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Chapitre 22
À la croisée des mondes

Autre jour, même situation. Erik était toujours derrière son stand, au lendemain du lancement du Salon International des Producteurs Textiles, à surveiller une horloge décidément trop lente. Sa journée était encore une fois divisée en deux parties : le matin, il s’ennuyait à mourir à l’emplacement alloué à Black&Nichols. L’après-midi était tout à fait différent. Il s’ennuyait toujours à mourir, mais dans diverses conférences, cette fois. Rien, décidément, qui puisse lui tirer le moindre sourire. La vie à Stockholm était encore plus ennuyeuse qu’à Paris.

Ce salon en lui-même était une vaste blague. Passe qu’il ait moins de visiteurs qu’un vendeur de parapluies dans le Sahara ; c’était souvent le cas d’évènements aussi spécialisés. Mais en plus de cela, une bonne moitié des entreprises présentes n’avaient aucun rapport avec le textile. « Armando Restauration » ? Peut-être venaient-ils parler de leurs choix de nappes et de serviettes de tables. Le « Deutsch Tabacco Consortium » ? Ils étaient sûrement là pour parler de leurs collections automne-hiver. « McAllister Rare Materials » ? Probablement présents pour disserter du choix des uniformes dans leurs mines de diamants. Un tel manque de rigueur dans la sélection des sociétés représentées ne pouvait que décrédibiliser le secteur des industries textiles en général.

« Bon sang, voilà que je me laisse prendre au jeu des affaires », s’horrifia Erik, qui se surprit à craindre de devenir un jour un défenseur de la cravate milieu de gamme aussi zélé que Cliff Elton. Où était-il, d’ailleurs, celui-là ?

Sa question ne tarda pas à trouver une réponse. Non loin de là, une foule comprenant sans doute l’immense majorité des visiteurs actuellement présents au Centre des Congrès de Stockholm s’affairait autour du stand de Bodard et Fils. Toupet ne devait-il pas présenter sa fameuse « révolution du paradigme de la cravate » aujourd’hui ? Erik ravala sa fierté et décida d’aller voir de quoi il en retournait.

  • Nyquist ! lui cria Elton quand il le vit paraitre derrière la foule, malgré tous ses efforts pour passer inaperçu. Viens donc admirer ça !

Erik s’avança vers ce qui semblait être une large machine. Sa forme la faisait ressembler à une photocopieuse de bureau, mais en plus gros encore. Sur son côté, un réservoir en plastique transparent laissait entrevoir une pile de cravates blanches pliées, identiques à celle, totalement vierge, que Cliff Elton portait à ce moment même.

  • Vois, cher concurrent, la révolution de la cravate ! lança Elton en direction d’Erik avec un sourire qui menaçait de dépasser de son visage. Ça s’appelle le  « Personnal Tie Printer », et c’est signé Bodard et Fils !

Et pour démontrer les prouesses de son engin, Elton positionna un papier sur lequel il avait sommairement dessiné le logo de Bodard et Fils dans le rail d’approvisionnement de la machine, qui l’avala promptement et se mit à vibrer. Après quelques secondes de bruits saccadés et de virulentes ruades, la machine recracha le papier d’un côté, et de l’autre, une cravate blanche sur laquelle avait été tissé le logo dessiné par Elton. La foule s’extasia.

  • Alors, Nyquist ? lança Elton en direction d’Erik. Impressionné ? Retourné ? Estomaqué ?
  • Je me contenterai d’un « vaguement intéressé », répondit Erik. En fait, il me semble avoir senti un de mes sourcils se lever très légèrement pendant ta démonstration, mais c’était peut-être une simple impression.
  • Le chien aboie, la caravane passe, fit Elton sans perdre son sourire triomphant.
  • Moui… Je peux essayer ? demanda Erik en prenant soin d’afficher le visage le plus intéressé dont il était capable.
  • Ah, je vois, je vois. On fait sa mijaurée, mais même toi, tu dois bien voir que le secteur cravate sur-mesure va être bouleversée par ce bijou. Eh bien, vas-y, fais-toi plaisir.

Il tendit à Erik son marqueur noir et se tourna de nouveau vers la foule pour continuer son apologie de sa machine.

