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Chapitre 20
Hospitalité divine

Freya parcouru des yeux la chambre dans laquelle elle venait de pénétrer. C’était une salle vaste, organisé autour d’un lit à baldaquins qui aurait pu héberger une famille entière. Le mobilier était richement décoré, et la salle elle-même était ornée de peinture, draperies et tissus qui auraient pu constituer la décoration de la chambre de l’Empereur lui-même. Un tiers de cette chambrée somptueuse était occupé par une salle de bain qui aurait été appelée « piscine » partout ailleurs ; le large bassin alimenté par des fontaines d’eau à même le mur était agrémenté d’une mosaïque au motif complexe et surmonté par des arches donnant vers l’extérieur. Un extérieur qui ne ressemblait pas à Halsring ; au lieu de cela, ces fenêtre offraient au regard un paysage blanc infini, une plaine de neige et de glace dénuée de tout arbre, où seuls quelques affleurements rocheux tenaient tête au passage du vent. Ce panorama ressemblait à ceux que l’on pouvait observer dans la région de Dolenhel, la capitale Impériale. Des fenêtres donnant vers des points éloignés de Dromengard… Voilà qui montrait bien les pouvoirs du concepteur des lieux. D’autant que la surface de Dole-Halsring ne laissait paraitre aucune ouverture, vue de l’extérieur.

  • Ce sera votre chambre pour ce séjour, lança Edda de son habituel ton enjoué. Si elle ne vous convient pas… Nous vous en trouverons une autre.
  • Elle me conviendra parfaitement, répondit Freya sans laisser paraitre son émerveillement face à la magnificence de cette chambre.

Et comment, qu’elle lui irait ! En réalité, cette chambre était encore plus somptueuse que celle qu’on lui avait donné, au palais impérial de Dolenhel. Et au vu de son rang et de ses fonctions, il y avait fort à parier qu’elle se couchait tous les soirs dans un des cadres les plus luxueux de Dromengard…

  • Si vous avez besoin de quoi que ce soit, continua Edda, appelez-moi. Je mets ça ici au cas où.

Elle sortit une petite clochette de sa tunique, qu’elle posa sur une tablette. Freya commençait à regretter de n’avoir jamais profité de la tour du Dieu-Roi par le passé ; à chacune de ses visite, sa fierté lui avait dicté de refuser l’hospitalité des serviteurs du Dieu déchu et de dormir dehors. Mais bien que les nuits à la belle étoile aient été son lot pendant de nombreuses années, il était impossible de ne pas succomber à pareil luxe.

  • Nous servirons le dîner dans la grande salle, dans à peu près une heure. Si cela vous convient, bien sûr. Voulez-vous des habits neufs pour remplacer ceux-là ?

Elle regardait la tunique élimée de Freya avec un air de révérence quelque peu ébréché par le dégoût. Il était vrai qu’elle avait porté ces vêtements pendant tout le temps qu’avait duré sa poursuite de Thorsfeld, et elle avait souffert des combats successifs, contre les mercenaires d’Alfranhel et, bien sûr, contre Hel quelques minutes plus tôt.

  • Je veux bien d’autres habits, admit Freya avec un peu de regrets. Si je peux me permettre… Rien de trop pompeux ?
  • Bien sûr ! fit Edda. Je vais aller voir cela. Profitez bien de votre chambre, conclut-elle en quittant la pièce avec une courbette.

Freya se retrouva seule dans cette pièce démesurée, si grande, en fait, qu’il était presque ridicule de vouloir y loger une seule personne. Après un coup d’œil vers le vaste bassin où clapotait une eau claire qu’une vapeur légère annonçait comme tiède, elle décida qu’il était temps pour un bain.

Se glissant nue dans l’eau chaude, elle s’immergea complètement, laissant ses cheveux que la crasse avait rendu rigides se délier au fil des courants. Le bassin était assez grand pour qu’elle puisse y nager, mais après un tour seulement, la chaleur et les remous provoqués par les cascades d’eau la poussa à s’accoler à une des fenêtres. L’eau coulant sur sa peau, le visage à demi immergé, elle se laissa aller à une détente paisible, un état de relâchement qu’elle n’avait pas connu depuis des jours. Depuis qu’elle avait commencé ce voyage seule. Depuis qu’elle avait rencontré celui qu’elle avait haï et tué autrefois. Celui qu’elle haïssait toujours et n’hésiterait pas à tuer de nouveau aujourd’hui… Et pourtant, n’étais-ce pas chez lui qu’elle se trouvait ? Ne profitait-elle pas de son hospitalité, à ce moment où elle se prélassait dans un bassin, dans une chambre qui lui appartenait ? Elle chassa ces pensées ; après tout, il le lui devait bien. Il devait bien ça à l’humanité entière pour l’avoir fait tant souffrir pendant si longtemps.

