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Chapitre 21
Rivalités
Tourner une page. Se coucher, et se réveiller le lendemain l’esprit revigoré, pour une journée nouvelle. Voila ce qu’Erik aurait voulu pouvoir faire. Mais se façon de rêver l’en empêchait ; les journées dans le monde réel et dans son monde onirique se succédaient sans interruption, tant et si bien que, depuis peu, il en vienne à regretter de ne pas pouvoir dormir comme tout un chacun. Rien qu’une nuit. Débrancher son cerveau de ce flux d’informations constant qui l’inondait. Mais c’était impossible.
Le Stockholm International Fairs&Congress Center venait tout juste d’ouvrir, et la fréquentation du salon international des industries textiles se remplissait tranquillement de groupes d’investisseurs potentiels, de petits industriels en quête de fournisseurs, ainsi que d’un amateur de science-fiction s’étant trompé de week-end pour sa convention.
Erik attendait paisiblement derrière son stand, qui arborait une belle bannière cartonnée aux couleurs de Black&Nichols. Il portait lui-même un exemple typique des produits de la firme, une cravate au motif écossais argent et or sur fond rose saumon, qui ressortait ostensiblement sur ses éternels vêtements noirs.
Occupé à disposer des flyers de son employeur sur le comptoir du stand, il repensait à son altercation de la nuit avec Freya. Leur confrontation avait au moins eu l’avantage de lui rappeler son but. Il ne devait pas s’en détourner ; c’était plus important encore que la récupération de ses pouvoirs. Il devait la tuer, se débarrasser d’elle d’une façon magistrale. Mais pour l’instant, il en serait incapable. Pire que cela, il avait besoin d’elle ; comment ferait-il pour reprendre sa couronne en plein milieu de Dolenhel, sans elle ? Encore fallait-il le faire sans lui dévoiler ses plans. Il n’était pas optimiste quant à la probabilité de voir une occasion de présenter. Peut-être valait-il mieux qu’elle le tue de nouveau, car au moins il pourrait se reposer… Il en était arrivé à un point où il aurait presque regretté la période qui avait suivi sa chute, quand il passait chaque nuit dans les bras de Morphée, la vraie, pas celle qui l’envoyait dans son monde de glace.
Il avait caressé l’idée de ne pas suivre les recommandations de C. Un autre l’aurait fait, probablement ; comment faire confiance à ce vieux fou, qui ne s’était pas gêné pour le tourner en ridicule, et le lançait – lui ! – dans une quête vouée à l’échec pour récupérer sa couronne. C’était de la folie, et il n’était même pas sûr que ça puisse fonctionner. Le problème, c’est que c’était sa seule piste. Le seul début de solution qui se soit présenté à lui depuis son retour à Dromengard. Le premier rayon de soleil dans un ciel resté trop longtemps couvert. Et à ce titre, il ne pouvait que s’accrocher de toutes ses forces aux recommandations de C., aussi loufoques soient-elles.
La journée s’annonçait longue. Derrière le comptoir de son stand, Erik sirotait une tasse de café tout droit sorti d’un distributeur automatique. Il ne s’agissait pas de laisser l’ennui gagner du terrain ; au moins, au bureau, il avait des choses à faire, il pouvait s’occuper. Mais là… Il se sentait déjà piquer du nez. Néanmoins, quelque chose le réveilla.
Il remarqua un stand dans une allée perpendiculaire à la sienne. Deux fois plus large que celui de Black&Nichols, il arborait le logo du plus virulent concurrent de l’entreprise sur le marché de la cravate bariolée : Bodard et Fils, la seule société capable de rivaliser avec Black&Nichols dans un combat de mauvais goût. Erik s’était plusieurs fois demandé si ces deux entreprises le faisaient exprès, ou si leurs cadres exécutifs respectifs étaient simplement tous daltoniens. Deux théories dignes d’intérêt.