  • Mesdames, messieurs, vous en êtes les premiers témoins ! C’est une première mondiale ! Le PersonnalTie Printer : douze couleurs de fil, consommation minime, cinq cravates à la minutes, des recharges de… Oh, super, Nyquist, très mature.

Il lança un regard affligé à Erik, qui avait profité de sa distraction pour écrire sur sa propre cravate blanche les mots « Sans intérêt ». Ce dernier referma le marqueur avec un petit clic.

  • C’est de l’encre indélébile, tu sais ?
  • Surtout, Elton, garde bien à l’esprit que c’est un commentaire concernant ta machine, et pas ce vers quoi pointe ta cravate, fit Erik avec un sourire bien dissimulé. Mais si tu veux mon avis, inventer une machine pour te ridiculiser était une perte d’argent, quand tu le fais si bien toi-même. Enfin.

Et sur ces mots, il attrapa d’un geste brusque l’extrémité de la cravate d’Elton et l’inséra dans le rail d’approvisionnement de la machine, qui l’avala comme un vulgaire bout de papier. Elton eut à peine le temps de réaliser ce qui lui arrivait.

  • Qu’est-ce que tu fab… Ouch… Arrh… Umph….

La machine tirait vigoureusement sur sa cravate, collant violemment son visage contre le capot avec un rythme soutenu. Elton se débattit, agitant bras et jambes dans tous les sens, mais sans pour autant parvenir à atteindre les commandes de la machine, situés de l’autre côté. Sa joue heurta le plastique au sommet du capot plusieurs fois avant que ses collègues ne réalisent qu’ils feraient mieux de courir à sa rescousse.

  • Bon courage pour votre révolution, leur lança Erik en s’éloignant. On a tous voulu changer le monde un jour ou l’autre. Moi, je vais me contenter d’aller voir cette prochaine conférence. Chacun agit à son niveau. Bien à vous !

Et avec une discrète révérence, il disparut derrière la masse d’un public moitié catastrophé, moitié hilare, regardant Elton devenir de plus en plus rouge en tentant – en vain – d’ordonner à ses collègues de cesser d’appuyer sur chacun des boutons un à un et de débrancher la machine. Le bruit saccadé de la machine en train d’empiler les cravates marquées du « Sans intérêt » péremptoire d’Erik se laissa entendre longtemps alors que ce dernier se dirigeait vers la salle de conférence d’un pas guilleret.

Erik pénétra dans le public de la conférence alors que la salle était déjà presque pleine. Il trouva néanmoins une place inoccupée en bordure d’allée. Il s’installa tranquillement sur la chaise en plastique et attendit le début de la conférence, qui devait, s’il en croyait les panneaux d’information, porter sur le sujet Ô combien passionnant de la corrélation imports/marketing sur les marchés internationaux, thème bateau présenté par un représentant du McAllister group. Autant dire que des ronflements risquaient de se faire entendre dès les premières minutes.

La salle de conférence présentait une légère pente, à la façon d’un amphithéâtre. Le présentateur arriva et mis en route son ordinateur. En attendant l’inévitable présentation PowerPoint, Erik parcourut la salle des yeux. Il aperçut de loin Cliff Elton s’installant sur une chaise, accompagné de ses éternels acolytes. Le visage d’Elton était encore cramoisi, et la façon dont ses cheveux étaient dressés sur sa tête indiquait qu’il n’avait probablement pas croisé de miroir en se rendant à la salle de conférence. Il n’avait même pas pris la peine de changer sa cravate, toujours marquée au feutre noir et maintenant réduite à l’état de chiffon misérable. En apercevant Erik de l’autre côté de la salle, il désigna ses yeux avec deux doigts, puis ceux d’Erik, dans un geste convenu qui resta sans réponse. Enfin, la conférence commença.

Vingt minutes plus tard, le conférencier de McAllister n’en était qu’à la seconde partie de sa présentation : comment éviter les coûts d’analyse interculturelle lors d’études des marchés extérieurs ? Erik, lui, se demandait plutôt comment éviter de s’endormir lors d’une réunion en intérieur, à tel point qu’il crut plus d’une fois apercevoir le faîte de son lit à Dole-Halsring. Hélas pour lui, l’assoupissement n’était pas une option : le présentateur avait visiblement du mal à rester immobile, et parcourait les allées en permanence en profitant de son pointeur laser. Et il avait une fâcheuse tendance à s’attarder près d’Erik.

