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Chapitre 23
Les pages noires

Bloqué. Prisonnier de son monde. Lorsqu’Erik avait été banni de Dromengard pendant plusieurs jours, il s’était senti seul et désespéré, éloigné d’un monde qu’il considérait comme sien. Il s’apercevait maintenant que la situation inverse n’était pas plus attrayante.

Ainsi, sa perte de mémoire concernant la période précédant son assoupissement de la veille n’était qu’un symptôme d’un mal beaucoup plus grave. S’il considérait que C. était responsable de son état, alors il avait infligé plus qu’une panique viscérale qui l’avait fait perdre toute sa contenance et fuir devant des dizaines de personnes rassemblées au Palais des congrès de Stockholm. Qu’est-ce que l’homme au manteau de cuir avait bien pu lui faire ? Il l’ignorait, mais une chose était sûre : il l’avait empêché de retourner dans le monde réel, et Thorsfeld n’avait aucune idée de comment y remédier. Il était coincé, sans recours. Il ne pouvait qu’attendre.

À l’issu de cette simple réflexion, il se rendit compte qu’il était couvert de sueur et que son cœur battait la chamade. Encore une fois, il se trouvait dans une situation qu’il subissait sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit. Il était impuissant. Où se trouvait son corps dans le monde réel ? Qu’impliquait le fait de ne plus pouvoir y retourner ? Quel intérêt avait C. à le maintenir à Dromengard en permanence ? Autant de questions qu’il n’avait pas eu à se poser lorsqu’il avait été banni de Dromengard par Freya : son corps était mort, et ne plus pouvoir pénétrer dans son monde onirique ne pouvait avoir aucune répercussion. Mais cette fois, c’était plus grave ; c’était la réalité qui était impactée.

Il décida néanmoins de se calmer et de commencer sa journée normalement, puisque de toute façon il ne pouvait pas résoudre de lui-même la situation actuelle. Il n’était pas du genre à croire au destin et à attendre patiemment que l’univers lui fasse un signe et résolve ses problèmes sans qu’il n’ait rien à faire, mais il lui fallait avouer que depuis son retour à Dromengard, cette tactique passive avait plutôt bien fonctionnée. Il prit un bain, s’habilla, et se dirigea vers la grande salle pour déjeuner.

Il mangea seul, cette fois. Ni Freya, ni Ark ne vinrent partager son repas, si bien que lorsqu’il eut fini, il lui fallut admettre qu’il n’avait rien à faire. Il ne pourrait pas se rendormir avant le soir, pas après le long et reposant sommeil duquel il venait de se réveiller ; malgré l’angoisse liée à la situation, il n’avait pas eu de sommeil aussi réparateur depuis longtemps. Pas depuis qu’il avait goûté pour la première fois aux rêves véritables, normaux, après sa mort des mains de Freya. De toute évidence, il était inutile qu’il se morfonde toute la journée pour tenter de deviner la raison de son blocage. Il ne pourrait en savoir plus qu’en vérifiant que cette situation était bien constante et non pas passagère, et c’est une expérience qu’il ne pourrait pas vivre avant le soir. Incapable de se décider quand au programme de sa journée, il décida d’errer dans Dole-Halsring au hasard. Peut-être trouverait-t-il une vieille salle dont il avait oublié l’existence et qui saurait le distraire.

Il traversa couloirs et halls pendant plus d’une heure, avec une allure de propriétaire satisfait. Il était chez lui, après tout, et malgré toutes les années qu’il avait passé à Dole-Halsring chaque nuit, il était toujours émerveillé par sa beauté grandiose. Il traversait des salles gigantesques aux profondeurs insondables, évoluant sur des plates-formes de pierre suspendues au-dessus d’abîmes où flottait une lumière bleue et froide diffuse. Il passait sous des arches sculptées aux formes complexes, regardant du coin de l’œil son reflet de ténèbres le suivant à la surface du marbre des ombres dont les murs étaient constitués. Il admirait les reflets des lampes, des chandelles perpétuelles et des quelques vitraux qui entrecoupaient les couloirs magistraux, laissant courir des lueurs rouges et orangées sur le sol et les murs, découpant avec netteté les contours de sa silhouette et laissant planer une ambiance chaude contrastant avec l’atmosphère glaciale et figée de sa tour de pierre.

