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Chapitre 19
L'homme dans la salle du trône

Thorsfeld se souvint à peine des quelques minutes qui lui furent nécessaires pour rejoindre la salle du trône. Traversant couloirs colossaux et corridors étroits à un rythme effréné, il était incapable de reprendre ses esprits assez longtemps pour mener une réflexion sensée. Tout ce qu’il savait, c’est que quelqu’un l’attendait dans la salle du trône. Quelqu’un qui était venu à Dole-Halsring à maintes reprises durant son absence. Quelqu’un qui connaissait ce que personne ne pouvait connaitre ; son véritable nom.

Il ne se soucia pas de Freya, ni d’Ark, ni d’Edda, ni d’Adda. Qu’ils se débrouillent ! Freya avait apparemment déjà investi l’endroit depuis longtemps, de toute façon. Il traversa une plate-forme de marbre et se rua sur la sombre et massive porte de pierre qui le séparait de la salle où, autrefois, il aimait s’assoir et lire, réfléchir, tourner en rond… Autant d’occupations paisibles d’un passé qu’on lui avait volé.

Les battants de la porte s’écartèrent lentement, dans un mouvement ample qui dévoila la pièce. Oblongue de forme, elle était composée seulement d’une plate-forme au centre, séparée des murs par un vide sans fond où se perdaient les pieds d’interminables colonnes, qui s’enfonçaient vers un néant lumineux émanant de profondeurs que le visiteur ne pouvait qu’imaginer. Le haut de la salle se prolongeait indéfiniment vers un plafond invisible, perdu derrière la même lueur indistincte qui baignait les tréfonds. Le sol semblait ainsi suspendu à un niveau quelconque d’un couloir vertical infini, entre deux strates de lumière. Et pour seul meuble dans cette pièce hors de l’espace, un trône. Sculpté dans le même bloc de marbre que la plate-forme le supportant, le trône du Dieu-Roi était éclairé de dizaines de rayons de lumière différents, émanant de vastes fenêtres dont les murs étaient constellés ; chacune d’entre elles étaient une ouverture vers un endroit différent de Dromengard et diffusaient une ambiance différente. Elles irradiaient de lumière variées ; bleues, vertes, orangées... Le rebord de l’une d’entre elle était battu par une pluie drue se déversant d’un paysage montagneux bordé de nuage, quand beaucoup d’autres laissaient entrevoir des plaines et forêts emmitouflées de manteaux de neige et laissaient entrer des flocons errants.

Et au milieu de tout ça, assis sur le trône magistral, entouré des lumières diffusées par toutes les fenêtres l’entourant comme sous le feu des projecteurs, quelqu’un attendait.

Un homme. Lisant un livre. Un cigare coincé négligemment entre dents et joue.

Thorsfeld ne s’était attendu à rien ; il lui était impossible d’imaginer que quiconque à Dromengard puisse savoir quoi que ce soit de sa vie dans le monde réel et, à ce titre, il avait été incapable d’imaginer à quoi pouvait ressembler cette personne. Mais de toute façon, même s’il avait pu, il ne l’aurait jamais imaginé comme ça.

C’était un homme d’un âge avancé. De rares cheveux noirs faisaient encore de la résistance dans une chevelure grisonnante encadrant un visage large, ridé, aux yeux tombant soulignés par de larges poches, au nez tordu, doté d’une barbe courte et broussailleuse. Vouté et assis de travers, il semblait fatigué, usé, las. Mais lorsqu’enfin il eut l’air de s’apercevoir de la présence de Thorsfeld, il posa sur lui un regard profond et aiguisé. Ses yeux d’un brun doré semblaient être la seule partie de son visage témoignant du jeune homme qu’il avait pu être. Thorsfeld s’immobilisa avant d’atteindre le trône, incapable d’avancer plus vers cet homme d’apparence pourtant inoffensive. Il aurait voulu crier, l’apostropher, lui demander qui il était, comment il était arrivé là, ce qu’il lui voulait, comment il connaissait son nom. Mais aucun mot ne parvint à sortir de sa bouche. Heureusement pour lui, l’homme rompit le silence en prenant lui-même la parole, après avoir claqué d’un geste théâtral la couverture de son livre et pris son cigare entre deux doigts.

