tronc en tronc. Une déflagration gigantesque éventra la falaise, emportant dans un tourbillon de flammes les débris de l'éboulement. Des morceaux de roche furent projetés en tous sens alors que l'explosion formait une impressionnante fleur de feu qui monta bien au-delà du sommet de la montagne, propageant une onde de choc qui provoqua un imposant nuage de fumée. La falaise, déjà éventrée, fut réduite en poussière et s'effondra totalement le long de la pente rocheuse.

Puis une fois de plus, les échos de l'explosion finirent par se taire, et la poussière s'envola, dispersée par la brise. Le sommet d'Halsring redevint calme.

Ark et Freya étaient allongés à terre. Ils se levèrent péniblement et se débarrassèrent de la poussière qui les avait recouverts.

  • Je crois que là, c'est bon, soupira Ark. Il doit être mort.
  • Oui, souffla Freya, le regard fixe. C'est sûr. Il est mort.

Elle était encore un peu sous le choc. Elle ne savait pas pourquoi le chasseur de prime avait survécu à sa lame, ni à l'éboulement. Elle ne savait même pas ce qui l'avait poussé à planter son épée au sol, comme si elle avait su l'effet que ça aurait. Mais une chose était sûre : personne ne pouvait survivre à une telle explosion. L'idée d'Ark était aussi impressionnante que radicale.

Le Prince de Nornfinn examina sa main. Sa peau était brûlée à plusieurs endroits, formant des plaques rouge cramoisi sur ses paumes et ses doigts. Il eut une grimace.

  • Sacrément coriace, ce gars-là, admit-il. Pas étonnant qu'il ait été premier de la Liste Rouge. T'as vu ce qu'il a essayé de nous faire, avec le vent ?
  • Je ne sais pas ce que c'était, fit Freya. Bon sang, je n'ai aucune foutue idée de ce qui vient de se passer !
  • Dis, lança Ark d'un air pensif, tu crois que c'était lui, Hel ? Ou bien c'était l'oiseau ?
  • Ne sois pas ridicule, répondit Freya avec un ton exaspéré. Un oiseau ne peut pas être conscient... C'est impossible...

Elle n'avait pas l'air convaincue.

  • Alors c'était un Alyv ? tenta Ark.
  • Je ne sais pas. Écoute, je n'en ai aucune idée, et je n'ai pas envie d'en parler. Le type est en morceaux, c'est tout ce qui compte.
  • J'imagine que tu as raison.

Freya regarda autour d'elle ; Thorsfeld avait disparu, mais il n'avait pas pu aller loin.

  • Où est-il passé, lui ? demanda-t-elle d'un air revêche.
  • Je crois qu'il est parti vers Dole-Halsring, répondit Ark. Ce n’est pas le courage qui l'étouffe, celui-là.

Ils reprirent la marche vers la tour du Dieu-Roi, qui s'élevait face à eux comme un trait sombre fendant le ciel, projetant crânement son ombre interminable sur la montagne qui l'entourait. Plus ils avançaient, et plus ils distinguaient les détails de la façade noire, parsemée de traits longilignes formant un réseau complexe de creux et d'angles entrelacés. Dole-Halsring était enchâssée dans une fondation de rochers effilés, agglutinés contre la pierre sombre de la tour. Au milieu de la roche, un escalier monumental grimpait jusqu'à la large porte d'entrée, surplombée par un gigantesque bas-relief du Dieu-Roi, toisant Ark et Freya d'un regard vide. Et en dessous de lui, en haut de l'escalier, se trouvait Thorsfeld, l'original, l'air nettement moins sûr de lui que son effigie de pierre. Il tambourinait rageusement contre la porte de marbre.

  • Alors, lui lança Freya en terminant l'ascension du large escalier, qu'est-ce que tu fabriques ?
  • Je ne fabrique rien, répondit Thorsfeld d'un air hautain. Je rentre, je prends mon temps. J'ai le droit, je suis chez moi.
  • Eh bien, vas-y, ouvre, dit Ark en dépoussiérant son fusil sur son pantalon.
  • Le mercenaire est bien mort ? demanda Thorsfeld en l'ignorant.
  • Normalement, souffla Freya. Espérons. Tu ouvres ?
  • J'ai bien vu que ton épée ne le blessait pas. L'a de la chance, celui-là. Vous avez eu l'oiseau ?
  • Envolé. Tu attends quoi ?
  • Et est-ce que...
  • BON, TU OUVRES ? cria Freya, au bout de sa patience.

Thorsfeld eut l'air de sentir qu'il ne pouvait plus délayer l'ouverture de la porte. Il s'arque-bouta contre la surface noire, poussa de toutes ses forces, mais ses pieds glissèrent au sol sans que le marbre de bouge d'un poil.

  • Besoin d'aide, peut-être ? railla Ark.
  • Non ! tonna Thorsfeld.