Mais la présence de Bodard et Fils au salon préoccupait Erik. Tout comme on pouvait s’attendre à le voir lui derrière la pancarte Black&Nichols dans la plupart des congrès ayant rapport de près ou de loin au monde passionnant de la cravate, qui disait Bodard et Fils disait forcément…
Cliff Elton, l’éternel représentant de Bodard et Fils, arrivait d’un pas tranquille vers le stand de Black&Nichols, suivi de deux de ses collègues endimanchés. Gratifié d’une cravate à pois jaune et or, il avait un visage large surmonté d’une masse de cheveux blonds coiffés d’une main expert en une coque lisse et dure, à l’aspect si parfait qu’elle paraissait artificielle, ce qui lui valait le surnom peu flatteur de « Toupet ».
Elton n’était jamais loin dans ce genre de rassemblements ; contrairement à Erik, il semblait prendre son métier avec un sérieux sans faille, et poussait très loin la rivalité entre leurs deux entreprises. Il ne perdait jamais l’occasion d’attaquer Erik et de tenter de le ridiculiser dans l’espoir de démontrer la supériorité de Bodard et Fils, sans s’apercevoir qu’Erik, lui, s’en fichait, et le considérait seulement comme une nuisance avec un gros budget coiffure.
Ses acolytes eurent un rire parfaitement synchronisé. Erik ne put s’empêcher d’admirer la constance avec laquelle Elton affichait tous les clichés éculés de petit caïd. Mais visiblement, comportement et goûts en termes de cravate étaient intimement liés.
Elton le regarda avec un air outré. Quand aux collègues anecdotiques de ce dernier, ils ne semblaient pas savoir comment réagir. De toute évidence, aucun membre du trio n’arrivait à imaginer une répartie cinglante pour contrer celle d’Erik.
« Je suis en forme, aujourd’hui », se dit Erik, « merci à Freya de m’avoir entrainé ».
Et d’un petit geste mesquin, il renversa de la main le gobelet de café d’Erik, qui se vida sur le comptoir du stand Black&Nichols, provoquant une noyade collective dans les rangs de flyers et de prospectus. Elton s’éloigna en riant, suivi de près par ses compères, alors qu’Erik parcourait son stand d’un œil rageur à la recherche d’une éponge. Cliff Elton avait réussi : il l’avait énervé. Ça ne tenait pas à grand-chose, mais sa seule présence avait fini, au fil des années, à le mettre en rogne. La colère qu’il ressentit alors fit ressortir la haine qu’il éprouvait à Dromengard pour Freya.
Mais il n’eut pas le temps de répliquer ou de laisser sa rage dicter ses actions, car une douleur foudroyante dans la poitrine le cloua sur place, le mettant à genoux, simplement caché de la foule par la fine paroi de carton de son stand. La même douleur qu’il avait ressentit dans l’avion. Là où se trouvait sa cicatrice, à Dromengard. Là où Freya avait déchiré sa chair de sa lame. Et, comme la première fois, la douleur disparut comme elle était venue ; Erik avait à peine eu le temps de crisper la main contre sa poitrine que déjà, la sensation qui avait propagé une onde de douleur dans tout son corps s’était estompée.
Se relevant précautionneusement, il jeta un coup d’œil aux alentours. Personne ne semblait avoir remarqué sa défaillance. Laissant derrière lui un stand encore mouillé de café, il se précipita avec toute la discrétion dont il était capable vers les toilettes.
Une inspection de sa poitrine dans le miroir des sanitaires le laissa pantois. N’étais-ce pas un marque qu’il voyait sur sa peau, à l’endroit où se trouvait sa cicatrice de Dromengard ? Un trait de peau plus pâle, comme une vieille égratignure guérie mais encore présente. Non, c’était ridicule ; c’était bien trop discret, il peinait à le voir à l’œil nu. Il ne faisait qu’imaginer des blessures imaginaires. C’était son esprit qui se laissait embrouiller : cette marque insignifiante était sûrement déjà là avant. Définitivement pas de quoi s’affoler.