  • Je commençais à m’emmerder sérieusement, dit-il.

Quelques secondes de silence passèrent. Thorsfeld se redressa et sa tête pivota lentement sous le coup de l’incompréhension, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Il détailla l’homme, remarquant son large manteau de cuir usé jusqu’à la corde et tout juste posé sur ses épaules, et ses vêtements à l’origine indéfinissables. Étais-ce un style Dromengardien ? Impossible de le dire.

L’inconnu posa son livre sur l’accoudoir du trône et coinça de nouveau son cigare entre ses lèvres, faisant rougir son extrémité incandescente. Il se leva lentement et recracha un rond de fumée parfait qui dépassa Thorsfeld pour aller se perdre dans un recoin de la salle.

  • Je n’avais aucune idée du temps que ça te prendrait pour revenir, lança-t-il soudain d’une voix grave et lente. Je me disais qu’il se passerait peut-être, quoi, un an ? Tu parles ! Ça fait une éternité que tu as passé l’arme à gauche, et te voila seulement. Les pissenlits étaient-ils si bons que ça ?

Sa voix avait un ton de reproche nonchalant qui ne fit rien pour apaiser Thorsfeld. Ce dernier réussit finalement à poser la question fatidique.

  • Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix qui se voulait assurée mais peinait à l’être.
  • Ça, mon grand, je crois que ce n’est pas une information capitale pour le moment, répondit l’inconnu. C’est même franchement inutile. Je le saurais pas moi-même que ça ne me ferait ni chaud ni froid.
  • Qui. Êtes. Vous ? insista Thorsfeld en fronçant les sourcils.

L’homme se mit à marcher en tirant sur son cigare (ou ce qu’il en restait). Il fit tranquillement le tour du trône en regardant par terre, comme pour briser son ennui.

  • Je ne tiens vraiment pas à te dire ça maintenant, dit-il. Mais là que j’y pense…

Il se caressa la barbe en regardant une fenêtre donnant sur le sommet d’une montagne. Une tempête de neige y faisait rage, et les bords de l’arche de pierre qui encadrait la fenêtre supportaient une épaisse couche de glace.

  • Maintenant que j’y pense, oui, là… continua-t-il, comme perdu dans ses pensées. Si tu n’as aucun nom à associer à moi, tu vas t’en fabriquer un toi-même. Les gens ont du mal à se faire à l’existence d’une personne sans nom. Ils ont tendance à s’en créer pour combler le vide. Une personne normale m’appellerait comment ? Je ne sais pas, « Le Vieux », peut-être ? Bon, je ne dis pas que je suis de prime jeunesse, ça non, mais… Ça ne me plairait pas. Et puis, te connaissant, tu me donnerais sûrement un nom à rallonge avec une consonance nordique dont personne à part toi n’arrivera à se souvenir. Pas sûr que ce soit mieux.

Thorsfeld le regardait sans savoir comment réagir. Est-ce qu’il se moquait de lui ? Comment ce type pouvait-il tenir des propos aussi futile en pareille situation ? L’inconnu le regarda à son tour d’un air étonné, comme pour imiter l’expression interloqué de son interlocuteur.

  • Bon, ce qu’on va faire, continua-t-il, c’est que tu peux connaitre mon initiale. Tu peux donc m’appeler C., voila. Mon nom commence par un C. Mais ne t’avise pas à m’appeler « Couillon », ou « Chameau », ou d’autres insultes plus salées encore, parce que ça ne me plairait pas. Pas du tout. Donc je suis C. Enchanté.

Il tendit la main vers Thorsfeld qui, à son propre étonnement, la serra, sans grande conviction néanmoins.