La plupart du temps, il avançait en terrain connu. Des années de déambulations dans les couloirs de la tour du Dieu-Roi avaient rendus la majeure partie de Dole-Halsring aussi familière à ses yeux que son appartement à Paris, bien que les dimensions de sa tour aient pu accueillir tout un arrondissement de la capitale. Mais parfois, il traversait aussi des salles et des couloirs dont il n’avait pas le souvenir. Il les avait bien créées, comme tout, mais cela devait faire si longtemps… Et surtout, ces parties étaient très éloignées du cœur de la tour, où se trouvaient sa chambre, la grande salle, et ses quartiers préférés. Il avança ainsi dans un corridor interminable aux murs entièrement recouverts de miroirs, l’entourant virtuellement d’une infinité d’images de lui-même, défilant vers un horizon imaginaire avec une précision et une netteté que le marbre des ombres ne pouvait égaler, lui qui ne laissait flotter que des reflets sombres et éthérés. Les miroirs étaient seulement entrecoupés de statues figées dans des poses guerrières. Avait-il vraiment créé ce couloir ? Il ne reconnaissait même pas les statues. Pourtant, cela ressemblait à quelque chose qu’il aurait pu faire ; cette architecture portait sa signature. À bien y réfléchir, il avait commencé la construction de Dromengard quand il avait fini par se lasser de parcourir le monde sans but et avait cherché à se poser à un endroit précis, qui lui serait consacré, à lui et à lui seul. Quel âge pouvait-il avoir à l’époque ? Huit, neuf ans ? Pas étonnant que la moindre salle ne puisse lui évoquer des souvenirs. Dole-Halsring avait été une œuvre en constante évolution au fil des années.

Maintenant qu’il avait focalisé sa pensée sur sa tour, il s’apercevait qu’il ne savait pas même jusqu’où elle allait. Comme beaucoup de choses à Dromengard, une partie de Dole-Halsring s’était faite d’elle-même, suivant ses caprices mais évoluant sans qu’il ait de décisions à prendre. Cela lui correspondait, certes, mais ce n’était pas sa volonté exacte. Évidemment, malgré son statut de Dieu, il n’était en réalité qu’un humain ; il ne pouvait pas réfléchir à la moindre chose, à l’existence de la moindre particule. La question se posait maintenant : jusqu’où montait Dole-Halsring ? Selon la religion Dromengardienne, la tour du Dieu-Roi était le rayon de Dromengard, c’est-à-dire que les humains pensaient qu’elle s’allongeait jusqu’au centre du monde, le soleil, et qu’elle était ainsi un pont entre la terre et le ciel, entre les royaumes humains et Santengard, les terres divines. Mais le soleil n’était qu’une boule de feu et Thorsfeld n’avait pas réglé la hauteur de sa tour ; il avait seulement décidé de la faire aller assez haut pour que lui-même ne puisse pas en distinguer le sommet. C’était son thème, son obsession, le moyen le plus parfait qu’il avait trouvé de proclamer ses pouvoirs : créer l’infini. Un thème qu’il avait appliqué à l’extérieur comme à l’intérieur de son domaine. Sans parler du Termalath…

Il décida donc d’aller vérifier par lui-même. Il n’avait rien à faire, alors autant explorer autant qu’il le pouvait. Il monta un escalier, puis un deuxième, puis beaucoup d’autres. Pendant une nouvelle heure, il prit soin de poursuivre son errance vers le haut, prenant garde en permanence d’emprunter le moindre chemin montant, et évitant ceux qui retournaient se perdre vers les niveaux inférieurs. Il monta longtemps, avant d’arriver à une salle large de forme cylindrique. Impossible de distinguer le sommet ; mais un escalier en spirale dépassait du mur de pierre et cheminait vers le haut en formant une hélice parfaite. Thorsfeld décida de ne pas briser son mouvement ascendant, et d’emprunter cette voie qui s’ouvrait à lui.