Le paysage qu’encadraient les arches de pierre sous lesquelles elle se trouvait avait beau se trouver à des lieues de là, il n’en était pas moins réel. Elle pouvait sentir un vent glacé, des bourrasques de glace qui soufflaient et arrosaient abondamment la pierre, laissant quelques flocons vagabonder jusqu’à la surface de l’eau où ils disparaissaient, simples gouttes d’eau dans un océan. Ce paysage lui rappelait là où elle habitait depuis son exploit, six ans plus tôt. Là où était sa place : à Dolenhel, à la tête de la Garde Impériale, auprès de l’Empereur, Samahl Enerland. Et par association d’idée, elle en vint à repenser à celui sur qui pesaient ses doutes : Slen Aarland, l’homme qui en savait trop.

Une bouffée de culpabilité lui vint soudain. Si ses soupçons étaient fondés – et ils l’étaient, elle en était persuadée – alors sa place était aux côtés de l’Empereur. Si Aarland était lié aux Ombergeists et à tous les accidents qui étaient survenus dernièrement à Dromengard ainsi qu’à leur groupe, même si c’était seulement de loin, alors le chef de l’Église d’Addaltyn était un homme dangereux. Il était puissant, influent, et l’Empereur se fiait totalement à lui. Et il n’y avait pas de doute : lui seul avait pu envoyer Hel sur leurs traces. Il voulait donc se débarrasser d’eux. Et probablement d’elle en particulier car, selon toute vraisemblance, il savait qu’elle savait. Il s’était trahi. Il avait perdu son calme, et ça ne lui avait pas échappé ; Slen Aarland était trop intelligent pour ne pas la considérer comme un obstacle. Un obstacle de taille et hautement symbolique.

Mais dans tous les cas, rentrer maintenant ne servirait à rien ; Aarland n’avait probablement laissé aucun indice permettant de le confondre à Dolenhel, sans quoi il risquerait gros. Et en termes de dissimulation et d’influence politique et religieuse, il avait une avance considérable sur elle. Rentrer à Dolenhel, ce serait combattre sur son terrain. Elle ne pouvait pas se le permettre. Il fallait qu’elle mette au profit sa rencontre avec Thorsfeld, qu’elle utilise les secrets de Dole-Halsring pour trouver quelque chose, n’importe quoi, qui puisse faire avancer ses recherches. Et si Aarland était vraiment lié à ces mystères terribles qui affligeaient Dromengard depuis si longtemps, il finirait par tomber avec eux.

En attendant, elle devait faire confiance aux autres membres de la garde impériale ; rien de plus simple, elle l’avait toujours fait. Elle espérait seulement qu’ils s’apercevraient à temps du danger. La première chose qu’elle avait à faire était de les prévenir, et le plus tôt serait le mieux. Elle s’en voulut même de ne pas l’avoir fait plus tôt, à Alfranhel, où elle en aurait eu l’occasion.

Du reste… Ne pas rester inactive. Parcourir Halsring, parcourir la tour du Dieu-Roi, découvrir pourquoi et comment il était revenu, et s’il ne savait honnêtement pas ce qui se passait. Peut-être était-ce là une autre de ses tromperies ; il était coutumier du fait. Adda et Edda savaient peut-être quelque chose. Les deux serviteurs ne semblaient pas être soumis aux règles normales de ce monde. Les avait-elle vus prendre une seule année depuis la première fois qu’elle était venue à Halsring, il y a six ans de cela ? Et les écritures sacrées parlaient d’eux voilà des siècles de cela. Et il y avait Ark, aussi. Ark, le Prince de Nornfinn, un autre personnage des plus influents. Pourquoi avait-il choisi de voyager seul pendant si longtemps ? Cela n’avait pas de sens. Encore un qui sentait le mystère à plein nez. Mais dans tous les cas, ses années d’errance et son expérience pouvaient s’avérer utiles. Il semblait en tout cas qu’ils partageaient le même but, alors pourquoi ne pas déclarer une alliance temporaire ? Une alliance entre la Championne de l’Empire et le Prince héritier de Nornfinn ; voilà qui aurait de quoi exciter les foules. Et ce n’était pas tellement pour lui déplaire, car Ark, contre toute attente, lui était sympathique. Son attitude posée, son intelligence et la façon dont il se moquait ouvertement de Thorsfeld… Elle devait parfois lutter pour se souvenir qu’il était son ennemi. Qu’il était le plus grand ennemi de l’Empire.

Edda réapparut à l’entrée de la chambre, portant des vêtements posés sur ses étroites épaules. Les étoffes étaient trop pliées pour que Freya puisse distinguer de quoi il s’agissait de l’autre côté de la pièce. Elle se contenta d’un geste de main en direction de la silhouette aux cheveux couleur glace qui s’affairait aux alentours du lit.