  • C’est un grand moment, lança C. en commentaire. Tu ne le sais pas encore, bien sûr, mais c’est un grand moment. J’ai attendu longtemps de pouvoir te rencontrer, Erik.

A la mention de son nom réel, Thorsfeld se souvint de ce qui avait causé sa panique au départ.

  • Thorsfeld ! s’écria-t-il. Je m’appelle Thorsfeld !
  • Oui, oui, évidemment, répondit C. avec condescendance. Tu t’appelles Thorsfeld. Très bien, je vais t’appeler Thorsfeld, Thorsfeld.

Il marqua une pause. L’ex-Dieu-Roi bouillait de rage en face de cet homme qui se moquait ouvertement de lui.

  • Bon, écoute, dit C. en se rasseyant sur le trône. Je pourrais passer des heures à t’asticoter et, crois-moi, ça m’enchanterait. Mais on a une conversation à avoir, tous les deux. Assieds-toi donc.
  • Vous êtes à ma place, souffla Thorsfeld en fusillant C. du regard.
  • Oh, c’est vrai. Ce siège est vraiment plus confortable qu’il en a l’air, hm ? Je suis bien, là, ne viens pas gâcher ce moment avec ta petite fierté, tu veux ?

Il leva les bras et tapa dans ses mains. L’instant d’après, comme attirée par un ordre impérieux, Edda apparut à la porte et trottina vers Thorsfeld et C.

  • Monsieur ? demanda-t-elle de son air enjoué habituel.
  • Nous aurions besoin d’une chaise, ici, lui lança C. d’une voix douce. Apparemment, celui qui a imaginé cette salle du trône a négligé la fonction première d’une salle du trône : recevoir des gens.

Thorsfeld lui lança un regard incendiaire de plus.

  • Et ce serait vraiment fantastique d’avoir quelque chose à siroter pendant qu’on discute. Du thé, par exemple, je crois que ce serait tout ce qu’il y a de plus approprié. Je prendrai une tasse de thé fumé avec un nuage de lait, un carré et demi de sucre, une cuillère à soupe de jus de citron, et dans une tasse bleue, s’il en reste. Et n’oublie pas la soucoupe, tu seras un amour. Erik ? Enfin, Thorsfeld, je veux dire ?
  • Un thé, répondit-il froidement. Avec de l’eau. Et du thé.
  • Merci d’avance, glissa C. en direction d’Edda avec sourire d’encouragement.

Elle lui rendit son sourire et reparti d’un pas sautillant.

  • Fantastiques serviteurs que tu t’es créé là, Thorsfeld. Originaux petits personnages. Mais je crois qu’un chouia de gentillesse de ta part pourrait leur rendre la vie plus facile, tu ne crois pas ?
  • Et alors ? répondit le concerné d’un air revêche. Je ne les ai pas créés pour réagir selon l’humeur. Ils agiront de la même façon. Ils sont faits ainsi.
  • Quelle admirable façon de voir les choses, fit C. avec une moue moqueuse. Ta vie doit être un océan de joie, à n’en pas douter.
  • Venez-en au fait. Qui êtes-vous exactement et que faites-vous là ?

C. écrasa son cigare sur l’accoudoir du trône et jeta le mégot au loin dans le vide, où il fut avalé par la lumière inondant les profondeurs de la pièce.

  • Mon cher Thorsfeld, cette conversation ne va pas t’apporter les réponses que tu cherches. Je crains même qu’elle ne soit légèrement frustrante sur ce point. Et je pense aussi que tu risques de ne pas m’apprécier, et saches que tu n’as pas à t’en vouloir, car je n’ai pas moi-même une image très reluisante de toi. Mais il y a quelque chose que tu ne dois pas perdre de vue : je ne suis pas ton ennemi. Et, plus formidable encore, je suis ici pour t’aider.
  • Pour la perte de mes pouvoirs ?
  • C’est cela même. Depuis combien de temps es-tu revenu à Dromengard ? Une semaine ? Deux ?

