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Chapitre 25
Les Dix de Vaughan

Le ciel était couvert, ce soir-là. Sombre et empli de nuages mouvants, il était chargé de distantes menaces de neige. Elle s’était assise entre deux pierres, le dos accolé à un vieil arbre aux feuilles brunes.

Le soleil avait chassé la nuit cinquante-cinq fois depuis ce jour où elle avait quitté les ruines encore chaudes de son village. Elle ne savait pas où elle se trouvait, et elle s’en fichait. Une forêt est une forêt, et deux montagnes sont aussi semblables que deux gouttes d’eau. Elle avait passé tout ce temps à errer sans autre but que de survivre, au jour le jour ; les forêts étaient l’endroit rêvé pour passer inaperçue, chose à laquelle elle s’attachait car son nouveau mode de vie n’acceptait pas les troubles extérieurs. Elle évitait les villes quand elle le pouvait et faisait attention à ne croiser personne lorsqu’elle en était capable. Pas par crainte de se faire attaquer ou prendre à parti, mais simplement parce qu’elle n’en avait pas besoin. Sa vie solitaire en pleine nature lui convenait parfaitement.

Ses chances de survie lui avaient semblées mince, au début, lorsqu’elle n’avait rien à manger et savait à peine par quelle extrémité tenir son épée. Mais en quelques jours seulement, la vie sauvage avait fini par lui sembler d’une simplicité extrême. Trouver des cours d’eau pour boire et se débarrasser de la crasse et de la sueur. Frotter ses ongles contre des roches poreuses pour les garder taillés. Trouver les endroits les plus isolés du vent et du froid pour dormir et s’abriter lorsque les éléments s’acharnaient sur elle. Traquer des animaux pour se nourrir, sélectionner les baies que ces derniers mangeaient pour éviter l’empoisonnement, faire du feu comme elle avait autrefois vu des gamins procéder, en frottant deux morceaux de bois secs entre eux jusqu’à ce qu’ils produisent de petites braises capables d’enflammer de l’herbe séchée et des brindilles. Tout ce dont elle avait besoin était à sa portée.

Pour ce qui était de se défendre, elle n’était pas démunie non-plus. Elle s’était rapidement découvert une certaine habileté à manier son épée mince et à la faire voltiger exactement là où elle le voulait. Plusieurs fois, elle avait dû s’en servir contre des animaux farouches ou des humains aux intentions hostiles, et à chaque fois, elle s’en était tirée ; eux, pas toujours. Chaque mauvaise rencontre la rapprochait de sa lame et la rendait plus forte, plus dure aussi. Cela faisait longtemps que ses dernières craintes s’étaient envolées : tant qu’elle resterait seule et loin de tout, son inépuisable détermination lui permettrait de survivre. Et un jour, peut-être serait-elle assez forte pour aller défier celui qui l’avait dépossédée de sa vie : le Dieu-Roi, Thorsfeld.

Pour l’heure, elle était recroquevillée sous son arbre, tenant contre elle son arme et son sac, qu’elle s’était confectionné à partir d’un morceau de tissus trouvé au hasard de ses déambulations. Un contenant bien utile pour emporter avec elle quelques provisions et garder à proximité ce qu’elle trouvait. Elle n’était pas arrêtée sous cet arbre parce qu’elle fuyait quelque chose, ni parce qu’elle avait froid ou par fatigue. Elle s’était assise parce qu’elle avait besoin de réfléchir à quelque chose qui pouvait potentiellement être dangereux.

Non-loin de là, elle avait découvert des tentes déployées, des chariots, et quelques personnes en train de faire un feu. Elle ne s’en était pas trop approchée afin de rester inaperçue, mais elle avait cependant compris que c’était le campement d’un groupe de combattants, au vu des armes qui ne les quittaient pas. À n’en pas douter, c’était l’une de ces troupes de mercenaires itinérants, qui parcouraient le monde à la recherche de primes ou de travaux pour lesquels leurs compétences de guerriers pouvaient être mises à l’épreuve. Elle ne pouvait pas savoir s’ils étaient dangereux, s’ils l’attaqueraient ou même s’ils n’étaient pas seulement des bandits très organisés. En temps normaux, elle les aurait soigneusement évités et les aurait contournés pour s’éloigner d’eux et continuer son chemin, mais pas cette fois. Car s’ils étaient vraiment des mercenaires, elle avait pour eux quelque chose qui pourrait les intéresser, en échange de la seule chose dont elle avait besoin : des provisions. Restait maintenant à définir si les aborder en valait la peine, et surtout, le risque. Mais depuis quelques jours, ses repas avaient été frugaux ; l’hiver était rude dans la région, et elle n’avait pu débusquer que quelques petits animaux, sans parler de toutes ces fois où l’humidité ambiante l’avait condamnée à manger cru devant son bois refusant catégoriquement de s’embraser. Elle n’aurait rien contre quelques morceaux de plus à se mettre sous la dent avant de reprendre sa route.

Elle pesa longtemps le pour et le contre. Mais ces cinquante-cinq jours passés à survivre l’avaient rendu plus forte. Elle n’avait pas peur d’eux. Elle décida finalement de se lever et d’approcher précautionneusement de ce campement. À la moindre activité suspecte, elle fuirait, ou se servirait de son arme.

Elle se dirigea dans la direction de la colonne de fumée qui s’élevait désormais au-dessus de la cime des arbres.

Ils n’étaient pas nombreux, moins d’une dizaine. La plupart étaient assis sur des souches et un tronc mort trainé près du feu, qui laissait flotter sur les étoffes des tentes des lueurs timides. Un homme aux cheveux longs et une jeune fille à la peau noire entretenaient leurs épées. À côté d’eux, une silhouette sombre avec un chapeau préparait des carreaux pour son arbalète. Un homme emmitouflé dans une vaste cape mélangeait quelque chose dans un petit chaudron. Une femme pâle en armure noire parlait avec un barbu gigantesque, grand et large comme quatre hommes, qui déchargeait de lourdes caisses de l’attelage comme si elles étaient remplies de plumes. Elle s’avança vers eux, encore cachée par les ombres projetées par les arbres qui entouraient le campement ; de là où elle était, elle pouvait distinguer plusieurs yeux de justice posés sur une souche près du feu. C’était la confirmation qu’elle attendait : ils étaient bien des mercenaires. Elle fit quelques pas de plus, serrant la garde de son épée, tenant son sac par-dessus son épaule, tentant de ne pas les surprendre. Qui aurait pu prévoir la réaction de ces combattants chevronnés lorsqu’ils s’apercevraient qu’un intrus avait pénétré dans leur cercle ? Aucun d’eux ne la voyaient encore, jusqu’à ce qu’elle entende une voix masculine derrière elle.