Il s’étira avec toute la discrétion dont il était capable et commença à jouer avec son stylo, griffonnant négligemment sur son carnet de feuilles désespérément vierges de toutes notes. Relevant les yeux, il fit mine de s’intéresser aux illustrations caractéristiques d’une présentation réalisée par quelqu’un dont l’imagination s’approchait dangereusement du néant. Sans savoir quoi faire, il laissa trainer son regard dans la salle de conférence, sans rien avoir de particulier à regarder autre qu’une foule de gens intéressés par l’étude des différences marketing dans les partenariats internationaux. Mais au bout de quelques secondes, ses yeux se fixèrent sur une personne du public.

C’était un homme aux cheveux poivre-et-sel, assis de travers sur sa chaise et tournant quasiment le dos à Erik. Il portait un vieux manteau de cuir, et, d’autant qu’Erik puisse le distinguer à l’autre bout de la salle, il semblait s’ennuyer autant que lui, étant donné la façon avec laquelle il faisait pirouetter son stylo entre ses doigts. Il n’y avait rien d’étrange chez lui à part sa position, affalé sur sa chaise. Alors pourquoi semblait-il si familier ? Comme s’il l’avait déjà rencontré ? Il ne fallut pas longtemps pour qu’Erik en réalise la raison : vu de derrière, il ressemblait à C., l’homme qui avait attendu Thorsfeld à Dole-Halsring. Erik n’était toujours pas sûr que C. était un allié ; certes, c’est ce qu’il clamait, et au moins lui avait-il donné une piste, sa couronne. Mais c’était tellement… abrupt. Il n’avait pas donné de raisons, pas d’explications. Et comment imaginait-il que Thorsfeld puisse récupérer sa couronne, si elle était en la possession de l’Empereur ? Non, définitivement, il lui était impossible de totalement se fier à C., cet homme restait une énigme qu’il était incapable de résoudre. Le reverrait-il seulement un jour ou avait-il disparu comme il était apparu ?

Cette dernière question resta étonnamment peu de temps sans réponse. L’homme qu’Erik avait repéré se tourna légèrement pour regarder quelque chose à sa droite, et à le voir de profil, Erik constata qu’il ne ressemblait pas à C.

C’était lui en personne.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette vision n’eut pas un effet des plus positifs sur Erik. Il commença par coller ses mains devant sa bouche pour s’empêcher de hurler sa surprise. Puis son cerveau se mit à fonctionner à toute allure ; C. était vrai, il existait ! Il n’était pas un habitant de Dromengard, il n’était pas un fragment de son imagination comme l’étaient Freya, Ark, Adda, Edda, et tous les autres habitants de son monde onirique. C. existait, dans le vrai monde, dans la réalité, il se trouvait à quelques mètres de lui, au Salon International des Producteurs Textiles de Stockholm. C’était impossible, bien sûr, totalement ridicule. Passe qu’il puisse se faire tuer à Dromengard, qu’il puisse y perdre ses pouvoirs. Passe qu’il ait pu être incapable d’y retourner pendant des jours. Passe qu’il lui arrive des mésaventures sans queue ni tête. Après tout, c’est un univers issu de son esprit. Mais qu’un personnage qui ait fait son apparition à Dromengard existe dans le monde réel ? Ça, c’était inimaginable. Tellement inimaginable que l’esprit d’Erik ne parvint pas à accueillir cette réalisation avec son calme habituel. Il tomba dans une panique telle que tout ce qu’il voulut faire à cet instant précis fut de fuir, de courir, de mettre autant de distance qu’il le pouvait entre lui et cet homme. Car C. n’était plus un fragment du rêve, il était soudain devenu un cauchemar de la pire espèce : le genre qui vous suit après votre réveil pour continuer à vous tourmenter.