Il grimpa pendant de longues minutes. L’escalier n’avait pas de rambarde, et le bord à droite de Thorsfeld donnait sur le vide, ainsi ne se risquait-il pas à trop s’en approcher, restant prudemment proche du mur de pierre inégal mais rassurant. Il montait, montait, sans jamais s’arrêter. Au bout de ce qui lui sembla durer presque une demi-heure, et ne voyant pas la fin de l’escalier approcher, il se risqua à regarder en bas, pour constater qu’il n’avait monté que quelques centaines de marches. En fait, il ne se trouvait qu’à une cinquantaine de mètres de son point de départ. Il s’assit sur une marche, s’épongeant le front où quelques gouttes de sueur avaient fini par apparaitre, soupirant face à son défaut de jugement. Il avait réellement eu l’impression de grimper pendant de longues minutes ; comment pouvait-il n’avoir atteint que cette hauteur risible ?

Hélas pour lui, la situation se répéta après qu’il soit reparti vers le sommet. Après de longues minutes à marcher, il s’aventura au bord de l’escalier pour juger de sa progression, seulement pour s’apercevoir qu’il n’avait pas plus monté que la première fois. Il avait même l’incompréhensible sensation d’être légèrement plus bas que lorsqu’il s’était arrêté pour reprendre son souffle. Sur un coup de tête, il reprit son ascension de plus belle, cette fois en courant, martelant de ses semelles les marches de pierre surgissant des murs comme de vaste pavés de roche enfoncés dans la pierre. Mais lorsqu’il regarda en bas de nouveau, il n’avait pas monté. Fatigué et piteux, il redescendit jusqu’à toucher le sol de la salle cylindrique de ses pieds. Encore une situation frustrante : visiblement, il ne pouvait pas monter plus haut. Il était bloqué, coincé dans une boucle infinie qui rendait inaccessibles les hauteurs de Dole-Halsring, sa propre tour. Ici, il avait autrefois eu tous les pouvoirs, mais même lui ne se souvenait pas de cette partie de sa propre demeure, et encore moins de la présence de cette barrière invisible. Avait-il lui-même instauré cette boucle ? Inutile et stupide, puisqu’en théorie, personne à part lui et ses serviteurs ne pouvait pénétrer son domaine. C’était du moins ce qu’il pensait jusqu’à ce que Freya lui prouve le contraire. Il quitta la salle de l’escalier infini avec un sentiment d’exaspération face à son impuissance, et la certitude qu’il en toucherait deux mots avec Adda et Edda. Eux sauraient peut-être quelque chose. Pour l’heure, son ascension était interrompue ; Il décida de repartir vers les niveaux inférieurs.

Il entendit des pas en passant près de la porte de la bibliothèque. Passant la tête par l’entrebâillement de la porte, il découvrit Ark en train d’empiler des livres au sol.

  • Tu construits un fort ? demanda Thorsfeld.

Ark eut un mouvement de surprise en s’apercevant de la présence du Dieu-Roi. Il posa un nouveau livre sur sa pile, qui atteignait presque son épaule.

  • Je mets de côté les ouvrages intéressants que je trouve, expliqua-t-il. Pour les lire plus tard, si j’en ai le temps. Mais comme tu peux le voir, j’ai du mal à me décider ; jamais je n’aurai le temps de lire tout ça, hélas, mille fois hélas. J’imagine que je ne pourrais pas t’emprunter quelques livres en partant ?
  • Hm, grogna Thorsfeld. C’est la bibliothèque infinie, pas la bibliothèque infinie-sauf-quelques-livres.

Cette pique tint lieu de réponse claire.

