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Chapitre 26
Un trou dans l'intrigue
Ark referma légèrement le livre blanc, retenant de nouveau d’un doigt la dernière page qu’il avait lue, et se frotta les yeux, que des heures de lecture avaient rendus douloureux. Il avait tourné des dizaines de pages, énumérant à voix haute une multitude de faits rédigés automatiquement dans l’ouvrage. Pas une seule fois depuis sa dernière interruption il ne s’était arrêté de lire. Thorsfeld avait écouté silencieusement le déballage d’une vaste partie de la vie de Freya. Les yeux fermés, la tête reposant sur ses mains croisées, il faisait preuve d’une patience et d’une attention dont Ark n’avait jamais été témoin. Le Prince de Nornfinn se demanda même si son compagnon de lecture ne s’était pas simplement endormi. Il n’en était rien, car quelques secondes à peine après l’arrêt de sa litanie biographique, l’ex-Dieu-Roi fit de nouveau usage de ses cordes vocales, avec la voix enrouée de celui qui s’est abstenu de s'exprimer pendant des heures.
Thorsfeld tentait de continuer à faire croire que la vie de Freya ne l'intéressait pas au-delà de la partie qu'il attendait, mais c'était évidemment faux. Il avait écouté sans broncher toute une partie sans rapport avec son épée. La vérité, c'est que malgré la haine qu'il vouait à son adversaire de toujours, il ne pouvait s'empêcher d'être fasciné par son cheminement, et la façon dont sa colère avait fait d'elle une combattante assez puissante pour tuer un Dieu tout puissant.
L'ex-Dieu-Roi referma les yeux ; une fois de plus, Ark reprit sa lecture d'une voix fluide.
Le chariot avançait paisiblement sur la route forestière, faisant résonner les bois du rythme constant des sabots claquant sur les pavés gelés. Depuis des heures, les arbres blanchis par la neige succédaient aux falaises givrées et aux rivières pétrifiées par la glace. Le paysage défilait sans fin, dans toute sa beauté figée par le froid, laissant la roulotte avancer sans lui imposer le moindre obstacle. La mission se déroulait sans accroc.
Elle était assise à l’avant du chariot, les bras croisés en position d’attente, ses yeux oranges parcourant l’immensité de la forêt pour essayer d’y apercevoir un signe de vie ; une recherche permanente qui n’avait jusque là débusqué que de petits animaux. À côté d’elle, Mars conduisant la roulotte silencieusement, ayant posé son éternel livre de prière entre eux deux ; pour une fois, il ne pouvait pas passer l’intégralité du voyage à réviser ses incantations mystiques. Il se contentait seulement de refermer machinalement son manteau de cuir épais de temps à autres, ou d’ajuster son chapeau sur son front, combattant comme il le pouvait le froid sec qui assaillait sa peau. Autour du chariot, Halek et Adol suivaient la marche sur leurs montures. Halek chantonnait un air grivois en tentant d’entrainer ses compagnons dans la chanson, mais aucun d’eux n’était réceptif aux paroles ; surtout pas Adol, qui restait immobile sur sa selle en somnolant, comme il avait l’habitude de le faire lors des voyages à cheval.
Le convoi avançait tranquillement, mais aucun d’eux ne relâchait leur attention, bien au contraire ; en mercenaires chevronnés, ils savaient tous que d’éventuels bandits ne sortiraient pas de nulle-part, et que les chances d’en rencontrer augmentaient avec la proximité d’une ville. Tous gardaient une proximité accrue avec leurs armes.
Mars profita de ce début de conversation pour discuter, et couvrir ainsi la chanson qu’Halek fredonnait avec une ardeur passionnée.
Hilarité générale.
Cette fois, même Adol eut un rire étouffé. Pointer ainsi une faiblesse imaginaire chez Alrone, qui était un modèle d’impavidité…
Mais cet échange de piques fut de courte durée ; au détour d’un virage, les arbres dévoilèrent un groupe de cinq hommes armés, placés derrière un tronc arraché bloquant la voie. L’ambiance se transforma instantanément au sein du groupe de mercenaires, trop habitué à ce genre de rencontre pour ne pas s’apercevoir en un coup d’œil que les bandits qu’ils avaient attendus pendant tout leur voyage avaient finalement décidé de se montrer. Le convoi s’arrêta lentement face à eux.