  • Les voleurs sont précoces, par ici, on dirait.

Elle se retourna brusquement pour faire face à celui qui avait parlé. C’était une silhouette vêtue d’une cape blanche, le visage caché sous sa capuche. Elle avait dû passer à quelques mètres seulement de lui, sans même soupçonner sa présence. Pourtant, il n’était pas la chose la plus inquiétante qu’elle distinguait : juste à ses côtés, un tigre blanc la regardait de ses yeux bleus, immobile. L’homme maintenait ses doigts simplement posés sur le cou de l’animal, comme pour lui ordonner de rester calme. Des tintements métalliques et des bruits de mouvement lui indiquèrent que les autres mercenaires avaient été alertés. Quand elle regarda dans leur direction, elle vit que quatre d’entre eux se dirigeaient vers elle. Elle remarqua aussi la présence d’un mercenaire qu’elle n’avait pas vu, un grand gaillard noir assis en tailleur sur un rocher, qui posait sur elle un regard perçant, sans bouger, les doigts serrés autour du long fourreau de son épée. Cette fois, elle était découverte, mais il aurait bien fallu qu’elle se lance à un moment ou à un autre. Elle avança à son tour vers eux, laissant derrière elle l’homme à la cape et son tigre, s’assurant sans cesse que ses doigts gardaient bien leur prise sur son épée.

  • Vous êtes des mercenaires ? leur lança-t-elle avant qu’un seul d’entre eux ait pu parler.
  • C’est bien possible, répondit l’homme aux cheveux longs.

Il était torse nu malgré le froid, et sa peau était couverte de tatouages. Il portait une épée dans chaque main et les balançait d’un air menaçant.

  • Si tu es venue ici pour voler, ce n’est vraiment pas très malin, continua-t-il.
  • Je ne suis pas une voleuse, répondit-elle de sa voix la plus assurée – elle ne les craignait pas, il fallait qu’ils en soient conscients. Je suis venue faire un échange.
  • Un échange, hein ? fit l’homme au chapeau, arbalète au poing. Qui es-tu, pour commencer ?
  • C’est sans importance. Je ne vous demande pas vos noms ; j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser.

Sans retirer la main de la garde de son épée ni détourner son regard de ceux qui lui faisaient face, elle posa un genou à terre et fit passer son sac au-dessus de son épaule. Elle le posa à terre et attrapa ce qu’il contenait ; puis elle le tendit devant elle pour qu’aucun d’entre eux ne puisse le louper. Certains reculèrent d’un pas, certains la regardèrent avec une méfiance redoublée.

C’était une tête humaine coupée.

  • À qui appartient cette tête, gamine ? fit la femme pâle en armure ; cette fois, Freya la voyait d’assez près pour remarquer qu’elle était une Alyv. Ses cheveux blancs tressés en friktpläs étaient attachés derrière sa tête, et son visage était couvert d’un réseau de cicatrices fines.
  • À un bandit qui m’a attaqué hier, dit-elle. Ils étaient trois, mais je ne pouvais prendre que celui-là. Je peux vous dire où sont les cadavres.
  • Et que veux-tu qu’on fasse de cette tête ? questionna l’homme à la capuche. Lui et son tigre étaient réapparus de l’autre côté du campement ; elle ne les avait même pas entendus bouger.
  • Ils n’arrêtaient pas de dire qu’ils étaient recherchés. Je crois qu’ils essayaient de se faire passer pour des durs. Prenez leurs têtes et récupérez la prime. C’est ce que vous faites, non ?
  • Tu les as tués seule ? fit l’homme au chapeau.
  • Oui.
  • Des durs, hein. Trois vantards qui se font dérouiller par une gamine.
  • Et qu’est-ce que tu voudrais contre… ça ? interrogea l’Alyv.
  • Je prendrais ce que vous me proposerez, répondit-elle.

L’homme noir assis sur son rocher eut une toux forcée qui attira l’attention sur lui.

  • Le problème, gamine, c’est qu’on n’a rien à te proposer contre tes cadavres. Faut dire, on est peut-être des mercenaires, mais on ne se traine pas de charognes froides.
  • Les ardents, c’est bien joli et ça brille comme il faut, surenchérit l’homme aux tatouages, mais notre truc, c’est plutôt le combat. Moi, je ne collecte pas de prime l’épée propre.

Ses compagnons acquiescèrent. Elle les regarda quelques instants en caressant l’envie de partir, puisqu’ils n’étaient pas intéressés. Mais alors, elle aurait fait tout cela pour rien, et elle n’aurait toujours rien à manger.

  • Si vous voulez un combat, je peux vous en donner un.
  • Tu veux te battre contre nous ? lui lança le géant à la barbe noire, qui ne s’était pas encore exprimé.
  • Et pourquoi pas ? fit Freya avec sérieux.

Elle tira son épée d’un geste brusque. Ce n’était plus la lame ébréchée qu’elle avait trouvée dans les ruines de son village, mais une épée courte à lame droite et garde en bronze qu’elle avait pris à un des bandits. De même que la cape brune neuve qui couvrait ses épaules, elle s’était servie sur les cadavres ; tout ce que ces voleurs minables possédaient provenait sans aucun doute de rapines et de meurtres, de toute manière.

Toute la troupe de mercenaires s’esclaffa de concert. Le rire du géant barbu aurait pu faire trembler les montagnes environnantes. Seule l’Alyv resta de marbre, ne se déparant pas de son expression sévère. Ce fut elle qui lui répondit.

  • Ne sois pas stupide. Tu as fait justice sur quelques hors-la-loi errants, et tu te crois bretteuse ? Tu devrais partir avant de te ridiculiser plus encore.