Il se remit à pousser aussi fort qu'il pouvait, la figure écrasée contre le marbre. Rien ne signifiait qu'ils se trouvaient vraiment face à une porte, si ce n'est la jointure des deux battants, qui traversait le symbole du Dieu-Roi gravé dans la pierre. Rien ne bougea. Thorsfeld écumait de rage en frappant des deux poings sur la porte.

  • OUVREZ, BON SANG ! ADDA ! EDDA !
  • Tu es sûr de pouvoir ouvrir la porte sans tes pouvoirs ? se hasarda Ark. Elle a l'air lourde.
  • J'EN SUIS SÛR ! beugla Thorsfeld.

Mais toutes ses tentatives se révélèrent un échec. Il finit par se laisser glisser contre la paroi, produisant un grincement pitoyable contre le marbre poli. Affalé à terre, il resta silencieux. À cet instant, il aurait aimé disparaître à tout jamais.

  • Bon, on s'amuse bien mais j'aimerais rentrer, maintenant, glissa Freya d'un air moqueur. Tu permets ?

Elle s'avança et posa ses mains sur les battants de la porte, qu'elle poussa sans forcer. Le marbre s'ouvrit en deux, laissant choir l'ex-Dieu-Roi qui s'était appuyé contre la paroi lisse. Avançant tranquillement, Freya ouvrit la lourde porte jusqu'à laisser un passage suffisamment large pour laisser entrer le trio.

  • Bien, fit-elle, satisfaite. Allons-y.

Et elle entra, suivie d'Ark. Thorsfeld était au comble de l'étonnement.

  • Qu... Quoi ? balbutiait-il. Comment... Qu'est-ce que c'est que cette histoire !?

Il finit par se relever à la hâte et suivit les deux autres dans l'imposant corridor dans lequel ils s'étaient engagés. La porte se referma d'elle-même derrière eux, avec un bruit lourd qui se répercuta sur les murs dans un interminable écho.

L'entrée de Dole-Halsring était un large couloir vide, dont le sol était orné d'un unique tapis interminable aux motifs fins et colorés. Les murs sombres formaient de hautes arches que supportaient des colonnes lisses ; le tout était constitué de marbre Termalyen, une pierre habituellement coûteuse aussi appelé miroir des ombres du fait de sa capacité à refléter l'image de ceux qui passaient à proximité, sous forme d'ombres noires éthérées.

Freya et Ark marchaient côte à côte. Le Prince de Nornfinn regardait avidement autour de lui, semblant de rien vouloir perdre de l'architecture des lieux. Freya, elle, n'avait pas l'air impressionnée. Thorsfeld les rattrapa ; il agrippa la jeune fille par la cape.

  • Comment es-tu rentrée ? demanda-t-il d'une voix menaçante. Personne ne peut pénétrer à Dole-Halsring, à part moi !
  • Tu n'avais pas parlé d'un gardien ? questionna Ark en retour.
  • Le Gardien ne peut être vaincu, rugit Thorsfeld. C'est pour l'image ! Le folklore ! Personne ne peut entrer ici !
  • Et toi non-plus, à ce qu'on dirait, souffla Freya en dégageant sa cape des mains de l'ex-Dieu-Roi.

Il allait protester, mais ils furent interrompus par une paire de bruits de pas courant dans leur direction. Ils aperçurent deux petites silhouettes se hâter vers eux. C'étaient deux personnes d'apparence jeune, des enfants tout au plus, que rien ne permettait de distinguer l'une de l'autre, comme deux jumeaux. Ils portaient des tuniques aux motifs colorés dans des tons chauds, à l'origine indéfinissables. Leurs fronts encadrés par de longues mèches de cheveux couleur glace étaient ornés de tiares en or, formant un cercle barré de quatre flèches, le symbole du Dieu-Roi. Ark les regarda arriver vers eux à grandes enjambées, et se fit la remarque qu'il serait bien incapable de définir leur sexe. Les deux petits androgynes finirent par atteindre le trio.

  • Bonjour ! fit l'un d'eux.
  • Bonjour ! fit l'autre.
  • Content de vous revoir, depuis si longtemps ! Dit le premier d'un air enjoué. Nous avons craint le pire !
  • Le pire ! répéta le second.
  • Adda, Edda, leur lança Thorsfeld. Qu'est-ce que ça veut dire ? Je n'ai pas pu entrer !

Adda – ou était-ce Edda ? – regarda Thorsfeld avec un regard interrogateur.

  • Pardon, monsieur, nous n'avons pas été présentés. Je suis Adda.
  • Et je suis Edda ! dit l'autre avec un grand sourire.
  • Je sais qui vous êtes, imbéciles ! tonna Thorsfeld avec impatience. À quoi vous jouez ?

Adda recula d'un pas. Edda s'avança.