  • Je cherche aussi un ouvrage particulier, mais dans l’immensité de cette bibliothèque, je commence à désespérer de jamais le trouver. D’après ce que j’ai vu, néanmoins, les livres sont classés par période, approximativement.
  • Lorsqu’une étagère est pleine, une nouvelle commence à se remplir, précisa Thorsfeld.
  • Voila. Je regarde donc rapidement un livre dans chaque section pour situer. C’est censé être un livre relativement récent, mais je n’ai pas trouvé où se trouve l’index actuel. Je n’ai vu aucun livre apparaitre, même si, au contraire, la fréquence à laquelle j’en vois disparaitre m’affole. Y a-t-il tant de savoir qui se dilue dans le tourbillon du temps ?
  • Il doit y avoir un endroit qui correspond au temps actuel. Le tout est de le trouver. Essaie de demander à Adda ou Edda de t’aider.
  • Déjà fait. Aucun d’eux ne sait quoi que ce soit.

« Leur connaissance de Dole-Halsring n’est pas totale, dans ce cas », se dit Thorsfeld, « j’étais pourtant sûr d’avoir fait en sorte que ce soit le cas ».

  • Je vois que tu es inoccupé, continua Ark. Peut-être pourrais-tu m’aider dans mes recherches ?
  • Je suis très occupé, répondit Thorsfeld, que crois-tu ?
  • À faire quoi ? s’enquit Ark.
  • À faire… des trucs de Dieu. Ça ne te regarde pas ; de toute façon, je ne peux plus lire le langage commun, plus depuis que j’ai perdu mes pouvoirs. Ne parlons pas des livres qui datent d’avant son utilisation.
  • Le livre que je cherche est récent. Je t’écrirais son titre et tu n’auras qu’à comparer les idéogrammes.

Thorsfeld n’avait rien à opposer à cette idée. Dans tous les cas, le Prince de Nornfinn avait deviné qu’il n’avait rien de précis à faire d’autre que d’errer sans but dans Dole-Halsring, donc pourquoi ne pas explorer la bibliothèque à ses côtés, après tout ?

  • Très bien. Il faut trouver l’extrémité actuelle de la bibliothèque, fit Thorsfeld avec résignation. Tu n’as pas encore tout parcouru, j’imagine ?
  • Loin de là. Si encore le chemin était unique, on saurait par où commencer. Mais la bibliothèque est un véritable labyrinthe.

Ils partirent, abandonnant les livres qu’Ark avait empilés au sol. Ils tournèrent dans une direction qu’Ark n’avait pas encore emprunté et suivirent l’acheminement du dédale, couloirs après couloirs, salle après salle, passant devant des dizaines de bibliothèque et des milliers d’ouvrages, de blocs de marbre sculptés ou encore de rouleaux de parchemin. De temps à autres, Ark tirait un livre au hasard et parcourait son contenu en diagonale ; il concluait cette lecture par un commentaire sur la date d’origine supposée du support, quand elle n’était pas indiquée. À chaque fois, le contenu se révélait bien trop ancien, mais se rapprochait de plus en plus des années modernes de Dromengard. Ils avançaient dans le bon sens.

Ark prenait bien soin de tirer un livre sur chaque étagère qu’ils dépassaient, laissant derrière lui une trace constituée de couverture dépassant de leur meuble, qu’ils pourraient suivre et replacer correctement au retour. Apparemment, il avait mis au point ce stratagème dès le premier jour où Thorsfeld lui avait présenté la bibliothèque infinie.

Cette bibliothèque n’était pas constituée que de salles et de couloirs se succédant ; à l’image du reste de Dole-Halsring, elle reposait sur une logique de conception proche du chaos total, alternant corridors étroits et salles immenses, escaliers étriqués et plate-forme monstrueuses. Le seul point commun entre toutes les parties de la bibliothèque était le fait que toutes étaient remplies de livres. Difficile, dans ces conditions, d’avancer droit, ni même de se retrouver facilement ; l’idée d’Ark de laisser une trace de leur passage était vitale. Plusieurs fois, il regarda un ouvrage et constata qu’il était plus ancien que le précédent. Quand cela arrivait, ils repartaient en arrière et choisissaient un nouvel embranchement. Leur exploration avançait beaucoup plus vite grâce à la présence de Thorsfeld ; de l’aveu même d’Ark, il avait tendance, lorsqu’il était seul, à s’arrêter sans arrêt, à lire des pages au hasard dans les livres qui attiraient son regard, et à oublier la raison de sa présence.