Ils ne la prenaient pas au sérieux. C’était couru d’avance : elle était une gamine sauvage hirsute et vêtue de haillons, face à eux, des combattants professionnels, expérimentés et équipés de pied en cap. Malgré cela, elle ne pouvait réfréner son amertume. Leurs moqueries réveillaient en elle la colère endormie, cette haine enfouie qui lui avait donné la force de survivre à chaque fois qu’elle en avait eu besoin, pendant ces cinquante-cinq jours d’errance. Elle avait rencontré deux groupes de bandits ; aucun n’avait survécu. Leur erreur n’avait pas été d’être faible, ou menaçants, ou brutal ; ils étaient morts parce qu’ils l’avaient dénigrée, forts de leur carrure et de leur bravoure. Quand son épée avait déchiré leur chair, tout ce que leur visage avait pu montrer était de la surprise, surprise d’avoir été vaincus par ce petit morceau de fille dépenaillée. Et si ces mercenaires faisaient la même erreur, malgré leur nombre…

  • Vous voulez un combat, je vous en donne un, dit-elle en gardant dissimulée la colère qui afflouait en elle avec des remous furieux. Qu’un de vous essaie de me battre ; s’il y arrive, la prime est à vous et je m’en vais. Si je gagne, la prime est à vous contre une partie de vos provisions. Est-ce que vous trouvez ce marché injuste, ou bien avez-vous seulement peur de perdre la face devant vos camarades ?

La seule réponse fut un silence pesant. Puis certains tentèrent de protester, s’avancèrent vers elle, serrant leurs armes avec une ardeur menaçante. L’alyv les stoppa simplement en levant le bras, formant devant eux une barrière invisible.

  • Si tu gagnes, tu emportes une partie de nos provisions. Si tu perds… Tu ne pars pas. Tu restes ici. Et tu y resteras longtemps après notre départ, jusqu’à ce que la terre ait digéré ton cadavre. En garde !

Freya eut tout juste le temps de brandir son épée ; l’Alyv se jeta vers elle, la main sur la poignée de son épée qu’elle avait rangée dans son fourreau. Elle dégaina à une vitesse folle, faisant siffler l’acier de sa lame contre l’ouverture de la gaine. Le coup fut rude pour la jeune fille, qui encaissa le coup sur le tranchant de son épée, manquant de tomber sous le choc. Mais déjà, son adversaire avait fait décrire une courbe large à son arme, qui s’abattit à sa gauche, largement assez loin pour qu’elle puisse le dévier d’un geste tenant plus du réflexe que de la réaction d’expérience. La lame s’encastra dans le sol ; à cet instant, elle comprit que ce coup n’était qu’un leurre dans lequel elle s’était jetée, mais trop tard. La grève de l’alyv s’enfonçait déjà dans son flanc, résultat douloureux d’un coup de pied qui la projeta sur le côté comme une poupée de chiffon. Son pied s’accrocha sur l’épée toujours plantée dans le sol et elle s’effondra lourdement de tout long, son visage heurtant la neige dans un nuage de poudreuse pitoyable. Sa seule réaction fut un hoquet de surprise.

La femme en armure ne l’attaqua pas à terre. Elle se contenta de la regarder se relever péniblement, l’épée à la main, faisant quelques pas en rond en laissant claquer ses talons sur le sol gelé d’un air impatient. Certains de ses camarades l’encourageaient, certains riaient de son évidente supériorité.

  • Allez, Alrone, cria l’homme aux tatouages d’une mine réjouie, cesse de t’amuser avec elle. Finis ça et allons manger.

Alrone posa ses yeux aux pupilles blanches sur lui avec froideur.

  • Contrairement à toi, Halek, je cesse de m’amuser lorsque mon épée est mise à nu.

Mensonge. Elle s’amusait d’elle, c’était évident. Sonnée, à terre, et face à un adversaire se battant sérieusement, elle serait déjà morte, et elle le savait. Cette constatation l’emplit plus encore de rage. Là où beaucoup perdent leur concentration quand la colère s’empare d’eux, elle n’en devenait que plus attentive. C’était là sa force, ce qui la rendait plus forte que les autres, et la clé de sa survie. Elle se releva en s’appuyant sur son épée, pour faire face à l’Alyv qui la regardait de haut.

  • Abandonne, lui ordonna celle qu’on appelait Alrone. Abandonne et tu vivras. Ça vaudra mieux pour toi.
  • Tu es mal placée pour faire l’apologie de la vie ! lui rétorqua-t-elle avec violence.

Puis elle se jeta sur elle.

Cette fois, elle ne fut pas prise de vitesse. Elle ne perdit pas non-plus l’équilibre, et leur échange de coups dura quelques minutes. Elle jouait la prudence face à un adversaire beaucoup plus expérimenté ; ses coups étaient brouillons, violents, assénés avec rage, sans répit, quand ceux de l’Alyv étaient mesurés, précis, sans aucun geste superflu. Mais elle le voyait : la mercenaire avait choisi de faire durer le combat. Elle jouait toujours avec elle.

Soudain, l’alyv se baissa, décrivant avec son corps un tourbillon que son armure rendait improbable, la déséquilibrant d’une estocade du talon. Enchainant avec un coup de taille, elle la manqua de peu, entaillant seulement son poignet, où perlèrent quelques gouttes écarlates. Son épée se planta dans le tronc d’un arbre blanc, à quelques centimètres de la gamine. Cette dernière, voyant son adversaire désarmée, tenta un coup d’estoc ; mais la mercenaire dévia l’attaque en pivotant rapidement autour d’elle-même, lui agrippant le bras et la repoussant. Elle envoya son épée valser à droite, à gauche, essayant désespérément de la toucher, mais l’alyv maîtrisa aisément ses attaques à mains nues. Soudain, elle eut le souffle coupé : son adversaire lui avait envoyé un violent coup de poing dans le ventre, qui la fit reculer juste assez pour la rendre à portée pour un coup de pied, qui l’envoya de nouveau mordre la neige. Alrone agrippa de nouveau son épée qu’elle avait abandonnée dans l’arbre, et, se retournant sur elle-même, étendit son corps de tout son long dans la direction de celle qui l’avait défié, son bras tendu l’atteignant au flanc alors qu’elle se relevait avec maladresse. Elle fut plaquée contre le tronc ample d’un vieil arbre avec le bruit sec de l’acier se plantant dans le bois.