  • Dîner dans une demi-heure, lança-t-elle vers le bassin. Vous saurez trouver la grande salle, ou faut-il que je vienne vous chercher pour vous accompagner ?
  • Je trouverai, répondit Freya laconiquement.

« Maudite soit ma fierté ! » pensa-t-elle en voyant Edda sortir de la pièce. Dole-Halsring était un véritable labyrinthe de couloirs, de plates-formes et de corridors sans aucune logique spatiale ; après que Thorsfeld les ait quittés un peu plus tôt, ils avaient descendu un escalier pour monter au niveau supérieur, tourné plusieurs fois autour d’un large pilier et sur un sol parfaitement plat avant de ressortir par la même porte qui ne donnait plus vers la même salle… À un moment, ils avaient même suivi un tapis qui ornait le sol, avait de s’apercevoir que ce dernier continuait vers ce qui semblait être un mur, avec une jonction arrondie avec le sol. Il s’était avéré que s’ils continuaient d’avancer tout droit, ils finissaient tout simplement par marcher sur le mur, défiant totalement la gravité. Comment allait-elle pouvoir se retrouver dans un dédale où elle était incapable de simplement distinguer les sols des murs ? Où une porte ne donnait pas sur la même pièce selon qu’on l’empruntait dans un sens ou dans l’autre ? Maudite fierté, en effet. Maudite fierté qui l’avait peut-être perdu dans un palais dont elle ne trouverait jamais la sortie.

« Bah », finit-elle par se dire, « j’ai toujours la clochette. »

Sur quoi, elle replongea la tête dans l’eau.

Ark déposa son fusil sur les draps épais de son lit. Un lit si grand qu’il aurait pu le contenir lui et toute sa fratrie ; et la famille Erlang était la définition même d’une famille nombreuse.

Adda lui avait montré sa chambre, et lui avait demandé si elle lui convenait. Tout en faignant une indifférence posée, il n’avait pu s’empêcher de s’extasier intérieurement. Bon sang, mais sa chambre au palais royal de Nornfinn n’était pas aussi grande ! Certes elle était luxueuse, mais celle-là dépassait encore cela. Si le palais royal avait dû contenir une telle chambre pour chacun des enfants du Roi Dragon, il aurait fallu en doubler la taille. Cette pièce était le digne reflet de ce qu’on pouvait attendre de l’opulence d’un Dieu ; bien au-delà de celle que pouvait vivre même le Roi le plus comblé parmi les simples humains.

Dans une partie de la pièce, un bassin d’eau chaude alimenté par des cascades coulant à même le mur semblait lui tendre les bras. Se voyant seul dans sa chambre et Adda ayant annoncé le repas pour dans une heure, il se hâta de se dévêtir pour se glisser dans l’eau. Il ne put s’empêcher d’échapper un soupir d’extase en s’immergeant dans ce qui était son premier bain depuis des jours, et son premier bain chaud depuis des mois.

Le mur accolé au bassin était ouvert vers l’extérieur, par des hautes arches de pierre sculptée. Mais le paysage qui s’offrait à Ark n’était pas ce à quoi il s’attendait. Au lieu de montrer les falaises acérées d’Halsring et l’infinité brumeuse de la mer d’Alfrost, son regard pouvait se poser sur des montagnes à paliers, comme sculptées dans la pierre, et couvertes de vastes et luxuriantes forêts, inondant la terre de leurs teintes ocre et orangées. Le tout recouvert d’un ciel gris aux nuages finement découpés laissant parfois pénétrer un rayon de lumière qui venait se dessinait nettement, reliant d’une lueur irréelle le ciel et la terre. Aucun doute à avoir : ce paysage, c’était Nornfinn.

Accoudé sur les ouvertures, le corps trempé dépassant à peine de l’eau qui venait baigner sa peau en vaguelettes timides, Ark contempla le magnifique paysage de son pays natal. Six ans qu’il n’était pas retourné à Nornfinn, six ans qu’il n’avait pas vu ces feuilles aux couleurs chaudes et cette terre sombre. Six ans qu’il luttait dans la neige et le froid, seul et perdu dans un Empire qui n’était pas le sien, parmi des gens qui le haïraient s’ils connaissaient son identité. Pendant un instant qui parut durer une éternité, Ark ne put détacher ses yeux du panorama. Incapable de se détourner de cette vague de nostalgie qui l’assaillait, ouvrant ses pupilles à la lumière comme pour se remplir de cette ambiance si particulière qui définissait son royaume. Comme un ancien alcoolique contemplant une bouteille pleine, il eut soudain conscience plus que jamais du point auquel sa patrie lui manquait. Ses frères et sœurs. Ses parents. Ses amis. Sa femme. Les larmes lui montèrent aux yeux et il plongea la tête sous l’eau comme pour cacher cette faiblesse à des observateurs invisible. Comme si son pays, à travers cette fenêtre hors de l’espace, le voyait, le jugeait, notait ses larmes et pleurait de ne pas avoir un futur Roi plus fort. Un futur Roi qui, lui, aurait retrouvé les dragons, ne condamnant pas son peuple à l’asservissement d’un Empire qui le méprisait. À cet instant, Ark eut la cruelle réalisation de l’échec total de sa quête.