Thorsfeld s’aperçut alors qu’il ne s’en souvenait absolument pas. De nombreux jours avaient passés depuis qu’il s’était réveillé nu et frigorifié en plein milieu de la forêt, mais il en avait totalement perdu le compte depuis cet évènement. Face à son silence, C. continua ses explications :

  • Toujours est-il que tu n’es pas plus stupide qu’un autre, je crois, donc tu as du comprendre qu’il se passe des trucs moches depuis que tu es parti.
  • Vous voulez parler des Ombergeists ? Des dragons ?
  • Un peu tout ça. Disons qu’il ne fait plus bon vivre à Dromengard, si tenté qu’il a jamais été agréable d’y vivre. Je crois que tu ne nieras pas avoir toujours géré ton monde comme un sagouin.
  • Oh, pardon, répondit Thorsfeld avec toute la condescendance qu’il était capable d’exprimer. Je ne m’étais pas aperçu que vous étiez venu me donner des cours. Je peux vous demander qui vous croyez être, pour pouvoir me faire la leçon ?
  • Mais ma parole, c’est une véritable obsession, de me demander qui je suis ! tonna C. en levant les bras au ciel. Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Qui défenestrais-je ? Toi, de toute évidence, si tu continues à te croire dans un interrogatoire.
  • Dans ce cas, désolé de poser une autre question, mais… Est-ce que vous vous trouvez drôle ?
  • Je crois que je ne suis pas dénué d’humour, tout comme toi de bon sens ; en créant cette salle du trône, tu m’as au moins laissé quantité d’option quand à la fenêtre par laquelle t’envoyer. Quel endroit veux-tu visiter avec un motif de semelle imprimé sur le derrière ? Alylyancë ? Hindenland ? Nornfinn ?

Thorsfeld garda le silence en dirigeant son regard vers un mur. Il commençait à comprendre qu’il aurait encore plus de mal à garder son comportement de Dieu devant C. que devant Ark et Freya ; quoi qu’il dise, l’autre se moquait de lui et échappait aux questions par une pirouette. C. dut s’apercevoir que l’ex-Dieu-Roi avait calmé ses ardeurs car il en revint vite au seul point sérieux que son discours avait effleuré jusque là : sa proposition d’aide.

  • Tu dois récupérer tes pouvoirs, dit-il sur un ton soudain grave. Ou du moins, une partie. Il se passe des choses que tu dois arrêter avant qu’elles n’engloutissent Dromengard.
  • Alors vous savez pourquoi j’ai perdu mes pouvoirs ?
  • Peut-être. Tu te souviens quand je t’ai dit que cette discussion serait frustrante pour toi ? On y est. Je ne peux pas tout te dire. Seulement que tu dois retrouver assez de ton pouvoir de Dieu pour empêcher que quelque chose de moche arrive.
  • Et comment suis-je censé faire ça ? demanda Thorsfeld avec scepticisme.
  • Tu dois retenir quelque chose d’important, de fondamental ; si je dois t’apprendre quelque chose, c’est ça : les symboles sont des guides aussi puissants que ce qu’ils représentent. Un symbole, c’est l’image que l’on a d’un concept, d’une personne, d’un mouvement. Les symboles canalisent les croyances, incarnent le pouvoir, ils rassemblent et représentent. Dis-moi, qu’est-ce qui fait le pouvoir d’un roi : l’homme, ou la couronne qui le coiffe ?

Thorsfeld regarda C. fixement. Un bref silence s’installa, qui fut brisé par le retour d’Edda, portant un plateau chargé de tasses, théières, sucriers, et autre vaisselle dont l’existence est intimement liée aux milieux d’après-midi anglais. Elle était aussi chargée d’une chaise pliante et d’une petite table d’appoint, qu’elle installa près du trône. Thorsfeld s’installa sur la chaise, non sans faire tout son possible pour montrer son mécontentement à l’idée de se contenter d’un trône qui n’aurait pas dépareillé dans un camping. S’il avait du remplir une enquête de satisfaction comme les hôtels en offrent souvent à leurs clients, il aurait probablement coché la case « très mécontent » dans la colonne « qualité du service ». Une appréciation qui aurait pu paraitre des plus injustes face à l’application avec laquelle Edda s’appliquait à remplir leurs tasses.