  • Au fait, quel livre cherchons-nous ? finit par demander Thorsfeld.
  • J’ai bien cru que tu ne poserais jamais la question ! fit Ark en riant. Le livre que je cherche n’en est pas vraiment un : c’est un livre de comptes.
  • Un livre de conte ? Tu veux lire des histoires pour t’endormir le soir, c’est ça ?
  • Un livre de comptes, un registre. Celui de la Guilde Écarlate.
  • Oh, je vois. S’ils en ont un, il contiendra sûrement des informations sur Hel, et sur la personne qui l’a lancé à nos trousses. Mais si c’est leur chef, peut-être ne l’ont-ils pas noté…
  • Je suis persuadé que si, répondit Ark en attrapant un nouveau livre de la bibliothèque. S’il y a quelque chose que tu dois savoir sur les fidèles d’Addaltyn, c’est que ce sont des gens rigoureux et méthodiques. Des exemples de sérieux et d’austérité, généralement. Je ne dis pas que c’est toujours le cas, mais c’est dans leur culture, ce sont les qualités et la voie que leur enseigne le Livre d’Addaltyn. En plus de cela, l’écrit et le savoir représente beaucoup pour eux. Une tradition centrale de leur culte est la rédaction de Rouleaux de Vie ; les prêtres écrivent en permanence ce qui se passe là où il se trouve, que ce soit une ville ou une petite communauté. Ils relatent le moindre évènement, même mineur, chaque jour, depuis toujours. Et un prêtre d’Addaltyn écrit aussi son propre Rouleau de Vie, chaque jour de sa vie. Un prêtre âgé possède souvent une salle entière dédiée au stockage de ce qu’il a relaté de sa vie tout au long de son existence. La rédaction de ces rouleaux les occupe chaque jours, jusqu’à accaparer une partie des offices religieux publics.
  • C’est en référence au Temps Écrit d’Addaltyn ? demanda Thorsfeld pour montrer qu’il savait tout de même une ou deux choses sur le sujet.
  • Oui. Le Temps Écrit, ce rouleau que possède Addaltyn et qui relate l’intégralité des évènements passés, futurs et présents concernant Dromengard et Santengard. C’est lié à cela. Tu vois où je veux en venir.
  • Je crois, oui. Il est légitime de penser qu’un adepte d’Addaltyn comme ceux qui gèrent la Guilde Écarlate ne songerait même pas à ne pas écrire chacune des informations concernant la Guilde, même les transitions supposées secrètes.
  • Voila. C’est ainsi, c’est comme ça qu’ils agissent. Il y a un livre de compte central, c’est sûr, et il mentionne le contrat passé avec Hel. J’en mettrais ma main à couper. Ce sont des informations extrêmement secrètes et protégées, et il y a fort à parier que seuls quelques élus parmi les membres de l’Église du Temps soient autorisés à poser leurs yeux dessus. Mais où qu’il se trouve et aussi bien protégé qu’il soit, il s’en trouve forcément une copie ici, n’est-ce pas ?
  • Oui. Une copie à notre portée. Le tout est de la trouver.

Ils finirent par s’approcher de la période actuelle, petit à petit, jusqu’à être enfin témoin de ce qu’ils cherchaient depuis leur départ : sur une étagère, des livres apparaissaient à un rythme irrégulier, ajoutant à la bibliothèque plusieurs ouvrages par minutes. Ils avaient enfin atteint l’extrémité de la bibliothèque infinie. Une extrémité qui serait bien vite repoussée, étant donné la vitesse à laquelle elle se remplissait.

Il revinrent en arrière de plusieurs salles par un chemin différent de celui qu’ils avaient emprunté, jusqu’à arriver face à un mur gigantesque, mesurant plusieurs dizaines de mètres de haut, entièrement empli de livres, et quadrillé par des plates-formes et un réseau d’escaliers en colimaçon.