L’alyv la regarda, ne laissant paraitre aucune pitié pour celle qu’elle venait de planter contre l’écorce. Dans le campement, seul le feu se permettait de briser le silence par le crépitement de ses braises. Tous regardaient attentivement la jeune fille immobile contre le tronc, le ventre percé par l’acier de leur camarade.

  • Tu as eu ce que tu voulais, souffla Alrone sans laisser apparaitre ni émotion ni fatigue. M’entends-tu ?
  • Parfaitement, répondit la gamine en relevant brusquement la tête.

Elle se dégagea avant que l’alyv ait le temps de réagir. Dans un déchirement de tissus, elle laissa apparaitre une entaille au flanc que les plis trompeurs de ses vêtements trop amples avaient fait paraitre beaucoup plus sérieuse.

Elle pivota sur ses jambes, et asséna un coup de pied violent, non pas en direction de son adversaire, mais de son arme, toujours plantée dans l’écorce rigide de l’arbre. Elle y mit toute la force qui lui restait, rassemblant toute sa rage dans le choc de son talon contre la garde de l’épée. La lame se cassa à sa base avec un bruit métallique, laissant la mercenaire estomaquée avec une poignée d’épée brisée en main.

Elle fit suivre son coup de pied par une attaque de taille de son épée, visant le cou. L’alyv esquiva prestement, projetant brusquement son corps en arrière d’un mouvement instinctif. Elle réussit cependant à lui infliger une entaille peu profonde sur le cou, la première du combat. La mercenaire, dans son recul hâtif, percuta une racine et bascula en arrière. Malgré sa surprise, elle esquissa le geste de parer un dernier coup, mais son réflexe ne tint pas en compte l’absence de sa lame. L’épée de la gamine l’atteignit à l’épaule, répandant une vague de douleur que l’armure n’atténua pas assez pour lui éviter un cri de souffrance.

Ça y était : elle tenait sa victoire. Elle avait réussi à déstabiliser cet adversaire à la supériorité écrasante. Elle profita de l’étourdissement dû à la chute pour la maintenir à terre en plaquant son genou sur sa poitrine, immobilisant ses bras ; ceci, plus le poids de sa propre armure, la mettait totalement à sa merci.

  • Reculez ! cria-t-elle aux autres mercenaires, qui accouraient, armes au poing, au secours de leur camarade.

Ils stoppèrent leur course en voyant ce qu’elle faisait de ses mains. Elle avait placé son poignet sanglant juste au-dessus de la gorge blessée de l’Alyv, empêchant le sang de l’éclabousser de son autre main. Chacun d’eux le savait : le sang était toxique pour les Alyvs, dans les veines desquels ne coulait qu’un fluide incolore synthétique. Le contact de la blessure avec le sang qui s’accumulait dans le creux de la main de la jeune fille pouvait avoir de terribles conséquences pour leur camarade.

  • Laisse-la se relever ! cria l’homme au chapeau. Tu as gagné !
  • Allez-vous me donner ce que j’avais demandé ? leur lança-t-elle en appuyant bien sur chaque mot.

Ils attendirent un moment, aucun d’eux ne voulant admettre que l’honneur les forçait à lui céder une partie de leurs provisions. L’homme aux tatouages, celui que l’Alyv avait appelé Halek, triturait ses épées avec un mélange de colère et d’embarras. L’homme à la cape était resté loin de l’agitation, presque invisible à l’ombre de la forêt ; il gardait près de lui son tigre blanc, l’empêchant de foncer vers l’intruse agressive qui tenait entre ses mains la vie de leur acolyte.

  • Et qu’as-tu demandé ? demanda une voix grave provenant du campement.

Tous tournèrent la tête vers l’homme qui venait d’apparaitre à leur insu en profitant de la confusion pour atteindre le coin du campement où l’Alyv avait été vaincue. Il était de taille moyenne, svelte, habillé d’un pantalon de cuir et d’un pourpoint de maître d’arme. Âgé sans être vieux, son visage était étroit, aux pommettes marquées, les cheveux gris coiffés en arrière surmontant des tempes rasées et des oreilles ornées de boucles portant de petites plaques métalliques. Il portait une longue épée courbée engoncée dans un fourreau noir brillant, et sur son visage se dessinait un léger sourire, confiant mais néanmoins irrité. Il se dégageait de lui une aura calme mais redoutable.

  • Eh bien ? fit-il en direction de ses camarades. Vous vous battez contre des enfants, maintenant ? Et vous perdez ?

Il ne se départait pas de son sourire, mais ses mots étaient chargés de sévères reproches.

  • Vaughan… commença le géant à barbe noire.
  • Lâche-la, fit-il en direction de la jeune fille sans faire attention aux autres mercenaires qui le regardaient avec une gêne palpable. Tu l’as déjà vaincue plus que tu ne le crois.

Elle obéit à cet ordre sans y réfléchir. L’homme avait un charisme indéniable qui rendait toute contestation difficile.

L’Alyv se releva prestement, et, sans un mot, bouscula ses camarades pour se frayer un chemin vers le campement. Elle se dirigea d’un pas rageur vers sa tente, dans laquelle elle s’engouffra sans un mot, sans oublier de jeter à terre avec colère ce qui restait de son épée. L’attention se porta de nouveau sur l’homme qui venait d’apparaitre.

  • Alors, réponds, reprit-il. Qu’as-tu demandé ?
  • Des provisions, répondit-elle sans l’assurance dont elle avait fait preuve jusque-là. De la nourriture.
  • Normal, fit l’homme. Mais est-ce suffisant ? On ne pourra pas se séparer de grand-chose, et tu ne mangeras que quelques jours avec ça. Alrone est une combattante de premier ordre, et toi, gamine, tu l’as ridiculisée. Tu devrais demander plus.

Ses camarades le regardaient avec circonspection. Visiblement, ils ne comprenaient pas plus qu’elle où il voulait en venir.