C. insista :

  • Alors ? La couronne ou le gus en dessous ?
  • Je ne sais pas, admit Thorsfeld sans perdre son air sceptique. La couronne désigne le Roi et prouve son pouvoir, mais sans son pouvoir, le Roi n’a pas de couronne. L’un et l’autre sont complémentaires. C’est comme demander qui, de la poule ou de l’œuf, est arrivé en premier.
  • C’est l’œuf, répondit C. d’un air distrait. Mais ça ne répond pas à la question qui nous occupe. Il faut réfléchir en termes de dépendance ; le Roi a besoin de la couronne. La couronne a-t-elle besoin du Roi ? Pas vraiment. Si le Roi meurt, vive le Roi, un autre prend sa place en dessous de la couronne. Il ne sert qu’à porter le symbole, la couronne en l’occurrence, parce que le pays a besoin d’un Roi. Mais on pourrait la poser sur un tabouret, et ce serait pareil ; ce serait le Roi des tabourets.
  • Okay. C’est officiel, je ne sais plus du tout où vous voulez en venir.

C. saisit la tasse qu’Edda lui tendait. Il attrapa du bout des doigts la petite cuillère qui se baignait dans le récipient et la coinça entre ses lèvres.

  • Je veux juste te faire comprendre que les symboles sont importants. C’est tout. Quel est ton symbole, Dieu-Roi ?
  • Le cercle croisé ? hasarda Thorsfeld.
  • Note pour moi-même : ne plus le considérer comme vif d’esprit. Je te parle de couronne depuis tout à l’heure et quel est ton titre ?
  • Dieu-Roi, fit Thorsfeld. C’est la couronne, alors.
  • Nous avons un gagnant ! Tu vois, le cercle croisé, c’est un symbole que les croyants ont choisi pour te représenter. C’est un signe distinctif qui te désigne seulement en rapport avec les autres Dieux de la trinité, Edelyn et Addaltyn, car chacun de ces symboles suit un schéma de cercle décoré selon le bonhomme. Le vrai symbole, c’est la couronne, car celui-là, c’est toi qui l’as choisi en te désignant Dieu-Roi. J’imagine qu’être un Dieu ne te suffisait pas ?
  • J’aime bien les couronnes, expliqua Thorsfeld d’une voix peu assurée.

Il avait perdu sa fougue et son énervement. La situation avait évolué vers une relation élève/professeur entre lui et C., et il se regardait répondre docilement aux questions de ce vieil homme moqueur et visiblement un peu dérangé, sans pour autant pouvoir se détourner de son influence. Impossible de nier que C. avait un charisme certain.

  • Et donc, la couronne, très bien, mais quel rapport ? continua Thorsfeld. Vous voulez que je la retrouve ?
  • Pour l’instant… fit C. en regardant une montre dont il tenait la chaine entre le pouce et l’index. Pour l’instant, tu as des considérations de logistique à prendre en compte. Je te propose d’en rediscuter après ça.
  • Après quoi ?
  • Ça, répéta C. en lui lançant une pichenette sur le front.

Un tel coup n’aurait dû n’être qu’un picotement, mais Thorsfeld se sentit partir à la renverse en arrière, comme basculant dans le vide avec un mouvement circulaire. Il n’eut ni le temps de crier, ni le temps de montrer la moindre surprise ; un instant plus tard, il sursautait sur son siège d’avion, juste assez réveillé pour entendre l’annonce du commandant de bord. Il était arrivé à Stockholm.