  • Vous ressemblez au Roi, dit-il sans perdre son sourire amical, mais vous n'êtes pas lui. Il est mort.

À ces mots, Adda et Edda passèrent de la joie à la tristesse en un instant. On les aurait dits sur le point de se mettre à pleurer.

  • JE NE SUIS PAS MORT ! s'écria Thorsfeld, qui semblait prêt à sauter à la gorge des deux petits personnages. VOUS ME VOYEZ, NON ?

Ils reculèrent, apeurés. Ark n'osait pas s'interposer. Freya semblait s'impatienter, les bras croisés par-dessus sa cape blanche.

  • À qui vous adressiez-vous, tout à l'heure ? demanda Thorsfeld en tentant de reprendre son calme.
  • A Dame Freya, bien sûr, fit Edda qui avait retrouvé son air joyeux. Ça fait des mois que vous n'êtes pas venue, continua-t-il (elle ?) en direction de la jeune fille.
  • Qu'est-ce que vous me chantez là ? s'étrangla Thorsfeld.

Il se tourna vers Freya.

  • Tu es déjà venue ?
  • Évidemment, répondit-elle sur la défensive. Je t'ai dit qu'après ta disparition, l'Empire avait exploré Halsring. Tu ne pensais tout de même pas que j'allais louper l'occasion de m'y rendre moi-même ?

Thorsfeld était sans voix. Il ne se sentait plus chez lui dans son propre domaine. Toute l'impatience qu'il avait ressentie jusque-là s'affaissa d'un coup, comme un soufflé raté.

  • Mais... Le Gardien... balbutia-t-il.
  • Miss Freya a vaincu le Gardien ! cria Edda en levant les bras. Et après, elle est revenue encore et encore !
  • Impossible, fit Thorsfeld en hochant la tête de droite à gauche. On ne peut pas vaincre le Gardien.
  • Ça me rappelle quelqu'un d'autre qui était censé être immortel, souffla Freya.
  • C'est quoi, à la fin, ce Gardien ? demanda Ark.
  • Tu ne veux pas savoir, grinça Thorsfeld sans même tourner la tête vers lui.
  • Il a raison, confirma Freya. Tu ne veux pas savoir. Crois-moi.

Elle paraissait sincère. Ark leva les yeux au ciel.

  • On ne devrait pas rester ici, fit Adda. Le Roi n'aimerait pas.
  • Tu parles, chuchota Thorsfeld pour lui-même.
  • Venez dans le grand salon, lança Edda. Dame Freya, je vais prendre votre cape.

Il (elle ?) joignit le geste à la parole. Adda prit la cape bleue nuit de Thorsfeld, qu'il lui laissa de mauvaise grâce. Ils se remirent à marcher vers l'extrémité du couloir, précédés d'Adda et Edda qui trottinaient gaiement devant les trois autres.

  • Ce sont tes serviteurs ? demanda Ark à voix basse en direction de Thorsfeld.
  • C'étaient. On dirait qu'ils ont retourné leur veste.

Il jeta un regard mauvais à Freya.

  • Et... Ce sont des jumeaux ou des jumelles ? fit Ark, embarrassé de devoir poser cette question triviale.
  • Edda est une fille et Adda un garçon, répondit Thorsfeld comme s'il s'agissait d'une évidence. Ça se voit, pourtant !

« Pas vraiment », se dit Ark. Il avait la certitude qu'il allait rapidement oublier qui était qui.

  • Au fait, j'y pense, fit Edda. Il y a le second Maître qui attend dans la salle du trône.
  • Le second Maître ?

Thorsfeld tomba de nouveau de haut. Il y avait quelqu'un d'autre à Dole-Halsring ? Son domaine, autrefois si protégé, semblait être devenu un véritable moulin. Il jeta un regard interrogateur à Freya, qui hocha la tête négativement, pour lui signifier qu'elle ne comprenait pas plus que lui.

  • C'est un monsieur très gentil et très poli, dit Adda en réponse à son ancien maître. Il vient parfois, quand Dame Freya n'est pas là.
  • Allons bon ! soupira Thorsfeld. Lui aussi, il a vaincu le Gardien ?
  • Non, répondit Edda. Lui n'a pas besoin de battre le Gardien. Il va et vient à sa guise.
  • Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? s'impatienta Thorsfeld.

Il était au comble de l'énervement. Qui osait briser ses règles et s'asseoir sur son trône ? Mais malgré ses craintes, rien n'aurait pu le préparer à ce qui suivit.

  • Il vient et il attend, et puis quand il en a assez, il s'en va, expliqua Adda.
  • Là, ça fait deux jours qu'il est là, continua Edda. Il dit qu'il va venir. Celui qu'il attend.
  • Et qui attend-t-il ? demanda Freya.
  • Il dit qu'il attend Erik Nyquist, répondit Adda.
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