Mais le temps n’était pas à l’abattement. Au contraire, il avait enfin une piste, et pour la première fois depuis des années, il sentait qu’il avait mis le doigt sur quelque chose. La providence l’avait placé sur le chemin de Thorsfeld, et voilà qu’il était maintenant à Dole-Halsring. S’il avait la moindre chance de comprendre les phénomènes arrivés depuis la chute du dieu-Roi, c’était ici. Il y avait forcément des indices, des pistes. La mort du Dieu-Roi n’était pas sans rapport avec la disparition des dragons, il en était persuadé. Quant à savoir si Thorsfeld savait quelque chose… Il clamait que non et semblait perdu dans son propre monde. Ark en venait même à douter parfois avoir à faire à un Dieu, tant Thorsfeld semblait faible et borné. Sur ce point, il ne pouvait que faire confiance à Freya, qui semblait persuadée de son identité. Freya… Elle et lui semblaient poursuivre le même but ; une quête de réponses. Peut-être serait-ce une bonne idée que de s’allier à elle, même temporairement.

« Une collaboration avec Freya Helland… Quel symbole ! Reia n’apprécierait pas. », pensa-t-il avec une pensée pour sa sœur, fervente adversaire de l’Empire et de tout ce qu’il représentait.

Mais Reia n’était pas là avec lui. Pas plus que tous ses autres frères et sœur, pas plus que ses parents ou son épouse. Il était seul, à Dole-Halsring, loin de Nornfinn ; ce qu’il voyait à travers la vapeur de son bassin était peut-être son royaume, mais ce n’était qu’une fenêtre sur le lointain. Une vision de nostalgie.

Il devait retrouver les dragons, maintenant comme six ans plus tôt. Et il ferait n’importe quoi pour mener cette mission à bien. Même s’allier avec l’ennemi de toujours.

Freya et Ark se rencontrèrent sur le chemin du dîner. Ils tombèrent l’un sur l’autre au détour d’un couloir, tous les deux perdus dans le dédale de marbre noir qu’était l’intérieur de Dole-Halsring.

  • Tu cherches la grande salle ? demanda Ark pour lancer la conversation.
  • C’est bien possible, répondit Freya. Et il est possible que je tourne en rond depuis dix minutes, admit-elle. En fait, je n’ai aucune idée de la direction dans laquelle je vais. Je ne saurais pas même retrouver ma chambre.
  • Alors, nous sommes perdus tous les deux. Mais peut-être qu’une porte nous y mènera directement… Ou s’ouvrira vers un puits sans fond. On ne peut pas savoir ! Je tente ma chance.

Sur ses mots, il se lança d’un élan théâtral à travers le montant d’une porte deux fois plus haute que large. Rien ne se passa ; il se retrouva seulement dans un autre couloir. Les tapis sur les murs et les colonnades au sol lui indiquèrent cependant que la salle devait être tournée dans le mauvais sens ; rien d’étonnant, à Halsring.

Ils continuèrent leur chemin côte-à-côte à la recherche de leur dîner. Freya portait une tunique noire et rouge serrée à la taille par une ceinture dorée ; Ark quand à lui avait accepté une chemise ample surmontée d’un long manteau noir qu’Adda lui avait apporté. Les deux appréciaient de retrouver une propreté et un luxe auquel ils s’étaient habitués dans leur environnement habituel respectif : Ark au sein de la famille royale de Nornfinn, et Freya en tant que Championne de l’Empire.

  • Est-ce que je suis le seul à ne pas se sentir à son aise dans cette tour ? demanda Ark humblement – il fallait avouer que les murs noirs où dansaient leurs ombres et le chaos incompréhensible de Dole-Halsring avait un côté inquiétant.
  • Ce n’est pas la première fois que je viens, répondit Freya sur le ton de la conversation. Je trouve que l’endroit sied au personnage. À Thorsfeld.
  • C’est vrai. Enfin, ça sied plus au Dieu que je m’imaginais avant qu’au gars qu’on s’est trainé depuis Offarhel.
  • Certes, glissa Freya.