Erik se leva brusquement et entreprit de quitter la salle, courant, butant sur des chaises, bousculant tous ceux qui le séparaient de la salvatrice porte battante. Pendant tout le temps que lui prit sa fuite désespérée, il fut incapable de s’entendre réfléchir entre les cris déchirants que poussait sa conscience. Et sans qu’il s’en aperçoive, tout le monde s’était tourné vers lui, attirés par le bruit de sa débandade. Tout le monde, y compris C., qui le vit fuir vers la porte et se leva à son tour. Mais Erik était déjà sorti et courait désormais dans les travées du Centre des Congrès sans même savoir où il allait, ni même où il voulait aller. Le monde autour de lui avait cessé d’exister.

Sa course ne dura pas longtemps, car la douleur inexplicable qu’il avait ressentie dans sa poitrine à plusieurs reprises se rappela à son bon souvenir, plus douloureuse que jamais, si bien qu’il eut tout juste le temps de porter la main à son cœur avant de tomber en avant, face contre tapis, dans une zone que le public de la conférence avait laissée déserte. Il se releva péniblement, regarda autour de lui, et distingua l’enseigne lumineuse des sanitaires. Il se rua à l’intérieur, autant pour vérifier que la douleur n’avait pas laissé de marque que pour se cacher de C. Suant, le regard fou, il déboutonna avec une hâte maniaque sa chemise, faisant sauter plusieurs boutons d’un geste brusque et mal assuré, et eut finalement la confirmation que ses douleurs aussi fulgurantes que passagères n’étaient pas des invention de son esprit, à l’instant même où il put contempler la seconde chose qui avait quitté Dromengard pour s’ancrer dans la réalité : la cicatrice hideuse qu’Edelynenlassja lui avait laissé au cœur après sa mort était là, face à lui dans le miroir, clairement imprimée sur la chair meurtrie de sa poitrine, laissant courir en confirmation de sa présence une douleur lancinante sur ses nerfs. Elle n’était pas aussi grosse, ni aussi marquée, mais ses tons bleus et mauves, et la façon dont elle marquait son cœur d’un motif veineux ne laissaient planer aucun doute : c’était la même cicatrice.

Cette seconde constatation laissa Erik encore plus désorienté. Désormais, son esprit était définitivement embrouillé, détaché de la réalité à laquelle il s’était raccroché tout ce temps et qui semblait maintenant éthérée, comme une tapisserie soudainement déchirée laissant entrevoir le mur qu’elle avait caché pendant des années. Chaque seconde qui passait donnait un peu plus vie au cauchemar.

Ressortant des sanitaires avec une peur panique renouvelée et une chemise arrachée, Erik se remit à courir vers le hall à perdre haleine. Il fallait qu’il quitte le centre des congrès, qu’il retourne à sa chambre d’hôtel. Non, mieux : il fallait qu’il retourne à Paris, chez lui, dans son petit appartement. Il devait fuir sans perdre une seconde.

Déboulant dans le hall sous le seul regard des hôtesses d’accueil et de deux agents de sécurité en train de partager une pause cigarette, il s’épongea le front de sa manche et tourna la tête vers une allée voisine, seulement pour y trouver C. debout, comme sortant d’une longue course. De son accoutrement de Dromengard, il n’avait gardé que le manteau de cuir usé simplement posé sur les épaules. Il portait en dessous un costume foncé qui s’accordait à l’aspect usé de son propriétaire.

Il le regardait. Erik le regarda, un instant seulement, à peine le temps d’une respiration. Puis il ne put plus supporter de se trouver si proche de celui qu’il avait fui si désespérément. Il fallait mettre fin à cet évènement. Faire comme si cela n’était jamais arrivé, car ça ne pouvait pas être arrivé, n’est-ce pas ?

Il reprit sa course. Il se jeta sur les portes qui s’ouvrirent à la volée, le laissant sortir sous une pluie fine. C. se lança à sa suite, sans un mot, la main levée vers lui, comme pour l’arrêter dans sa fuite.

Il sentit une légère brise lui caresser la joue. Un instant.

Puis le néant s’empara de lui.