  • Voilà ce que je te propose. Je suis moi-même un amateur de duels ; crois-tu que tu pourrais me tenir tête une minute ? Une seule ? Si tu y arrives, tu emportes l’intégralité de nos vivres et de nos ardents. Il y en a pour une fortune. Et tu vois mon épée ? – il brandit son fourreau face à lui – Elle sera à toi. Elle s’appelle Malarys ; crois-moi quand je te dis que c’est l’épée la plus précieuse au monde. Si tu la vends à la bonne personne, tu pourras vivre cent vies d’opulence. Tout ça pour une minute. Une minute de combat.

Elle le regarda sans savoir quoi répondre. Réalisait-il ce qu’il lui proposait ? Visiblement, les autres mercenaires avaient des doutes sur ce sujet, eux aussi. Certains essayèrent de s’exprimer. Il les réduisit au silence d’un geste furtif de la main.

  • Qui êtes-vous ? finit-elle par demander.
  • Je m’appelle Vaughan, répondit-il calmement. Il se trouve que je suis le chef de cette joyeuse troupe. Même si pour le moment j’en aurais presque honte.

Elle vit le malaise que cette déclaration provoqua dans les rangs des mercenaires.

  • Une minute, hein ? fit-elle. Je crois que je peux.

L’occasion était trop belle. Cet homme semblait confiant, mais il était moins impressionnant que certains de ses mercenaires. Il n’était pas tellement grand, ni tellement musclé. Et son épée avait l’air lourde. Une minute, c’était si peu… Sa victoire contre Alrone l’avait rendue plus confiante encore qu’elle ne l’était avant.

  • Très bien, répondit Vaughan. Alors, en garde.

Il tira son épée lentement. Elle resta fermement appuyée sur ses jambes, le sang coulant encore sur son poignet. Elle ne se risqua pas à l’attaquer sans avoir pu déterminer son plan d’action d’abord ; mais il ne semblait pas décidé à l’attaquer.

Il finit par avoir sorti entièrement sa longue épée de son fourreau, avec une lenteur infinie. Il la regarda quelques instants, puis, prenant appui sur ses deux jambes, il projeta son bras violemment vers le ciel et lâcha son épée. Elle s’envola en tournoyant à plusieurs mètres en hauteur, se détachant nettement sur le gris pâle du ciel.

Elle ne sut quoi penser de ce mouvement. Pourquoi avait-il lancé sa lame ? Mais l’instant qu’elle consacra à regarder l’arme voler dans les airs fut suffisante pour briser sa concentration. Quand elle reporta son attention sur son adversaire, une fraction de seconde après, il était trop tard ; il avait fait décrire à son fourreau un large arc de cercle au-dessus de sa tête, et l’abattit violemment sur son crâne.

Le choc du bois sur l’os produisit un bruit sec. Un bruit qu’elle ne put même pas entendre, car la violence du choc l’assomma instantanément. Deux secondes seulement après le début de leur duel, elle s’effondrait sur le sol, inconsciente.

Elle avait perdu.

Son univers fut longtemps constitué de lumières et de sons mêlés, voltigeant sans cesse dans un ballet aussi chaotique qu’incompréhensible. L’esprit embrouillé, elle nageait dans l’océan de l’inconscience, incapable de se situer dans un rêve oscillant vers le cauchemar. Des étoiles multicolores naissaient et mourrait dans des explosions lumineuses devant ses yeux, et des bruits saccadés et indistincts résonnaient dans sa tête, perdus dans un échange d’échos sans fin.

Puis, elle se réveilla.

Elle était allongée en position fœtale dans un vaste lit, couverte par des draps propres. Elle se trouvait dans une tente large dont elle n’apercevait que le plafond de toiles opaques dans sa position, trop faible qu’elle était pour tourner la tête. L’intérieur de la tente était baigné par la lumière douce de plusieurs chandelles. Elle ne savait pas combien de temps elle était restée inconsciente, mais la nuit était tombée entre temps. Elle sentait une bosse dure sur son crâne, là où Vaughan avait abattu son fourreau. Elle n’avait pas mal, n’était pas fatiguée, mais elle se sentait sans défense. Pour la première fois depuis la destruction de son village, elle avait la sensation de n’être rien de plus qu’une enfant perdue loin des siens. Une tristesse infinie s’empara d’elle.

  • Tu as tenu deux secondes, fit une voix. Pas terrible.

Elle tourna la tête si brusquement que son cou lui fit mal. La simple réalisation qu’elle avait dormie en présence d’un inconnu avait instantanément réveillé son esprit embrumé et mis ses sens sur le qui-vive.

La voix était celle de Vaughan. Il était assis seul à un bureau de bois léger, visiblement en train de rédiger quelque chose à la plume. Il lui tournait le dos. De toute évidence, la tente était la sienne.

  • Tes yeux et tes cheveux sont porteurs de mauvais souvenirs, continua-t-il sans faire attention à elle. Je ne savais pas qu’il était possible de survivre à la peste blanche. Est-ce cela qui t’a rendue hargneuse à ce point ?

Elle ne répondit pas. Au lieu de ça, elle s’assit sur le bord du lit, constatant que quiconque l’avait couchée dans ce lit ne lui avait laissé que le strict minimum parmi ses vêtements. Balayant la tente des yeux, elle n’aperçut son épée nulle part, mais celle de Vaughan était posée sur un présentoir de bois laqué près du lit, bien en vue. Elle se leva silencieusement, profitant que son interlocuteur ne la regardait pas.

  • Si tu cherches ton épée, c’est Rowan qui l’a gardée, fit-il comme s’il avait deviné ses pensées. Rowan, c’est le gars qui fait vingt têtes de plus que toi. Et n’imagines pas pouvoir soulever celle-là ; mes hommes m’assurent que ta vigueur les a étonnés, mais je crois qu’il y a des limites à tout.

Il pivota sur sa chaise pour poser sur elle le premier regard que son écriture ne monopolisait pas. Elle était debout au milieu de la tente, les jambes nues solidement posées sur un tapis moelleux aux motifs entrelacés. Elle n’avait pas perdue son attitude méfiante et le regardait avec un sérieux inébranlable.