Erik eut tout le temps que dura son voyage en taxi vers l’hôtel pour réfléchir à sa rencontre avec celui qui se faisait appeler C. Il avait eu raison sur un point : leur conversation ne lui avait apporté aucune réponse, et il se sentait incroyablement frustré, comme prévu. Il ne savait pas qui était cet étrange inconnu, ni comment il connaissait son nom. Mais au-delà de son patronyme, il semblait savoir énormément de chose sur son monde et son passé de Dieu, mais aussi sur sa capacité à se réveiller dans un monde et dans l’autre. Ne l’avait-il pas endormi lui-même pour qu’il puisse quitter l’avion ? Ce qui en revenait à la question première : qui était cet homme ?

  • Hej, sir, lui dit poliment l’hôtesse d’accueil lorsqu’il se fut présenté à l’accueil de l’hôtel. Kan jag hjälpa dig?
  • Erik Nyquist, Black&Nichols. Il doit y avoir une réservation pour quatre nuits.
  • En effet, monsieur Nyquist. Un instant, je vais chercher vos clé, continua-t-elle dans un français proche de la perfection. Elle eut le tact de ne pas continuer la conversation en Suédois, chose que beaucoup avaient fait lors de ses voyages précédents en découvrant son patronyme scandinave ; en vain, car Erik ne parlait pas le Suédois. Pas plus, d’ailleurs, qu’il ne parlait le Norvégien, pourtant la véritable langue d’origine de sa famille.

L’hôtesse revint avec sa clé et un épais livre relié.

  • Votre premier voyage à Stockholm ? demanda-t-elle sur le ton de la conversation alors qu’Erik apposait sa signature dans le registre.
  • Pas vraiment, répondit celui-ci en la regardant en coin. Il parait que je cherche le froid.
  • Dans ce cas, vous risquez d’être servi. C’est une spécialité locale.
  • C’est une spécialité plus répandue qu’on ne le croit, conclut Erik en reposant le stylo et empochant sa clé.

Une fois arrivé dans sa chambre, Erik s’aperçut qu’il mourrait de faim. Ces derniers temps, il était de plus en plus absorbé par sa vie onirique, et il négligeait de plus en plus sa subsistance dans le monde réel. Il n’avait rien avalé depuis le plateau-repas insipide et frugal servi par la compagnie aérienne ; un repas d’autant plus frustrant que, suivant le principe de production de masse, ladite compagnie avait décidé d’économiser des millions de fois les quelques centimes que leur coûtaient les olives qui ornaient habituellement leurs salades, en les bannissant purement et simplement de leurs menus. Un désagrément sans intérêt pour d’autres. Mais Erik aimait les olives. Beaucoup.

Une visite dans le minibar eut tôt fait de combler sa faim, même s’il pouvait imaginer le bruit d’une caisse enregistreuse à chaque bouchée qu’il prenait. Une illusion qui cessa lorsqu’il se souvint que tous les frais étaient payés par Black&Nichols ; cette réalisation soudaine fut suivie d’un café servi directement dans sa chambre et d’une coupelle d’olives. Et pendant ce temps, ses bagages refusaient toujours catégoriquement de se ranger d’eux-mêmes dans les placards de la chambre d’hôtel. L’instant était à la détente.

Il pensa à peine à C. et à son discours après être arrivé à l’hôtel. Mais lorsque la nécessite de se rendormir au plus tôt pour assister à la suite de la rencontre se fit sentir, Erik posa un œil sur sa tasse de café vide et se frappa le front de la paume. Du café ! Quelle excellente idée, Erik. Quelle excellente idée que de boire du café avant de dormir. Quel idiot.

Sans attendre, il se mit au lit. Hélas, Erik avait passé des années à vivre des nuits autrement plus passionnantes que ses journées ; aussi avait-il l’habitude de fréquenter son lit longuement, et donc d’être toujours frais et dispos le matin, ce qui ne l’avait pas attiré vers une consommation fréquente de café. Aussi la caféine avait chez lui un effet rapide, et il ne réussit pas à se rendormir, d’autant qu’il avait passé la majeure partie de son vol perdu dans ses rêves.