Quand Thorsfeld se réveilla à Dromengard, un rayon de soleil matinal pénétrait timidement par sa fenêtre, qui laissait entrevoir les falaises abruptes d’Halsring et les vapeurs de la mer d’Alfrost que l’aurore parait de reflets dorés.

La première chose qui lui vint à l’esprit fut qu’il n’avait aucun souvenir de s’être couché dans le monde réel.

Puis le souvenir de sa rencontre avec C. réinvestit progressivement sa mémoire.

Étrangement, il ne ressentait plus l’indicible panique qui l’avait poussé à fuir après avoir été témoin de l’apparition soudaine de l’homme au manteau de cuir. Cette vision lui avait inspiré une peur effroyable et l’avait plongé dans une impénétrable confusion ; il se souvenait précisément de ce qu’il avait ressenti. Mais cela lui semblait loin, si loin. Il se sentait maintenant étrangement détaché de tout cela, du monde réel, de sa vraie vie. Sa tête tournait légèrement lorsqu’il se leva. Il s’aperçut, à sa grande surprise, qu’il se fichait purement et simplement de C., du Salon International des Producteurs Textiles de Stockholm, et du monde réel. Comme si tout cela s’était passé il y a des années, tel un cauchemar lointain et depuis longtemps oublié. Il se sentait bien ; mieux qu’il ne s’était jamais senti à Dromengard. Il était chez lui.

Néanmoins, le fait qu’il soit incapable de se souvenir de la fin de sa journée le tracassait un peu. Il se souvenait avoir fui le Centre des Congrès de Stockholm, mais après ? Il considéra un instant l’idée de se recoucher pour confirmer l’endroit où il s’était endormi dans le monde réel, mais il était bien trop éveillé pour être capable de se rendormir. En fait, il se sentait plus éveillé que jamais. Comme si Dromengard était maintenant le monde réel, le seul qui compte. Difficile de déterminer si ça n’avait pas toujours été le cas.

Il enfila sa tunique noire, ses gants et ses bottes de cuir serrées, et décida d’aller déjeuner.

  • Bien dormi ? lui demanda Ark poliment lorsqu’il pénétra dans la grande salle.
  • Je crois qu’on peut dire ça, répondit-il en s’asseyant à sa place habituelle, en bout de table.

Le Prince de Nornfinn était assis à quelques mètres de lui, devant une assiette de viande séchée à moitié consommée et un pichet d’eau claire. Il avait étalé plusieurs livres empruntés à la bibliothèque de Dole-Halsring devant lui, et était occupé à écrire à la plume sur un petit morceau de parchemin, alignant consciencieusement les petits idéogrammes carrés de la langue commune de Dromengard.

Edda disposa devant Thorsfeld des paniers de pain, des viennoiseries et un assortiment de confitures, puis lui servit une grande tasse de café noir.

  • Tu travailles sur quelque chose ? demanda Thorsfeld à Ark entre deux gorgées de café.
  • Je ne dirais pas que je travaille sur quelque chose, répondit l’intéressé. J’entretiens juste une correspondance avec certains de mes contacts, vois-tu.

Thorsfeld remarqua seulement l’oiseau qui se tenait immobile sur le dossier de la chaise située à côté d’Ark. Il comprit l’utilité de l’animal et se remit à manger en silence, jusqu’à ce que Freya entre à son tour dans la grande salle. Elle portait la grande cape blanche à capuche qu’elle avait quand ils étaient arrivés tous les trois à Halsring ; elle semblait revenir d’une expédition à l’extérieur.

  • Déjà à battre la campagne à cette heure-ci ? lui lança Ark d’un ton courtois.
  • L’air du matin est vivifiant, dit-elle en réponse. Pour votre information à tous les deux, toujours pas de traces de ce chasseur de prime. Je commence à me demander s’il n’est pas tout simplement enseveli sous la masse de rochers qui s’est détachée de la falaise. Et pas d’embarcations en vue, non-plus.
  • Tant mieux, alors, fit Ark. Même si j’aurais préféré qu’on retrouve un cadavre... Mon oiseau est revenu, comme tu peux voir ; tu veux toujours envoyer des messages ?
  • Oui, si tu n’en as pas de plus urgents.
  • Oh, rien d’urgent, tu peux y aller.