  • Il y a des chances que le livre se trouve par ici, fit Ark, les poings serrés contre les hanches dans une pose admirative. Difficile de dire quand le livre de comptes actuel de la Guilde Écarlate a été débuté. Cela pourrait être récent ou dater de plusieurs années. Autant commencer par une recherche superficielle.
  • À quoi peut bien ressembler ce bouquin ? questionna Thorsfeld avec l’air dépité de celui qui se prépare à une tâche longue et rébarbative.
  • Il doit être assez épais, la plupart des livres de compte le sont, et j’imagine mal la Guilde ou l’Église d’Addaltyn noter des informations aussi critiques dans un simple carnet. Il faudra chercher un gros livre relié, probablement décoré étant donné la richesse de ses propriétaires… Je pense qu’on peut aussi présager que la couverture soit rouge. Ou noire, peut-être. Des couleurs qui leur sont chères.

Sur ces mots, il s’approcha d’une fenêtre que le vent soufflant sur la plaine enneigée sur laquelle elle donnait avait ouverte. Une fine couche de neige s’était déposée sur le sol en face de l’ouverture. Il commença par fermer la fenêtre, puis, s’accroupissant près du sol blanchi par la glace, il traça dans la neige quatre séries de symboles appartenant au langage commun Dromengardien.

  • Voilà comment s’écrivent « Guilde Écarlate », « Livre de comptes », « contrats » et « mercenaires », expliqua-t-il en direction de Thorsfeld, désignant tour à tour chacune des expressions. Le livre porte probablement une mention à un ou plusieurs de ces termes en couverture. Si tu les reconnais, préviens-moi.

Sur ces mots, ils se mirent à chercher.

Ils passèrent deux heures à parcourir les ouvrages bien rangés sur les étagères, parfaitement alignés par des mains invisibles. Thorsfeld prenait soin de repérer les livres répondant aux critères, s’en éloignant parfois un peu lorsque l’un d’entre eux semblait pouvoir être celui qu’il recherchait. Il tentait alors de comparer son titre avec les idéogrammes qu’Ark lui avait montré et qu’il avait fait l’effort de retenir. Grâce à cette recherche visuelle rapide, leur quête avançait vite. Ark se livrait parfois à une analyse plus poussée des livres, parcourant quelques pages, faisant un commentaire sur son contenu. Thorsfeld devait parfois rappeler à l’ordre son compagnon d’enquête, trop absorbé par son admiration littéraire. Il était évident que le Prince de Nornfinn était un amoureux de lecture.

Arriva un moment où, se retournant après un livre s’étant révélé sans intérêt, Thorsfeld ne trouva pas Ark. Où était-il passé ? L’avait-il laissé seul ? Finalement, Ark reparut, surgissant d’une petite porte en bois sombre, d’aspect ancien, soutenue par une arche de pierre aux dimensions modestes.

  • Je peux avoir ton attention un instant ? demanda-t-il en direction de Thorsfeld, alors situé bien loin de lui, sur un des niveaux supérieurs du réseau de plate-forme attelé à la bibliothèque.

Ils pénétrèrent tous les deux par la porte qu’Ark avait découverte, pour arriver dans une salle cylindrique et étroite. Elle ressemblait à une version plus réduite de la salle circulaire où l’ascension de Dole-Halsring que Thorsfeld avait entrepris tantôt avait été interrompue, avec son escalier en colimaçon se perdant vers des sommets indistincts ; néanmoins, cette fois, les marches étaient étroites, tout juste assez larges pour les laisser passer côte-à-côte, et l’escalier allait aussi bien vers le haut que vers le bas. Ils se trouvaient sur un palier intermédiaire et rien ne leur permettait de déterminer si la salle avait une fin dans une direction ou dans l’autre. L’élément principal, toutefois, n’était pas cet escalier, mais le fait qu’ils se trouvaient encore dans la bibliothèque, de toute évidence : les murs étaient couverts de livres. Des livres tous identiques d’apparence ; leur couverture était blanche, leurs pages noires. Sur leurs tranches, le titre était calligraphié avec des caractères dorés pour la plupart, mais certains étaient écrits en lettres argentées sur lesquelles se reflétait la lueur timide des chandelles perpétuelles fixées par dizaines sur des affleurements des murs. Les rayonnages se poursuivaient, tous identiques, dans une spirale sans fin d’ouvrages blancs.