« Puis-je m’assommer ? Est-ce envisageable ? » se demanda-t-il au bout d’un vingtaine de minutes passées à se tourner dans tous les sens. Il fallait bien qu’il tombe inconscient, sans quoi il risquait que C. s’en aille et ne lui donne pas les informations qu’il lui avait promises. Il commençait à regarder son mur de plâtre dur d’un œil inquiet lorsqu’il ressentit la même sensation de tournoiement qu’il avait déjà eut lorsque C. l’avait réveillé. Il se réveilla dans sa chaise, dans la salle du trône de Dole-Halsring.

  • Alors, on fait du tourisme ? demanda C. d’un air de reproche. Ne crois pas que ça me fait plaisir de te voir ronfler ici pendant des heures. J’ai des choses à faire. Je suis un homme occupé.

Thorsfeld se frotta le visage en se redressant sur son siège.

  • Comment faites-vous ça ? Vous pouvez me réveiller ?
  • Je sais faire beaucoup de choses, répondit C. Je sais aussi jongler avec cinq balles, mais ça m’a demandé pas mal d’entrainement. Au fait, j’ai bu ton thé ; vu le temps que tu as mis à revenir, il serait froid de toutes façons.
  • J’ai… J’ai bu du café, admit Thorsfeld. Je n’arrivais plus à m’endormir.
  • Je regrette tellement d’avoir dit plus tôt que tu n’étais pas plus bête qu’un autre. Tellement.

Thorsfeld se leva et s’éloigna du trône vers le bord de la plate-forme. Tournant le dos à C., il laissa passer quelques secondes de silence. Puis il se lança avec une question nouvelle :

  • Êtes-vous une manifestation de mon subconscient ?

C. ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps de scruter Thorsfeld d’un œil circonspect. Son regard était plus perçant et intelligent que ses piques en direction de Thorsfeld ne pouvaient le laisser supposer.

  • Qu’est-ce qui te fait penser cela ? demanda-t-il finalement.
  • Vous savez mon vrai nom, lança Thorsfeld en se retournant vers son interlocuteur. Personne ne peut le savoir ici, je ne l’ai jamais utilisé. Vous en savez trop ; vous savez des choses que je suis le seul à pouvoir savoir.
  • Bien essayé. Une excellente théorie mais non, désolé. Imagine la tête de ton subconscient quand tu auras quatre-vingt ans s’il est déjà aussi ridé quand tu n’en as pas trente.

C. se mit à rire de son propre trait d’humour. Erik le regarda, le visage dénué de toute expression.

  • Qu’est-ce que je dois faire, alors, continua-t-il avec un soupçon d’impatience dans la voix, pour éviter que Dromengard ne tombe ?
  • Nous en étions à la couronne, pas vrai ? répondit C. Bien. Comme je te l’ai dit, ta couronne était ton symbole. Quand tu es mort, quand tu as été tué par cette jeune fille, Freya, ton pouvoir n’a pas disparu. N’écarte pas la science pour la simple raison que tu as créé un monde où la magie existe ; la magie, ce n’est que ce que la science n’est pas encore capable d’expliquer. Voila où je veux en venir : rien ne se perd, tout se transforme. Ton pouvoir n’a pas disparu, Thorsfeld. Il s’est réfugié où il a pu. Il s’est fragmenté. Et aujourd’hui, des gens mal intentionnés en disposent. D’une partie, tout du moins. Et ces gens, tu peux me croire, ne considèrent pas la subsistance de Dromengard comme une priorité.
  • Et qui sont-ils ? demanda Thorsfeld. Ils ont mes pouvoirs ? Donc ils sont responsables de tout ce qui se passe depuis que je suis parti ?
  • Peut-être, peut-être. Encore une fois, je ne peux pas t’en dire trop. C’est pour ton bien. Enfin, non, pour être honnête, c’est plutôt pour le bien de Dromengard ; toi, tu peux bien te débrouiller. Mais tu es le Dieu de ce monde, et tu as des responsabilités. Il y a des choses que toi seul peut accomplir.
  • Donc vous ne me dites rien ? Je dois combattre des gens dont je ne sais rien, pour éviter quelque chose dont je ne sais rien, en utilisant mes pouvoirs qui sont à un endroit dont je ne sais rien ? Vous m’aviez dit que cette conversation serait frustrante mais vous étiez en dessous de la vérité. Vous êtes insupportable, en fait.
  • C’est pour ça que je te comprends si bien, mon grand, fit C. avec un sourire en coin. Mais je t’ai dit où tu pourrais trouver une partie de tes pouvoirs. Ta couronne.
  • Je n’ai aucune idée d’où elle se trouve. Elle a dû tomber avec moi dans l’abîme quand j’ai été tué par Freya.
  • Justement, non. Tu as été englouti comme un Ardent sur une motte de beurre, mais ta couronne, elle, est restée. Et à ton avis, qui a embarqué le joli symbole ?
  • Freya, souffla Thorsfeld, les sourcils froncés.
  • Touché, répondit C.
  • Elle ne m’en a rien dit. Évidemment.
  • Oh, tu veux dire que tu l’as rencontré ? demanda C. d’un air étonné.
  • Elle est venue ici avec moi.