Les hors-la-loi eurent l’air décontenancé. De toute évidence, ils ne s’attendaient pas à tomber sur un groupe de mercenaires habitués aux travaux d’escorte, qui avaient vus avant eux des dizaines de groupes hostiles bien plus effrayants.
Il n’avait aucun contrôle de la situation, et lui et ses hommes en avaient conscience. Aucun des Dix de Vaughan n’abandonna son poste en réponse à son ordre impérieux.
Elle vit à leur visage figé dans une expression stupide qu’elle avait raison.
L’intéressé lança un regard interloqué ses compagnons ; une seconde plus tard, une flèche, décochée d’un point inconnu caché dans les ombres de la forêt, se fichait dans le cou de son voisin, l’envoyant bouler en arrière comme un pantin désarticulé. La jeune fille fit une grimace et se tourna vers la forêt, jetant avec ses yeux orange un regard scandalisé vers le point d’origine de la flèche.
La stupeur provoqua une réaction imprévue chez le chef des voleurs : se retournant et sans même prendre la peine de viser, il actionna son arme dans un mouvement qui tenait plus du réflexe maladroit que d’une attaque en règle. La balle de plomb alla se perdre très largement à côté de sa cible, mais elle blessa au passage un des chevaux à l’encolure. L’animal se cabra, brisant dans son mouvement de panique une partie de l’attelage. Malgré les tentatives désespérées de Mars pour soumettre la bête en tirant impérieusement sur les rênes, il s’élança en avant, galopant dans une fuite bruyante, entraînant avec lui le second cheval et la roulotte, qui subit alors une accélération subite.
Le chariot, tiré par un animal incontrôlable, fonça vers le brigand au fusil et, juste retour des choses, le renversa en arrière, l’écrasant avec un bruit de craquement sinistre. Ses compères eurent un léger sursit, se faisant simplement éjecter sur les côtés, avant d’être fauchés par Halek et Adol, lancés à la poursuite du chariot.
Mars tirait de toutes ses forces sur les mors du cheval en furie, mais l’énergie du désespoir ne fut pas suffisante ; la roulotte finit par buter sur le tronc abattu sur la route, projetant à terre l’infortuné conducteur dans un cahot soudain. Sa voisine eut seulement le temps de lui lancer son arbalète alors qu’il se relevait, le manteau couvert de neige. Désormais, elle était seule face aux bêtes rendues folles par les bandits. Il fallait arrêter le chariot.
Son sang ne fit qu’un tour, et elle agit avec des réflexes que des années d’entrainement physique et d’expérience avaient affutés comme des couteaux neufs. En un instant, elle s’était placée là où son compagnon se trouvait quelques secondes auparavant, et avait saisi les rênes, poursuivant ses tentatives acharnées de calmer les chevaux. Mais ces derniers refusaient obstinément de plier à sa volonté, et tout ce qu’elle pouvait faire, c’était guider maladroitement la roulotte alors qu’elle suivait la route à une vitesse folle, dans un mouvement de panique désordonné. Halek et Adol s’étaient lancés à sa poursuite, mais plus de bandits attendaient plus loin ; surpris par la tournure de la situation, ils s’appliquèrent à attaquer les cavaliers plutôt que le chariot qu’ils ne pouvaient arrêter. Rapidement, des brigands montés se joignirent au combat, créant une mêlée chaotique dans laquelle furent pris les mercenaires à cheval ; Halek et Adol frappaient en tous sens de leurs épées, et seules quelques flèches tirées avec une précision terrifiante trahissaient la présence de Levi. Rapidement, le combat s’éloigna jusqu’à devenir une simple rumeur furieuse au loin, alors que le chariot continuait sa folle chevauchée.
Elle tirait de toutes ses forces sur la bride, mais rien à faire : les chevaux continuaient leur course. Ses efforts finirent même par faire rompre le cuir des rênes, qui se cassèrent en leur centre dans un claquement sec. Elle se retrouva sur les fesses à l’arrière de la roulotte, projetée sous la capote, entre Lyn et leur client affolé qui s’accrochait comme il le pouvait à ses piles d’étoffes.