Ils continuèrent d’avancer en silence. Les couloirs se suivaient sans se ressembler. Ils finirent par arriver à un endroit connu ; le grand hall qu’ils avaient traversé plus tôt pour se rendre à leurs chambre. Un joyeux fouillis de plates-formes, de vides immenses et de murs interminables allant se perdre vers un plafond inatteignable. La grande salle n’était peut-être pas loin.

Ark finit par s’arrêter de marcher et brisa le silence pesant :

  • Écoute, dit-il avec sérieux. Nous ne sommes pas alliés. Tu es de l’Empire, je suis de Nornfinn. En temps normal, ça ne pourrait pas coller.
  • C’est exact, confirma Freya. Nous sommes officiellement ennemis. Je me suis déjà battu dans la bordure nordique contre les armées de Nornfinn.
  • Oui, et ma sœur garde un souvenir assez vif de ta présence, continua Ark sans que Freya puisse interpréter le sens de ses paroles. Mais ici, qui sommes-nous ? Deux humains perdus dans le domaine d’un Dieu, tentant chacun d’élucider des mystères qui les dépassent. Je me trompe ?
  • Mes mystères et les tiens sont sûrement plus ou moins les mêmes.
  • C’est là que je voulais en venir. Si nous trouvons pourquoi Dromengard est de plus en plus instable depuis que tu as tué Thorsfeld, pourquoi les dragons ont disparus, d’où viennent les Ombergeists… Tout le monde est gagnant !
  • Si les dragons reviennent, c’en est fini des prétentions de l’Empire sur Nornfinn.
  • Si Dromengard est envahi d’Ombergeists, si plus aucun endroit n’est sûr, si des villes disparaissent en l’espace d’une nuit sans que personne ne sache comment, j’aurais tendance à dire : allez-y, prenez Nornfinn. Contrôler le monde ne vaudra pas mieux que posséder une planche pourrie. Je crois que les problèmes qui nous préoccupent dépassent nos simples différents politiques, non ?

Freya soupira.

  • Tu as raison, admit-elle. J’ai l’impression que c’est ta spécialité.
  • Eh, peut-être bien, dit Ark en souriant. En attendant, sur le bateau, tu as parlé d’un certain Aarland. Est-ce la personne que tu soupçonnes ? Est-ce que c’est Slen Aarland, le grand prêtre d’Addaltyn ?
  • Tu en sais, des choses, souffla Freya. Peut-être. J’ai des théories. Il faudra qu’on en discute un peu plus tard, parce que je crois que j’ai mis le doigt sur quelque chose d’important.
  • Voilà ! se réjouit Ark. C’est l’esprit. On va devoir s’entraider dans cette affaire.
  • Ne te laisse pas trop aller à la complaisance, lui lança Freya avec dureté. N’oublie pas une chose : ce que je fais, je le fais d’abord pour l’Empire.
  • Hm, ça, je n’en suis pas si sûr. Mais fais ce que tu veux. Je laisse mes différents de côté le temps de cette histoire, alors fais-en de même, d’accord ?
  • Oumf, fit Freya, qui avait repris son habituel air renfrogné.

Ils reprirent leur marche, laissant filer quelques secondes de silence. Ce fut une nouvelle fois Ark qui reprit la parole :

  • Sur un sujet totalement différent, il me tarde de visiter les recoins de cette tour. Je suis sûr que ça aura quelque chose de passionnant, quoi que j’y trouve.
  • Et qu’est-ce qui te fait croire ça ? demanda Freya.
  • Franchement, tu as vu Thorsfeld. Il se comporte comme un gamin a qui on a volé le jouet. Donne une tour à une personne comme ça, et laisse-le y faire ce qu’il veut sans aucune limite. Crois-tu qu’il n’y a ici que des couloirs vides ?
  • En effet. Il a du y faire des choses… passionnantes. Ou effrayantes.

Ark jeta un coup d’œil vers un grand et large escalier qui descendait jusqu’à se perdre dans les profondeurs du hall.

  • Dole-Halsring n’est pas une tour, dit-il. C’est un vaste bac à sable. Crois-moi, je ne repartirai pas sans avoir creusé un peu.

Ce n’est qu’une dizaine de minutes qu’ils trouvèrent la grande salle ; pour ne pas donner trop de crédit à leur sens de l’orientation, il conviendrait cependant de préciser que c’est Adda qui, après les avoir trouvé errant dans un couloir sans fin, les guida jusqu’à la vaste pièce où devait avoir lieu le dîner.

La grande salle portait admirablement bien son nom. Large de plusieurs dizaines de mètres, elle avait un plafond bien assorti à ceux de nombreuses autres pièces de Dole-Halsring, dans la mesure où il était si haut qu’il était impossible de le distinguer. Plusieurs paliers successifs donnaient au centre de la pièce une forme vaguement pyramidale ; chacun d’eux était recouvert d’eau et laissait couler sur ses bords des cascades d’une régularité sans failles qui ruisselaient vers le palier inférieur. Seul le niveau supérieur était au sec, et c’est là que se tenait une longue table de bois entourée de chaises. Une table qui aurait pu accueillir plusieurs dizaines de convives.