C. se leva d’un bond, le visage soudain éclairci par la surprise.

  • Tu l’as amenée avec toi, hein ? Oh, c’est intéressant, très intéressant !
  • Je ne l’ai pas amenée, précisa Thorsfeld d’un air revêche. Elle est venue. Si j’avais eu le choix…
  • Oui, évidemment, évidemment. Hrm. Bref. C’est une situation que je qualifierai… d’intéressante. Indéniablement.
  • Donc vous me dites que je dois retrouver ma couronne ? Comment saurais-je quoi en faire une fois que je l’aurais ?
  • Une fois que tu l’auras, la partie de ton pouvoir qui s’y est accroché te sera rendue. T’es-tu jamais préoccupé de savoir quelque chose quand tu avais encore tes pouvoirs de Dieu ?
  • Non, en effet. Je saurai. J’imagine.
  • Voila. Donc retrouve ta couronne et évite ce qui va bientôt arriver. Tu sauras quoi faire quand tu la porteras. Mais attention : tu ne récupéreras pas tous tes pouvoirs en la retrouvant. Ce n’est qu’un symbole parmi d’autres. Il est probable que ce ne soit que temporaire. Utilise ce pouvoir à bon escient. Ça te changera.

C. pivota alors sur ses talons pour faire face aux fenêtres qui ornaient le mur circulaire englobant le trône. Il sortit nonchalamment un feuillet de papiers de sa poche, qu’il roula en boule.

  • Vous ne pouvez rien me dire de plus ? tenta Thorsfeld une dernière fois. Seulement d’où vous venez ?
  • Je viens d’un endroit fantastique mais, hélas, tu ne pourras jamais le voir de tes propres yeux, dit C. en jetant la boule de papier par la fenêtre derrière laquelle une pluie diluvienne faisait rage, où elle se perdit dans les éléments déchaînés. Je vais donc éviter de te narguer en te le décrivant.

En deux pas, il se plaça entre Thorsfeld et le trône.

  • Tu as beaucoup à faire, Thorsfeld, dit-il d’une vois solennelle. Je t’ai seulement mis sur la voie, maintenant, il va falloir que tu la parcoures. Et ce n’est pas un chemin très agréable, il est mal balisé et bourré d’ornière ; tu devrais savoir, c’est toi qui l’a placé là, ce chemin.

Et sur ces mots, il donna un grand coup du plat de la main dans la poitrine d’Erik. Ce dernier n’eut pas même le temps de réagir ; il fut projeté en arrière par une force irrésistible, qui le fit voler sur toute la longueur de la salle pour heurter du dos la porte, qui s’ouvrit. S’effondrant sur le sol, il mit un certain temps à se remettre du choc, plus causé par la surprise que par une quelconque douleur.

Lorsqu’il se releva et jeta un œil en direction du trône, il constata que C. avait disparu.

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