  • Tu as survécue à la peste blanche. Survécue aux bandits, à la vie en forêt. Tu défies la meilleure combattante que je connaisse et tu la bats. Tu n’es pas une simple gamine, n’est-ce pas ?
  • Non, lui répondit-elle, laconique.
  • Et qui es-tu, toi qui n’es pas une simple gamine ?

Elle lui donna son nom. Il lui tourna de nouveau le dos et se remit à écrire.

  • Depuis combien de temps vis-tu seule dans cette forêt ?
  • Cinquante-cinq jours.
  • Cinquante-cinq jours… répéta-t-il. Et n’as-tu pas de parents ? Des frères et sœurs ?
  • La peste blanche.
  • Je vois. Les gens de ton village ne voulaient pas de toi parce que tu refusais de mourir de la peste blanche comme tout le monde, c’est ça ? Ils t’ont jetée dehors ?
  • Le Dieu-Roi a détruit mon village.

Il se tourna vers elle et la regarda dans les yeux avec une intensité qui la mit mal à l’aise.

  • Je rencontre beaucoup de voyageurs avec cette même histoire. Voilà un autre sort peu enviable auquel tu as échappé, dans ce cas. Tu as la peau dure.
  • Est-ce que je peux partir ?

Elle avait posé cette question d’un ton impérieux. Elle ne savait pour quelle raison il ne l’avait pas tuée ou au moins laissée inconsciente au milieu de la forêt après l’avoir vaincue, mais si elle était encore vivante, alors elle devait partir au plus tôt et oublier la honte d’avoir été battue si facilement après s’être comportée avec tant d’arrogance.

  • Partir ? fit Vaughan, l’air faussement étonné par sa requête. Je ne préfèrerais pas. Enfin, si tu veux nous quitter, tes affaires sont à l’entrée de la tente et Rowan doit être dehors avec ton épée. Tu peux aussi prendre les provisions que tu as gagnées contre Alrone.

Elle commençait déjà à se diriger d’un pas pressé vers l’ouverture de la tente, que des étoffes croisées maintenaient fermées.

  • Néanmoins, continua Vaughan, tu pourrais aussi choisir de rester avec nous.

Elle se retourna pour lui faire face. Il la regardait, assit immobile sur sa chaise, les mains posées paisiblement sur ses accoudoirs.

  • Pourquoi voudrais-je rester ? lui demanda-t-elle sur un ton de défi.
  • Pour ne pas devenir une bête sauvage.

Elle ne reprit pas sa marche vers la sortie. Elle se contenta de le regarder, le regard partagé entre la défiance et l’incompréhension.

  • Une bête ?
  • Je sais ce que c’est, tu sais, lui lança-t-il avec un air sérieux qu’elle n’avait encore jamais vu sur son visage. J’ai été à ta place. Seul, au milieu de nulle part, pendant des jours et des jours, après avoir fui là où je croyais autrefois être chez moi. Quand on sait se servir d’une épée et qu’on a un don pour survivre, il est aisé de se sentir invincible, n’est-ce pas ? De penser qu’on peut vivre éternellement de cette façon, sauvage, en ermite ? C’est ce que tu penses, je me trompe ?

Elle ne répondit pas, mais il avait vu juste.

  • Sauf que ça ne fonctionnera pas. Si tu restes seule contre le monde entier, tu finiras morte dans le meilleur des cas. Dans le pire des cas, tu deviendras une bête sauvage, un monstre. Tu finiras par ne plus faire la différence entre survie et violence. Ta vie sera totalement détachée de toute morale et de tout dégoût. Tu n’auras plus de limites, et loin de le déplorer, tu croiras que c’est ce qui te rend forte. Mais c’est faux. L’humain est défini par ses limites ; sans elle, il ne peut plus être personne, et il est condamné à se perdre définitivement. Dis-moi, qu’as-tu ressenti quand tu as tué ces hors-la-loi et décapité l’un d’entre eux ?
  • Vous pensez que ça m’a dégoutté ? Je n’ai rien ressenti. Ils m’avaient attaqué ; c’était eux ou moi.
  • Et qu’aurais-tu ressenti si tu avais eu besoin de faire cela il y a cinquante-six jours ?

Elle aurait été incapable de le faire, quelle question ! Mais c’était avant sa rencontre avec le Dieu-Roi et son exil forcé. Tout avait changé depuis. Voulait-il lui faire comprendre à quel point le changement qui avait été opéré en elle avait été rapide ?

  • Ça ne veut rien dire, pour toi, hein ? demanda-t-il. Tu crois que j’essaie de te manipuler.
  • Vous n’êtes pas devenu un monstre, vous.
  • Nous n’avons échangé que quelques mots, et je t’ai fait mordre la poussière sans aucun remord. Tu penses déjà pourvoir tirer cette conclusion ? Bien sûr que je suis un monstre. Mais un monstre civilisé. C’est très différent. Si tu te détaches trop des implications de tes actes, tu te contenteras de survivre, sans vivre pour autant. Ta vie n’aura aucun intérêt, et ne sera que sang et sueur.
  • Et que comptez-vous y faire ?
  • Je te l’ai déjà dit. Tu peux partir et devenir une bête sauvage, ou rester ici et développer tes talents.
  • Quel intérêt auriez-vous à me garder ?
  • Ne sois pas stupide. Nous sommes un groupe de mercenaires. Tu es visiblement douée d’un instinct de survie hors norme et de capacités innées à l’épée. Je ne crois pas me tromper en disant que tu n’avais jamais porté d’épée avant de quitter ton village ?

Elle resta silencieuse. Pourquoi resterait-elle avec eux ? Ils la haïssaient probablement tous, au vu de la façon avec laquelle elle les avait défiés et insultés.