Cet endroit, par contre, Thorsfeld s’en souvenait.

  • J’imagine que tu vas me demander où on se trouve ? dit-il à Ark, qui acquiesça. Ceci est ma collection de biographies.
  • Chacun de ces livres racontent la vie d’une personne, du début à la fin, je me trompe ?
  • Je vois que ce n’est pas la première fois que tu viens ici.
  • Oui. Visiblement, plusieurs portes de la bibliothèque mènent ici. J’ai aussi remarqué que le titre des livres était écrit en lettres argentées pour les personnes encore en vie, et dorées pour les morts.
  • Oui. Tout comme la bibliothèque renferme chaque ouvrage existant à tout instant, cette salle abrite les archives du genre humain. Pour chaque humain vivant où ayant vécu, il y a un livre blanc.

Ark attrapa un des livres avec précaution. Son titre était écrit en lettres dorées. Il l’ouvrit respectueusement, comme s’il soupesait tout le poids de la vie de la personne dont le nom ornait la couverture. Sur les pages noires comme l’encre, les mots étaient écrits comme par une plume, d’un blanc éclatant.

  • Alfaeros, armateur. Né 41 ans avant l’Empire dans le royaume d’Alylyancë. Mort pendant la guerre de conquête, un an avant l’Empire.

Il reposa le livre sur le rayonnage.

  • À quoi sert cette… collection ? demanda-t-il à Thorsfeld.
  • Actuellement, à rien, répondit l’intéressé. Il m’est arrivé d’avoir envie d’en savoir plus sur des humains, à diverses époques. J’ai donc créé le meilleur moyen possible de retrouver tout ce que je voulais apprendre sur eux. Pas de grand plan divin, pas de symbolisme complexe. C’était une idée subite et je l’ai réalisée. Je faisais ça, avant.

Ark resta silencieux quelques instant. Il semblait analyser les paroles de Thorsfeld. À quoi pensait-il ?

  • Et serait-il possible de retrouver un livre en particulier ? finit-il par demander. Sont-ils classés comme le reste des ouvrages de la bibliothèque ?
  • Désolé de te décevoir, fit Thorsfeld avec désinvolture, mais si tu veux connaitre la vie de quelqu’un, n’essaie même pas de chercher. Les livres ne sont pas classés. Ils apparaissent au hasard et l’escalier se prolonge, tout simplement. Il doit y avoir des centaines de millions de livres sur ces étagères. Tu n’y retrouveras jamais celui que tu cherches. Quand j’avais encore mes pouvoirs – il appuya bien sur ces mots pour prouver que son amertume était toujours présente en lui –, je devais chercher les livres moi-même ; même Adda et Edda pouvaient mettre des jours à en trouver un en particulier. C’est perdu d’avance.
  • Je vois. Tant pis.

Ils sortirent de la salle pour reprendre leur recherche parmi les livres normaux de la bibliothèque, abandonnant les ouvrages aux pages noires. Thorsfeld ne savait pas pourquoi, mais cette salle, cette vaste collection de biographies exhaustives, lui était revenue en mémoire dès qu’il l’avait vue. Pourquoi ? Il avait la sensation d’avoir vu un de ces livres récemment. Mais où ?

Puis la mémoire lui revint brusquement, signée d’une initiale : C.

Lorsque Thorsfeld était arrivé à Dole-Halsring et avait fait la rencontre de C., ce dernier était assis sur son trône, en train de lire un livre. Un livre blanc aux pages noires. Et si sa mémoire était bonne – une hypothèse bien hasardeuse ces derniers temps – alors C. avait disparu en laissant le livre sur l’accoudoir du trône. Il devait toujours y être.

Il s’excusa auprès d’Ark et, sans aucune explication, se mit à marcher d’un pas décidé dans le sens inverse de celui par lequel ils étaient venus.