Ark et Freya observèrent les lieux plus en détail alors qu’ils gravissaient les marches menant au sommet de cette grandiose salle à manger. Six énormes colonnes entouraient la zone des bassins en paliers, colonnes composées du même marbre noir que le reste de la tour. Elles se perdaient dans les ténèbres des hauteurs, trop noir pour que l’œil puisse s’y promener. Au centre, bien au-dessus d’eux, se tenait une sphère aux contours sombres, qui semblait flotter sans que rien ne la retienne ; d’un diamètre d’une trentaine de mètres, rien ne pouvait expliquer son utilité. Elle se contentait d’écraser les visiteurs sous sa présence massive et lointaine. Un plafond inatteignables, des murs noirs comme l’encre, rien d’inhabituel à Dole-Halsring ; ce qui rendait cette grande salle unique, c’était la flotte de chandelles qui l’éclairaient. Elles n’étaient pas fondues sur des meubles, ni rassemblées sur des chandeliers : elles flottaient en l’air, tournoyant lentement dans une vaste spirale, comme unies dans un seul ensemble entourant la pièce, éclairant la table et laissant dans l’ombre les extrémités de la salle. Au grand dam d’Ark, aucune ne volait assez bas pour qu’il puisse les inspecter. Elles continuèrent leur lent ballet aérien alors que lui et Freya arrivaient à la table, où Thorsfeld les attendait.

L’Ex-Dieu-Roi les regardait avec sévérité, enfoncé dans le fauteuil du maître des lieux, en bout de table, dans ce haut siège pourpre qui semblait l’avaler dans ses profondeurs soyeuses. Il portait une tunique noire longue décolletée dont la simplicité et l’austérité n’était rompue que par la ceinture qui lui serrait la taille. Lui aussi semblait être passé par un bon bain ; l’épouvantail dépenaillé aux vêtements sales et aux cheveux emmêlés qui les avait accompagné jusqu’à Halsring avait été remplacé par un individu élancé, à la peau pâle et aux cheveux d’un noir profond, qui les toisait d’un air sombre. Le Thorsfeld qui avait terrifié Dromengard des millénaires durant semblait avoir repris du poil de la bête.

Il leva sa main gantée de noir pour leur indiquer, sans un mot, leurs places ; Adda et Edda surgirent derrière eux et tirèrent deux chaises proches de l’autre extrémité de la table. L’Ex-Dieu-Roi et eux étaient séparés par une bonne quinzaine de mètres de table nue.

Seul Ark se permit de braver l’atmosphère pesante de leurs retrouvailles :

  • Jolie robe, lança-t-il à Thorsfeld avec un sourire contenu.

Ce dernier ferma les yeux d’un air affligé alors qu’Ark et Freya s’assaillaient en riant. N’avait-il pas prévenu Edda qu’une telle tenue ne lui irait pas ? « Ne plus recevoir de conseils en terme de mode de la part de quelqu’un qui a les cheveux bleus », nota-t-il pour lui-même. Admirable façon de gâcher sa belle impression. Vraiment, bravo.

Adda et Edda disparurent hors de la salle, laissant Thorsfeld, Ark et Freya en tête-à-tête avec un silence embarrassant.

  • Qui était ce « second maître » qui t’attendait dans la salle du trône ? finit par demander Freya.
  • Pardon ? fit Thorsfeld.

Elle le regarda d’un air buté, au loin, là-bas, tout au bout de la table. Puis elle répéta sa question en élevant la voix.

  • Ah, ça. Ce n’était personne, répondit Thorsfeld en haussant les épaules. Un faux numéro.
  • Un faux quoi ? demandèrent Ark et Freya quasiment en cœur.
  • Laissez tomber, c’est du jargon divin, fit Thorsfeld l’air de rien.
  • Est-ce ainsi qu’on s’exprime à Santengard ? lança Ark. Vous n’avez pas votre propre langue ?

Thorsfeld ignora sa question moqueuse et enchaina avec sa propre interrogationen direction de Freya :

  • Instant nostalgie : tu te souviens de tous ces bons moments qu’on a partagés, ensemble, il y a six ans ?
  • Tu veux dire quand je t’ai tué ? répondit l’intéressée avec un regard interrogateur.
  • Je ne voulais pas remettre ça sur la table, mais puisque tu le précises : oui, ça s’est mal terminé pour moi, c’est exact. On s’amusait bien, toi et moi, et tu as tout gâché, comme un éléphant dans un ballet.
  • Si tu as quelque chose à dire, accouche, lui lança Freya avec hargne.
  • Te souviens-tu de ce que je portais quand on s’est cogné dessus, il y a six ans ?
  • Pas vraiment.
  • J’aimerais pouvoir en dire autant pour toi ; il y a des horreurs qu’on aimerait pouvoir oublier. Mais je voulais parler de ma couronne. Tu te souviens ? Joli, dorée, brillante ? Bien portée ?