Il repoussa son encrier et un morceau de parchemin vierge vers Freya.

  • En fait, commença-t-elle d’un air gêné… j’aurais… préféré que tu l’écrives pour moi.
  • Je ne suis pas votre secrétaire particulier, votre Altesse, fit Ark avec un regard sévère qui en disait long.

Freya continua à le fixer sans un mot. L’embarras se lisait sur son visage. Il était évident qu’il y avait quelque chose qu’elle ne voulait pas lui dire. Ark finit par comprendre.

  • Oh, lâcha-t-il. Je vois, d’accord.

Il reprit la plume, qu’il trempa dans l’encrier. Thorsfeld se leva lentement, les poings collés à la table, un grand sourire aux lèvres. Il n’avait pas manqué l’information que Freya et Ark s’étaient passés silencieusement, et n’eut pas la courtoisie de ce dernier.

  • Tu ne sais pas écrire ! s’écria-t-il avec une joie féroce en direction de la jeune fille, qui perdit instantanément son expression contrite pour reprendre celle, plus habituelle, de la colère.
  • Et alors ? lança-t-elle sur la défensive. Je n’ai pas à m’en excuser face à toi, Dieu-Roi !
  • Freya Helland, la championne de l’Empire, la tueuse de Dieu… Fameuse combattante, oui, mais mettez-la face à un bouquin et la voilà désarmée !

Face aux moqueries de Thorsfeld, Freya sera les poings et lui lança un regard assassin.

  • C’est commun, à Dromengard, se défendit-elle en serrant les dents. Je n’ai jamais appris ; tu crois que j’en suis fière ?
  • Oh non, répondit l’ex-Dieu-Roi sans se départir de son sourire sadique. Mais ça colle tellement à l’image que je me fais de toi… Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre un cliché de brute aussi parfait !

Freya semblait prête à l’attaquer de nouveau ; Ark se décida à rompre la tension.

  • Corrige-moi si je me trompe, Thorsfeld, dit-il, mais si je te montre ce livre, tu peux m’en dire le titre ?

Il tenait un des livres qui était auparavant ouvert en face de lui, couverture fermée, titre écrit en caractères dorés bien en évidence. Titre que Thorsfeld ne pouvait bien sûr pas lire ; la perte de ses pouvoir avait fait de l’écriture dromengardienne un assemblage de symbole imperméables à son esprit. Un détail qu’il avait oublié. Il se rassit, son sourire mourant au bout de ses lèvres.

  • Bien, reprit Ark, ceci étant réglé, à qui veux-tu envoyer un message ?
  • Aux membres de la Garde Impériale à Dolenhel, répondit Freya. Tant que je suis ici, je ne peux pas enquêter à la capitale ; j’ai besoin qu’ils le fassent pour moi.
  • Dans ce cas, il faudra trouver une fenêtre donnant dans les environs de Dolenhel. Il doit bien y en avoir une quelque part dans cette tour. Je crois qu’une de celles de la bibliothèque donne sur un paysage qui m’y a fait penser.
  • Inutile, trancha Freya. J’ai ça dans ma chambre.
  • Intéressant, fit Ark d’un air songeur. La fenêtre de ta chambre donne sur Dolenhel, et c’est là que tu résides le plus clair du temps, pas vrai ? La mienne donne sur Nornfinn. Je ne crois pas que ce soit un hasard.

Il regarda Thorsfeld d’un air interrogateur, comme pour lui demander confirmation. Ce dernier se contenta de hausser les épaules.

  • Je n’en sais rien, dit-il. Ça ressemble à un coup d’Adda et Edda. La mienne donne sur Halsring, rien de plus normal.
  • Sauf qu’il n’y a aucune fenêtre à l’extérieur de la tour, continua Ark. Enfin bref, c’est sans importance. Que dois-je écrire ?
  • « Je ne pense pas que le mort soit impliqué dans l’évènement. Inutile de faire des recherches. Je suis certaine de rentrer bientôt. » Je signerai ; ça, je sais faire.

D’un coup d’œil, elle dissuada Thorsfeld de faire une remarque, sans pour autant l’empêcher de réafficher son sourire cruel. Ark commença à gratter le papier de la pointe de sa plume.