Il fit couler un mince filet d’eau au lavabo et s’aspergea le visage. Le liquide glacé lui remit les idées en place. Cette douleur, tout comme la marque qu’il croyait avoir vu, n’étaient que des jeux de son imagination, tout comme l’était Dromengard. Depuis quelques temps, il s’était laissé plus que de coutume aspirer par son monde onirique, et il commençait – qui aurait pu l’en blâmer ? – à avoir du mal à différencier le vrai du faux, le réel de l’imaginaire. La douleur ? Une somatisation, rien de plus.
Il avait d’ailleurs fini par considérer que C. était lui aussi un repli de son imagination. Une façon inhabituelle qu’avait son imagination de se matérialiser, et rien de plus. Dromengard faisait partie de ses rêves, c’était un monde dirigé par son esprit. Il était normal qu’il puisse y avoir des personnages qui pouvaient accéder à des fuites de sa personnalité et sembler ainsi savoir des choses qu’il préférerait garder secrètes. A bien y réfléchir, c’était même étonnant que ça ne soit jamais arrivé auparavant. Une explication satisfaisante, lucide, parfaite, et qui lui permettait de ne pas se tracasser outre mesure. Dromengard était et resterait confiné dans son esprit, comme ce devait être le cas.
La seule faille du résonnement, c’était que si son esprit contrôlait toujours tout, comme avant, alors rien n’expliquait que ses pouvoirs ne reviennent pas d’eux-mêmes, puisqu’il le désirait ardemment. Il y avait clairement une facette du problème qu’il ignorait, mais il choisit de ne pas s’en faire pour autant. Tout finirait par revenir à la normale. S’il parvenait à s’en convaincre, alors c’est ce qui finirait par se passer réellement. Car tout était sous contrôle. Sous son contrôle.
S’étant bien rassuré lui-même, il décida de regagner son stand. Il devait le tenir toute la matinée, et assister à des conférences l’après-midi. La journée allait encore être longue, mais tout irait bien. Car à Dromengard, tout était sous contrôle.
Thorsfeld se réveilla à Dromengard alors que son lit était frappé par un rayon de soleil matinal, issu de la fenêtre de pierre de sa chambre. Elle donnait sur un paysage de falaise abrupte en bord de mer, et il en émanait un air au parfum salé qui le mit de bonne humeur.
Il prit son petit-déjeuner dans la grande salle, seul. Entre un régiment de toasts et des rivières de confitures, Edda l’informa que Freya et Ark s’étaient levés environ deux heures plus tôt, et avaient déjeuné sans lui. Ce n’était pas pour lui déplaire : il préférait rester le plus loin possible de Freya après leur altercation de la veille. La fréquenter ne lui apportait que des tracas et de toutes façon, il ne voulait surtout pas la laisser croire qu’il acceptait sa présence à Dole-Halsring, puisque de toute évidence, ce n’était pas le cas.
Il avait presque fini de manger quand Ark pénétra dans la grande salle. Il s’adressa à lui avant même d’être arrivé en haut de l’escalier menant à la table.
Ark s’appuya nonchalamment sur la table près de Thorsfeld. Il attrapa un toast beurré qu’il entreprit de grignoter ; avant que Thorsfeld puisse se plaindre de son intrusion, il enchaina sur une question :
Il désignait sa tasse de café.
Thorsfeld aurait bien aimé voir la tête d’Ark au moment de goûter le café amer pour la première fois. Bah, il pourrait peut-être voir Freya le faire, ce serait encore mieux.
Ark et Thorsfeld pénétrèrent dans une salle qui, pour une fois, possédait un plafond. La bibliothèque de Dole-Halsring était une succession sans fin de pièces hautes de plusieurs dizaines de mètres, aux murs recouverts de bibliothèques pleines. Les fenêtres, hautes d’une vingtaine de mètres chacune, donnaient, une fois n’est pas coutume, sur divers endroits de Dromengard.