Freya avait cessé de regarder Thorsfeld directement. Les yeux d’Ark suivaient les deux interlocuteurs au fil de la conversation ; il était appuyé sur la table dans une position qui trahissait son attention, si tenté que son large sourire ne le faisait pas déjà assez.

Adda et Edda reparurent et profitèrent du silence pour aligner les plats sur la table. Ils déposèrent une myriade de plateaux, d’assiettes, de plats, de saucières, et d’autre vaisselle diverse. Les mets n’avaient rien d’extravagant pour Thorsfeld mais furent sources de regards curieux de la part d’Ark et Freya. En effet, Adda et Edda avaient fondé leurs prouesses culinaires sur les goûts et connaissances de Thorsfeld, et, ainsi, entrées plats et desserts tiraient leurs origines non pas de Dromengard, mais du monde réel. Thorsfeld s’amusa de voir les yeux ronds de ses hôtes face à des préparations aussi triviales que des pommes de terre en papillote, des brochettes de viande et de poivrons, de riz cantonnais et de boulettes de viande à la confiture. Adda remplit leurs verres d’un vin rouge épicé qui, à première vue, ne leur tira pas d’exclamations de surprise. Ce fut cependant la disposition et la profusion de couverts, d’assiettes et de verres de tailles différentes qui les troublèrent le plus. Edda leur expliqua les rudiments de l’étiquette d’un monde qu’ils ignoraient : bientôt, les concepts de verre à eau, verre à vin, couteaux à droite et priorité aux couverts à l’extérieur n’eurent plus de secret pour eux, mais n’en finirent pas pour autant d’embrouiller leurs gestes.

Thorsfeld se servit une louche du contenu d’une des soupières à sa portée. Avant même de goûter à son potage de légume, il insista auprès de Freya :

  • Alors ? Ma couronne ? dit-il du ton pressant de celui qui se voit obligé de répéter une question d’importance capitale. Peut-être l’as-tu accroché au-dessus de ta cheminée, à côté des restes de tes autres victimes que sont la beauté et le bon goût ?
  • Voyez-vous ça, répondit-elle du tac au tac, trempez le Dieu-Roi dans un bain chaud et le voilà qui devient le roi du bon mot. Je n’ai plus ta couronne, si c’est ce que tu veux savoir. Je n’ai pas besoin d’un bout de ferraille pour me souvenir de toi, pas tant que j’ai ça – elle montra du doigt la cicatrice qui lui parcourait la joue.
  • Je te montre la mienne si tu me montres la tienne, fit Thorsfeld avec un sourire en coin. Tu n’as pas le monopole de la cicatrice, et la mienne a moins bien guéri. Mais cesse donc de tourner autour du pot : où est ma couronne ?
  • Je l’ai offerte à l’Empereur.

Thorsfeld lâcha sa cuillère dans son assiette, éclaboussant la table de soupe au poireau.

  • Tu lui as… offert… ma couronne ?
  • C’est cela. Qu’aurais-tu voulu que j’en fasse ? Elle fait maintenant partie de la collection de sa majesté l’Empereur Enerland. Peut-être comptes-tu lui reprendre ?

L’Ex-Dieu-Roi prit son visage entre ses mains pour ne pas montrer sa colère. Sa couronne prenait la poussière sur la cheminée de l’Empereur, à côté des boules à neige des six royaumes. Magnifique. Comment pourrait-il espérer récupérer le réceptacle de son pouvoir, entouré qu’il était par Dolenhel et la plus sévère sécurité de l’Empire ? À bien y réfléchir, la situation n’aurait pu être pire.

Ark fit une grimace de dégoût et rejeta la frite au vinaigre qu’il avait goûté. Essuyant sa bouche dans sa serviette, il s’intégra à la conversation :

  • Cette couronne a-t-elle un intérêt particulier ? demanda-t-il, pragmatique.
  • Pas que vous ayez à savoir, cracha Thorsfeld, sur la défensive. J’aurais juste aimé la récupérer.
  • Que les choses soient claires, continua le Prince de Nornfinn : tu n’as aucun intérêt à nous cacher des choses. Ça me fait de la peine de dire ça, mais nous poursuivons tous le même but, qui est de découvrir ce qui cloche à Dromengard depuis ta disparition. Je me trompe ?
  • Je n’ai aucune information pour vous, fit Thorsfeld d’une voix faussement calme. Si vous croyez que j’ai besoin de vous pour reprendre le pouvoir…
  • Reprendre le pouvoir ! tonna Freya en reposant violemment son verre devant elle. Tu crois que c’est ce qu’on veut ? Que tu reprennes le pouvoir ?
  • C’est ce que je veux, en tout cas. Je serais curieux de vous voir m’en empêcher.