  • Y a-t-il quelque chose à déduire de ce message ? demanda-t-il sans quitter le morceau de parchemin des yeux.
  • Ce sont des termes que nous utilisons entre nous, répondit Freya en s’asseyant au bord de la table. Je pense que seul un membre de la garde pourra en comprendre le sens. Nous avons un code entre nous : si le message commence par une négation, son sens est inversé. Je leur fait donc savoir que je ne sais pas quand je rentrerai, et qu’en attendant, je veux qu’ils fassent des recherches sur une certaine personne. La précaution avec laquelle les termes sont choisis leur inspirera la discrétion, je pense.
  • Et qui est « le mort » ? s’enquit Thorsfeld d’un air distant.

Freya laissa passer quelques secondes avant de répondre.

  • Slen Aarland.
  • Hm, murmura Ark. C’était donc bien lui.
  • Et qui est ce Slen Aarland, si je peux me permettre ? demanda Thorsfeld.
  • Le Grand Prêtre d’Addaltyn, répondit Ark sans laisser à Freya l’occasion d’expliquer. Arrivé à la tête de l’Église il y a plus de dix ans, Alyv depuis bien plus… C’est une des personnes les plus influentes de l’Empire. Qu’est-ce que tu lui reproches ?
  • Vous vous souvenez quand on était à Absenhel ? demanda Freya.
  • Oh, oui, lança Thorsfeld du tac au tac. C’était fantastique. Ils avaient des prisons d’un pittoresque…
  • Aarland était là quand je suis arrivé. Nous avons eu une petite discussion très informative.
  • J’imagine que les Ombergeists ont été un sujet de conversation fort intéressant, fit Ark.
  • Tu imagines bien. Je lui dis simplement que nous en avions rencontré mais que, de toute évidence, on y avait survécu. Là, il panique ; il me demande où c’était, et comment nous leur avons échappé.
  • Je ne vois rien d’anormal à cela, constata Ark.
  • Vraiment ? Je te croyais l’esprit plus vif.
  • Une menace invisible ! s’écria Thorsfeld en haussant les sourcils. Les Ombergeists sont des monstres dont l’existence ne pose aucun doute mais que personne n’a jamais vus. La première chose que n’importe qui aurait demandé, c’est à quoi ils ressemblent. J’ai bon ?
  • Ça me fait de la peine de le dire, admit Freya, mais c’est exactement ça.

La compréhension s’afficha sur le visage d’Ark ; il s’enfonça plus profondément dans son siège, arrêtant cette fois son travail de rédaction. Freya se leva et commença à marcher machinalement à proximité de la table.

  • Il avait les yeux fous, dit-elle. Si vous l’aviez vu comme moi, vous n’auriez aucun doute. C’est évident qu’il sait quelque chose. Il a essayé de se reprendre, mais j’ai tout de suite vu qu’il me cachait ce qu’il savait. Et il sait que je sais. Il va sans dire que dès que le dragon est apparu, il en a profité pour filer ventre à terre à Dolenhel.
  • Et dès le lendemain, nous étions recherchés, toi y compris, dit Ark. Par la Guilde Écarlate ; une organisation sous le contrôle de l’Église d’Addaltyn.
  • Exactement, acquiesça Freya. Lui seul aurait pu mettre une prime sur nos tête, ça crève les yeux. Vous comprenez pourquoi je ne retourne pas à Dolenhel ?
  • Oui, évidemment, fit Ark. Aarland est un homme de pouvoir, d’influence. S’il sait que tu le soupçonne et qu’il a été jusqu’à lancer la Guilde à tes trousses, alors il est dangereux.
  • Il n’est pas dangereux que pour nous. Il l’est pour l’Empire entier. Il est le premier conseiller de l’Empereur. Avec la confiance de Samahl Enerland, l’Église d’Addaltyn et la Guilde Écarlate de son côté, il peut nous atteindre n’importe où. Sauf ici, peut-être. Tant que Hel reste mort.
  • Et ça, nous ne pouvons en être sûr, continua Ark. Je vois. Très bien. Envoyons ce message au plus vite, d’accord ? Je dois aussi envoyer des missives à mes contacts.