Ark était sous le choc d’une telle révélation. Pour lui qui éprouvait un tel respect pour le savoir et la lecture, se retrouver face à tout ce que la connaissance avait produit depuis le début des temps était comme se retrouver la nuit dans un magasin de bonbons en étant enfant. Tant de choses à se mettre sous la dent, tant de possibilité, qu’il ne savait par où commencer. Il attrapa un vieux livre miteux sur l’étagère la plus proche. C’était un ouvrage qui avait visiblement vu défiler de nombreuses années ; sa couverture de cuir avait perdu toute sa souplesse et il en émanait une forte odeur de vieux papier. A l’intérieur, il trouva un registre de comptes d’un armateur, rédigé dans une version archaïque du langage commun.
Sur quoi, Thorsfeld tourna le dos et quitta la pièce, laissant Ark face à des montagnes d’écriture n’attendant qu’à être lues.
Le Prince de Nornfinn passa le plus clair du temps de sa journée à parcourir la bibliothèque, marchant, admirant, et parfois, tirant la couverture d’un livre pour confirmer ses présomptions quant à son contenu. Il y avait en effet de tout : Certaines salles étaient remplies de tablettes d’argiles couvertes de marques de stylet de bois qu’il ne pouvait pas lire. D’autres, plus loin, alternaient les ouvrages massifs et richement enluminés avec les carnets gribouillés de notes et de chiffres sans grand intérêt. Il trouva des plaques de pierre gravées, des affiches, des rouleaux de parchemin. À aucun moment, cependant, il n’entra dans une salle qui semblait marquer la fin de la bibliothèque : il ne vit pas les livres en train de s’écrire au fur et à mesure que quelqu’un, quelque part, grattait sa plume contre le papier. Mais la bibliothèque était si vaste qu’il aurait été futile de penser pouvoir en faire le tour en une seule fois.
Il prit avec lui un petit livre écrit à la plume qui parlait de l’histoire de la région d’Halsring – à défaut d’être vraiment utile, au moins ce livre serait un passe-temps intéressant – et retourna à sa chambre. Au bout d’une bonne demi-heure, il finit par identifier un chemin acceptablement court entre sa chambre et la bibliothèque.
Enfoncé dans un fauteuil à côté d’un gobelet de thé et une assiette de sablés qu’Adda lui avait apporté, il se mit à feuilleter l’ouvrage, intitulé « À l’ombre du Dieu-Roi : histoire et légendes de la région d’Halsring, par Harmanion Vollorenaz ». Il n’interrompit sa lecture qu’au moment où il entendit un bruit sec du côté de la fenêtre. Un estrillon neigeux, oiseau blanc à la gorge pourpre, s’était posé sur le rebord de l’arche et le regardait de ses petits yeux noirs. L’estrillon était traditionnellement utilisé pour l’acheminement de messages à Nornfinn. Ark s’approcha du volatile et décrocha un mince rouleau de parchemin attaché à sa patte par un lien en cuir.
Ark se retourna brusquement, manquant de laisser tomber son message dans l’eau du bassin. Freya se tenait près de la porte de sa chambre, encore enveloppée dans sa cape blanche.
Ark posa son message sur une tablette, et laissa l’oiseau picorer ce qu’il restait de ses gâteaux.
Elle sortit. Resté seul, Ark prit enfin le temps de dérouler le morceau de parchemin sous le regard inquisiteur de l’estrillon, qui avait débarrassé l’assiette de toutes les miettes qu’elle contenait.
Il savait de qui il venait. Il s’était gardé de dévoiler sa botte secrète à Thorsfeld et Freya, car c’était une information qui leur serait inutile. Mais la réalité était qu’il n’était pas le seul Nornfinnois à sillonner Dromengard à la recherche d’une queue en pointe. Et il tenait dans ses mains les dernières informations de ses compagnons.
Le message était concis. Il comportait seulement cette ligne, calligraphiée à la plume :
« Rumeur à Dolenhel : Un dragon dans les souterrains. J’enquête. »
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