  • Tu me rappelles quelqu’un que j’ai connu, lui dit Vaughan. Fière et effrontée. Ça, ce ne sont pas des défauts dont je veux te débarrasser. Mais crois-moi, je sais voir le potentiel chez ceux à qui je propose une place dans ma troupe. Je ne me suis jamais trompé sur les autres. Voilà ce que je te propose : restes avec nous. Tu seras libre de partir. Nos armes sont tes armes, notre nourriture est ta nourriture, et mes camarades sont tes camarades. Si tu arrives à gagner notre confiance, tu resteras.
  • Et si vous n’arrivez pas à gagner ma confiance ?
  • Ta confiance est sans intérêt pour toi. Tu t’apercevras vite que la confiance que tu portes aux autres est négligeable ; la vraie richesse est la confiance que les autres te portent, car dans notre ligne de métier, c’est la chose la plus primordiale ; si difficile à gagner, si simple à perdre... Si je te dis qu’après avoir gagné notre confiance, tu resteras, c’est parce que d’ici-là, tu auras compris que je te dis la vérité. Et cette confiance que tu auras gagnée, tu ne voudras en aucun cas la perdre en nous tournant le dos, parce que ce sera ce que tu possèdes de plus précieux. Tu t’y accrocheras de toutes tes forces, et à ce moment-là, tu feras vraiment partie de la troupe. Veux-tu parier que j’ai raison ?
  • J’ai essayé de parier avec vous. On ne m’y reprendra pas.

Vaughan lui sourit gentiment. La vitesse avec laquelle elle s’était attachée à cet homme l’effrayait.

  • J’ai besoin de devenir plus forte, lui dit-elle.
  • Tu seras plus forte que l’homme le plus fort du monde, lui répondit-il avec un air sérieux.
  • Ça ne sera pas suffisant.

Il posa sur elle un regard perçant, le même qui l’avait déjà rendue mal à l’aise un peu plus tôt.

  • À quel point désires-tu accroitre ta force ?
  • Je veux tuer Thorsfeld.

Et voilà. Elle l’avait dit. Elle ne savait pas si elle lui avait avoué son vœu le plus cher car son discours avait gagné sa confiance, ou si elle avait trop parlé par inadvertance. Elle attendit qu’il se mette à rire d’elle. Mais il ne rit pas.

  • Tuer le Dieu-Roi, marmonna-t-il. C’est une envie que je peux comprendre, mais qu’est-ce qui te fait croire que c’est possible ?
  • Rien. Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas essayer. Et si c’est du suicide, tant pis. Je comprendrais que vous ne vouliez plus de moi dans votre troupe.

Vaughan resta silencieux quelques instants. Il avait croisé ses mains et les gardait pressées contre ses lèvres, les coudes posés sur les accoudoirs de sa chaise. Dans cette position, il donnait l’image d’un vieux sage en train de réfléchir. Il finit par reprendre la parole.

  • Quand j’étais plus jeune, dit-il, j’avais un ami. Il était loin d’être stupide, bien au contraire : il était déjà à l’époque plus vif d’esprit que je ne le serais jamais. Cet ami était roi. Et il me dit un jour « Vaughan, tu me connais, maintenant. Tu sais que je suis faible. Je ne sais pas me battre, mes notions de stratégie prennent la poussière dans des livres, et je n’ai pas le charisme que mes hommes attendent. Mon pouvoir est négligeable, je ne suis que l’héritier du plus insignifiant des six royaumes. Ma richesse ferait rire les souverains des royaumes voisins, et je ne parle même pas de mes armées. Et malgré tout cela, je te le dis : dans quelques années, je serais assis sur un trône autour duquel les cinq autres rois seront agenouillés. Reste à mes côtés, et contemple-moi tenir cette promesse. » Ainsi parlait celui dont j’étais le maître d’arme, Samahl Enerland. Son nom doit te dire quelque chose.
  • Vous étiez le maître d’arme de l’Empereur ?
  • Exact. Comprends-tu pourquoi je ne ris pas de ce destin que tu t’imposes ?
  • Dans ce cas, m’y aiderez-vous, si je viens avec vous ?
  • Uniquement si je n’arrive pas à te convaincre d’abandonner.
  • Vous pouvez essayer.

Elle s’aperçut que sur ses lèvres s’était dessiné son premier sourire depuis des lustres. Elle n’avait pas remarqué que sa tension et sa méfiance avaient toute deux disparues au cours de leur discussion. Vaughan se tourna de nouveau vers sa plume et son parchemin.

  • Dans ce cas, nous ne sommes plus les Neuf de Vaughan, mais les Dix de Vaughan. Je vais laisser Lyn t’introduire parmi nous.

Se tournant, elle se retrouva face à face avec la jeune fille noire qu’elle avait aperçu plus tôt, en s’approchant du campement, et qui était restée silencieuse pendant son combat contre l’Alyv. Elle ne l’avait pas vue pénétrer dans la tente. Elle la suivit à l’extérieur, laissant Vaughan seul dans sa tente, déjà absorbé par son travail.

La raison pour laquelle Vaughan l’avait confiée à Lyn était évidente ; elles étaient sensiblement du même âge, et Lyn dégageait une énergie joyeuse et une gaieté qui mettrait n’importe qui en confiance instantanément. Pourtant, la différence de caractère entre les deux jeunes filles était palpable ; la plupart des questions de Lyn se heurtèrent au mutisme obtus de sa nouvelle camarade. C’était comme si sa conversation avec Vaughan avait consommé toutes les paroles dont elle était capable.

Elle ne fut pas plus loquace avec les autres membres de la troupe. De fait, un seul mot passa la barrière de ses lèvres le premier soir, et ce fut son nom. Voilà la seule information dont durent se contenter les autres mercenaires, d’autant qu’apparemment, Vaughan n’avait informé personne de sa décision d’ajouter un membre à sa troupe.

Les premiers jours furent presque dénués de moments où elle s’éloignait de Lyn. Elles dormaient dans la même tente, et ce fut entre elles que les premiers dialogues furent échangés. Peu à peu, les mots se délièrent dans la gorge de la nouvelle arrivante, posant les prémices de vraies conversations. Elle débarquait comme un cheveu dans la soupe dans une troupe soudée depuis des années, et bénéficiait de la pire introduction imaginable. Lyn lui présenta les autres membres de la troupe, un à un ; elle apprit à les connaitre et à ne pas se méfier, un apprentissage de l’autre qui se fit dans les deux sens.