Et sur ces mots, il se remit à tracer des symboles sur le parchemin avec une ardeur redoublée.

Thorsfeld passa le reste de la journée à errer sans but dans les interminables couloirs de Dole-Halsring. Il s’y sentait bien, notamment parce qu’il semblait être le seul à savoir s’y retrouver, après des années passées à y déambuler pendant ses nuits à Dromengard. Rien ne lui faisait plus plaisir que d’entendre Ark ou Freya se plaindre de s’y perdre. À Dole-Halsring, c’était lui, le maître.

La discussion qu’il avait eu avec Freya et Ark le matin l’avait mis de bonne humeur, car pour la première fois, on lui avait présenté un début d’explication, une piste. Mieux : un éventuel responsable. Si ce Slen Aarland savait quelque chose et que Freya et Ark désiraient ardemment découvrir ce qu’il en était, alors lui, Thorsfeld, pourrait sûrement être informé au plus vite. Ce que ses compagnons d’infortune découvraient, il le découvrait en même temps qu’eux. Et il y avait autre chose : si le chef de l’Église d’Addaltyn se trouvait à Dolenhel, proche de l’Empereur, peut-être finiraient-ils par s’y rendre. Il se rapprocherait ainsi de sa couronne… Décidément, il ne pouvait être plus satisfait du tournant que prenaient les évènements. Il commençait enfin à avancer.

Il avait essayé de vainement de se rendormir après qu’Ark et Freya soient partis envoyer l’oiseau vers les pleines blanches de la région de Dolenhel. Après s’être retourné dans son lit pendant ce qui lui avait semblé être des heures, il s’était rendu à l’évidence : quoi qu’il lui soit arrivé après sa rencontre avec C. dans le monde réel, et quoi que le vieil homme lui ait fait, il devrait attendre le soir pour le découvrir.

Ark était reparti à la bibliothèque sans plus attendre après avoir envoyé l’oiseau. Freya, elle, était ressortie. Thorsfeld ignorait ce qu’elle faisait lors de ses longues excursions, mais il imaginait qu’elle n’aimait pas rester inactive et enfermée, surtout à Dole-Halsring. Elle ne reparut pas au repas du midi, ni le soir ; ce fut aussi le cas de l’oiseau qui avait emporté le message de Freya, qu’ils ne virent pas revenir de la journée.

Après le dîner, quand la lueur vive du soleil eut laissé place à une lumière pâle illuminant la nuit d’une atmosphère bleutée, il quitta la grande salle, laissant là Ark, toujours occupé à consulter de lourds tomes au contenu mystérieux. Il fumait une longue pipe qu’Adda lui avait trouvée sans problème, comme à son habitude. Totalement absorbé par sa lecture, le Prince de Nornfinn eut seulement un léger mouvement de tête en direction de Thorsfeld lorsque celui-ci lui souhaita une bonne nuit. Il resta seul, en silence, à s’entourer de volutes de fumée blanches décrivant de complexes spirales autour de lui.

Thorsfeld se dirigea vers sa chambre. Il était tard, aucun doute que cette fois, il pourrait s’endormir sans difficultés et enfin découvrir, dans le monde réel, ce que C. lui avait fait. Car pour lui, c’était évident : il n’avait jamais eu un tel trou de mémoire, une telle incapacité à se souvenir de ses faits et geste précédent son assoupissement. C. était responsable, aucun doute possible. Il devait surmonter sa peur irrationnelle et le retrouver, pour l’interroger. Et cette fois, il ne se laisserait pas mener à la baguette par ce vieux fou.

Mais lorsqu’il se réveilla dans son lit, il sut tout de suite qu’il ne pourrait pas retrouver C. dans le monde réel.

Car c’était son lit de Dole-Halsring, que les rayons du soleil annonçaient le matin, et qu’il avait passé la nuit à errer dans des songes incohérents comme tout un chacun. Pour la seconde fois en quelques semaines, il réalisa avec un effroi glacial qu’il avait été incapable de s’endormir dans un monde pour se réveiller dans l’autre.

Mais cette fois, c’était à Dromengard qu’il était bloqué.

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