Freya posa la main sur le pommeau d’Edelynenlassja, qui ne la quittait jamais.

  • Je peux tenter ça tout de suite, si ça te dit !
  • Vas-y ! clama Thorsfeld en se levant, les poings vissés sur la table. Vas-y, découpe-moi en morceaux, si tu crois que ça règlera le problème ! Tu as vu les nombreux effets bénéfiques que ça a eus la première fois ! Tu veux retenter ?
  • Ta mort, Dieu-Roi, n’a eu que des effets bénéfiques ! cria Freya en se levant à son tour. Premièrement, celui de débarrasser le monde du pire tyran qui ait jamais vécu ! Et secondement, de détruire le type le plus antipathique, le plus désespérant, le plus médiocre qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer ! Et crois-moi, j’ai voyagé, j’en ai vu, des taches !
  • Tu es chez moi, ma grande ! Un peu de tenue devant celui qui t’accueille ! Ou bien ça ne t’a pas suffi de t’imposer, de me suivre contre ma volonté jusque dans ma demeure ? Et je suis celui qui est insupportable ?
  • Je n’ai aucune idée de pourquoi j’ai cru un seul instant que tu pouvais être d’une quelconque utilité pour découvrir pourquoi Dromengard tombe en lambeaux. Je croyais avoir débarrassé le monde d’un Dieu malfaisant, mais je m’aperçois que j’ai perdu mon temps à traquer un gamin stupide et inutile !
  • Et en plus, vois le résultat : je suis encore là ! Tu as consacré ta vie à me tuer, et ça n’a même pas marché ! Tout ce sur quoi tu as fondé ton existence jusqu’à aujourd’hui n’aura servi à rien ! Je me demande vraiment ce que les Dromengardiens vont penser quand ils verront que je suis revenu. Je crois connaitre une idole qui va tomber de son piédestal !
  • Ne sois pas trop sûr que je te laisse revenir au pouvoir. Tu n’as pas la carrure pour le récupérer. Sans tes petits tours, tu n’es rien, tu es totalement perdu et sans défenses.
  • Oh mais crois-moi, avant même que tu ne t’en sois aperçu, je serais de nouveau plus puissant que jamais. Et à ce moment-là, crois-moi, oh oui, je saurais vers qui me tourner. Tu seras la première à y passer, et cette fois, tu ne pourras pas me prendre par surprise, non... Tes attaques de lâche par derrière ne fonctionneront pas deux fois ! Tu ne peux pas éviter ça. Je finirai par avoir le dernier mot et toi et tes amis, crac ! Les premiers à partir !
  • LA FERME ! hurla Freya, perdant d’un coup le peu de calme qui lui restait.

Attrapant par réflexe le premier couteau qui lui vint à la main parmi la vaste collection qu’Adda avait disposé à droite de son assiette, elle le lança d’un geste brusque vers Thorsfeld, qui fut trop lent pour réagir à temps. C’était un couteau de table à bout rond, mal équilibré, mais son poids et la hargne avec laquelle elle l’avait lancé le transforma en un terrible projectile, qui vint s’écraser contre la joue de Thorsfeld, rabattant sa tête sur le côté avec violence. Manquant de tomber sous le choc, il s’agrippa la joue en se retenant de hurler. Le temps qu’il se redresse, prêt à cracher sur elle toute sa rage accumulée, Freya avait tourné les talons et quitté la table ; ses pas résonnèrent dans la grande salle alors qu’elle disparaissait dans les ténèbres.

L’Ex-Dieu-Roi resta quelques secondes arc-bouté sur la table, fulminant de rage, se frottant la joue qui laissait échapper un mince filet de sang. Puis sans un mot de plus, il donna un grand coup de poing sur le bois de la table, qui la fit légèrement vibrer, et quitta la salle par une arche diamétralement opposée à celle que Freya avait emprunté.

Dans la salle redevenu silencieuse, où seule l’eau coulant paisiblement sur les paliers successifs laissait apparaitre de légers clapotis, Ark resta seul, entouré de la valse paresseuse des spirales de chandelles flottantes. Se resservant une assiettée de légumes, il accorda un nouveau regard penseur à l’énorme boule non-identifiée qui semblait toujours flotter entre les colonnes, avant de fermer les yeux avec une expression méditative.

« J’imagine qu’on commencera les recherches demain », se dit-il pour lui-même.

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