  • Ne touche pas aux livres que j’ai laissé dépasser ! cria Ark à l’ex-Dieu-Roi, alors que celui-ci disparaissait au coin d’une étagère.

Thorsfeld mit un peu plus d’une demi-heure à retrouver la sortie de la bibliothèque, en suivant les balises laissées par Ark. Le retour était beaucoup plus rapide que l’aller, notamment parce qu’il n’avait pas à s’arrêter pour vérifier la date d’origine des livres de chaque section, mais aussi parce qu’à mesure que son impatience augmentait, il pressait l’allure, si bien qu’il passa la porte de la bibliothèque en courant. Il se dirigea vers la salle du trône par le chemin le plus rapide, incapable d’attendre plus longtemps avant de découvrir de qui parlait le livre que C. lisait avec attention lors de son arrivée.

Il finit par débouler en trombe dans la salle du trône. Se dirigeant aussi vite qu’il pouvait sur la plate-forme centrale, il passa les rangées de colonne et atteignit finalement le livre, qui n’avait pas bougé de l’accoudoir sur lequel C. l’avait posé avant de disparaitre. La salle, comme à son habitude, était éclairée par de nombreuses lumières différentes émanant des fenêtres entourant le trône, la plongeant dans un tourbillon d’ambiances se mélangeant dans les nuances que reflétait la pierre brillante du siège divin.

Thorsfeld saisit le livre. Contrairement à ce qu’il aurait cru, il était capable de comprendre son titre.

Il claqua dans ses mains deux fois pour appeler un de ses serviteurs.

Ark entra dans la salle du trône, un lourd grimoire rouge sang coincé entre le bras et le flanc, précédé par Adda. Le serviteur s’inclina et disparut à l’extérieur de la pièce.

Ark s’avança vers Thorsfeld, qui était assis sur son trône dans une position d’attente, la tête posée contre le poing, fermement calé sur l’accoudoir. Le Prince de Nornfinn fit quelques pas en regardant autour de lui, fasciné par cette nouvelle salle incroyable de Dole-Halsring. Puis il se tourna de nouveau vers Thorsfeld, et brandit le livre qu’il avait amené.

  • Devine ce que j’ai trouvé ? demanda-t-il avec un air satisfait, un sourire triomphant aux lèvres.
  • « Comment sortir de la bibliothèque le plus lentement possible, en 10 leçons » ?
  • Preuve qu’il y a des choses qu’on ne peut pas apprendre dans les livres : malgré le nombre d’ouvrages que tu possèdes, aucun ne t’a enseigné la patience. J’ai trouvé le registre que nous cherchions ! Reste à le lire, maintenant. Tu voulais me voir ?
  • Oui. J’ai trouvé un livre, moi aussi, fit Thorsfeld avec malice, levant le livre blanc devant lui pour qu’Ark puisse le voir.

La réaction de ce dernier fut à la hauteur de ce que le Dieu-Roi avait espéré.

  • Où l’as-tu trouvé ?
  • Sans importance. J’ai besoin de le lire. Et je suis sûr que tu meurs toi aussi d’envie de savoir ce qu’il contient. Que dirais-tu d’une séance de lecture à voix haute ?

Ark s’approcha du trône et pris le livre dans ses mains. Il passa son index sur les caractères argentés de la couverture, comme s’il doutait de leur existence.

  • C’est vrai que c’est tentant, dit-il.
  • Assieds-toi, lui fit Thorsfeld en désignant la chaise qu’il avait lui-même utilisé quand C. occupait le trône.

Ark s’assit, sans oser ouvrir le livre.

  • Comment as-tu pu lire le nom sur la couverture ? demanda-t-il sans perdre son air d’étonnement intense.
  • J’ai vu ce nom en bas d’un message que tu as écris, répondit Thorsfeld. Je l’ai vu signer.

Il regarda le Prince de Nornfinn avec un air de victoire cruelle.

  • Je sais reconnaitre le nom de Freya, conclut-il.
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