Il y avait Lyn, tout d’abord, gaie et ouverte, qui s’était attachée à elle dès le début, sans qu’elle puisse savoir s’il s’agissait d’une attirance spontanée ou une simple réponse à une demande de Vaughan. Comme sa peau noire l’indiquait, elle était originaire de Nornfinn ; elle avait été recueillie par Vaughan après avoir fui la guerre qui ravageait depuis des années la bordure de l’Empire, entre Hindenland et Nornfinn. Elle semblait fascinée par la survie de sa camarade à la peste blanche et sa rencontre avec le Dieu-Roi ; très vite, les deux gamines furent liées par une indéfectible amitié.

L’Alyv que Freya avait vaincue à son arrivée s’appelait Alrone. Autrefois aide de camp de Vaughan, elle l’avait suivi lorsque ce dernier avait quitté l’armée pour devenir mercenaire errant ; sa mort était antérieure à la formation de la troupe, et la plupart de ses camarades ne l’avaient jamais connu avant sa transformation en Alyv. Austère, rigoureuse et disciplinée, elle était considérée par beaucoup comme la bretteuse la plus compétente des Neufs, et vouait à son honneur une passion sans égale, ce qui expliquait la réaction extrême qui avait succédé à sa défaite du premier soir. Après cet évènement, elle n’avait pas quittée sa tente pendant trois jours, trop honteuse pour se montrer face à ses camarades, et elle resta toujours la plus rétive à l’intégration de la nouvelle arrivante, sa principale et seule opposition dans la troupe, même bien après qu’elle ait été acceptée par le reste des mercenaires.

Le géant à barbe noire s’appelait Rowan. Tout comme Alrone, il était sous les ordres de Vaughan pendant la guerre de conquête, et avait fondé la troupe de mercenaires à ses côtés. Cet homme au physique démesuré était un rempart auprès duquel il était rassurant de se retrouver lors des combats, lorsqu’il agitait avec aisance une hache que personne à part lui n’aurait pu soulever. Ancien forgeron, il était assigné à l’entretient des armes de la troupe, tâche à laquelle il se livrait tantôt avec entrain, tantôt avec une mauvaise humeur bougonne, laissant son humeur varier avec une fréquence dont ses compagnons s’étaient accoutumés.

Halek et Klov étaient frères ; leurs cheveux blonds étaient cependant leur seul point commun. Le premier, ancien soldat et tête brûlée attirée par le combat, était de ceux qui considéraient qu’une existence dédiée à ses fonctions les plus primaires était le destin le plus enviable qui soit. Personne ne l’avait jamais vu porter le moindre vêtement au-dessus de la ceinture, sans pouvoir déterminer précisément s’il ne ressentait pas le froid ou s’il était seulement fier d’exhiber les écritures tatouées sur sa peau. Le second était aussi pondéré et calme que son frère était exalté. Klov était sans aucun doute le moins doué l’arme à la main, mais cette faiblesse était largement compensée par le fait qu’il semblait capable de tout le reste. Médecin, herboriste, cuisinier, il était aussi le scribe du groupe entier.

L’homme au chapeau se nommait Mars, et son couvre-chef était la réminiscence de son passé de prêtre d’Addaltyn, fonction qu’il avait abandonné pour se lancer, arbalète à la main, dans une carrière diamétralement opposée, que des années à côtoyer les collaborateurs de la Guilde Écarlate lui avaient suggérée. Le chapeau ne l’avait pas quitté, de même que le livre religieux dont il se déparait rarement, car malgré sa lassitude face aux offices de l’Église du Temps, aux procédures interminables et aux heures passées à écrire l’histoire détaillée de sa petite ville, sa foi envers Addaltyn demeurait intacte.

L’animal attitré du groupe s’appelait Java. Ce tigre blanc impressionnant mais docile était le partenaire de l’homme à la cape blanche, Levironos, ‘Levi’, qui avait fini par montrer son visage à la nouvelle arrivante. D’après Lyn, il avait été le premier nom de la Liste Rouge quand il était chasseur de prime solitaire, quelques années avant. Il avait plusieurs fois décliné l’invitation de Vaughan à rejoindre sa troupe, avant de céder après une mission ratée qui l’avait laissé aux frontières de la mort. Levi était doté d’une personnalité à double facette ; lui et Java étaient doués d’une furtivité sans faille, et il était probablement le meilleur archer de Dromengard. Lyn disait souvent qu’il serait capable de faire disparaitre une armée entière à lui seul sans que ses victimes elles-mêmes s’aperçoivent de ce qui leur arrivait. Pourtant, au milieu de ses camarades, après une mission, il était doté d’une introversion handicapante et d’une étonnante maladresse.

L’homme qui était resté calmement assis en tailleur, regardant le combat contre Alrone de loin, s’appelait Adol. Sombre de peau et de caractère, il ne se séparait jamais de sa claymore. Étant loin d’être bavard, peu de ses camarades pouvaient se vanter de savoir beaucoup de choses sur lui ; personne ne pouvait dire pourquoi il avait une cicatrice qui s’étalait sur la moitié de son visage, rendant sa peau plus noire encore. Il se déridait seulement lors des célébrations, lorsque l’alcool coulait à flots autour du feu.

Et bien sûr, il y avait Vaughan. Le chef charismatique du groupe jouissait d’un profond respect auprès des autres mercenaires, qui lui vouaient une confiance totale pour mener la troupe. Épéiste et maître d’arme exceptionnel, il avait été l’allié le plus proche de l’Empereur Enerland lors de la guerre de conquête, avant de quitter la tête des armées impériales une fois ce dernier sur le trône. Lyn ne savait pas pourquoi un tel personnage avait choisi une existence d’errance plutôt que d’honneur au sein de l’Empire, mais aucun d’eux n’aurait voulu discuter les choix d’un chef aussi adulé.

Les jours passèrent, puis les mois ; chaque fois que le soleil chassait la nuit, elle connaissait un peu plus ses nouveaux camarades. Peu à peu, une confiance réciproque s’installa, et elle put constater que Vaughan avait dit vrai ; alors qu’elle se forçait, au début, à trouver des prétextes pour ne pas s’attarder parmi eux, elle ne put rapidement plus imaginer les quitter, car cette confiance mutuelle qui s’était installée avait éclipsé son désir de solitude.

Bientôt, plus personne ne se souvint que les Dix de Vaughan avaient autrefois été neuf.

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