Elle enjamba de nouveau le siège du conducteur pour ressortir ; là, elle s’aperçut que la roulotte était encadrée par deux brigands montés qui s’étaient joints à la poursuite, et tentaient visiblement d’atteindre les rayons de bois des roues avec leurs lances. S’ils parvenaient à les briser, la roulotte serait définitivement arrêtée, et deviendrait une cible facile, sans parler du choc qu’induirait l’accident. Elle se tourna en un instant vers le bandit à sa droite et, dégainant sa lame dans un geste fluide à la façon d’Alrone, elle fit plonger sa pointe dans le crâne du malandrin. Elle sentit la chaleur de dizaines de gouttes de sang poisseux qui vinrent consteller son visage, alors que l’homme en face d’elle s’effondrait dans une gerbe écarlate, disparaissant avec sa monture dans un cri guttural que le claquement des roues estompa bientôt.
Elle se retourna juste à temps pour identifier d’un coup d’œil une lance qui se précipitait vers son visage ; d’un revers d’épée, elle eut seulement le temps de dévier la lame que le second bandit avait projeté de toute sa force, et qui vint arracher un morceau de bois du chariot, qui éclata dans un nuage d’échardes. Elle se retrouva à terre, le bras engourdi par le choc ; l’homme ramena sa lance à lui et s’apprêtait à attaquer de nouveau lorsqu’un éclair blanc vint le faucher dans un rugissement, emportant homme et monture dans un happement foudroyant qui tira au brigand un simple hoquet de surprise. Il roula dans la neige que son sang éclaboussa alors que Java, le compagnon félin de Levi, seul capable de rattraper la roulotte à cette vitesse, mettait fin à sa vie de rapine d’un seul coup de mâchoire.
Le chariot, débarrassé des brigands et de leurs montures, continua à foncer à travers la forêt, arrosé par la neige tombant à gros flocons. Enfin, les chevaux ralentirent, effrayés par la falaise à pic qui s’ouvrait devant eux, impressionnant affleurement rocheux qui dégringolait jusqu’à un lac gelé, une vingtaine de mètres en contrebas. Les bêtes modifièrent leur course pour longer le ravin, emportant avec eux le chariot dont les roues évitèrent de justesse le gouffre. La route continuait ensuite, longeant la falaise avec une proximité effrayante ; le chariot sur la bonne voie, les chevaux semblant se calmer, elle se permit enfin de penser que l’attelage fou allait de nouveau devenir contrôlable.
C’est ce moment que choisit une des roues pour butter contre une pierre, provoquant sur le chariot un sursaut tel que sa conductrice, peinant encore à se relever après le choc de l’attaque, fut projetée violement en l’air.
Elle sentit son corps décoller vers le ciel, se détacher du chariot qui continuait sa course sur la route pavée. Le temps sembla ralentir et elle se vit, impuissante, remuer des bras et des jambes dans l’espoir vain d’attraper une aspérité de la roulotte, un morceau de bois, une lanière de cuir volante, n’importe quoi qui puisse la retenir. Mais ses mains ne rencontrèrent que l’air, et elle sentit son corps basculer lentement, inexorablement, vers le vide qui s’ouvrait derrière elle. Elle ne sut pas si Lyn avait poussé le cri de surprise qu’elle entendit à cet instant, ou si elle l’avait imaginé. Avant qu’elle ait pu réaliser pleinement ce qui lui arrivait, elle ressentit un choc douloureux à l’épaule, alors qu’elle butait contre le bord de la paroi. Elle fut repoussée plus encore vers le vide, et tomba pendant une seconde ou une éternité, pantin désarticulé dévoré par le vide, gesticulant comme pour s’agripper à l’air qui lui léchait le visage.
Et puis soudain, il n’y eut plus de vide, mais seulement la surface gelée du lac, avec laquelle elle entra en collision si violemment qu’elle crut sentir tous ses os exploser. La glace, cependant, était moins résistante qu’elle, et la douleur fit place à une vague gelée qui l’engloutit toute entière. Partagée entre les tourments de son corps meurtri et la morsure de l’eau glaciale, elle ne put plus rien voir, plus rien entendre ni ressentir. Elle avait pénétrée violemment dans un monde empli d’un néant indolent, et elle ne put que se laisser couler, corps et âme, vers les ténèbres humides des profondeurs.
Elle ne sut pas combien de temps s’était écoulé, mais lorsqu’elle reprit connaissance, elle se trouvait dans un endroit qui n’avait rien à
Ark tendit le livre devant lui, le tenant ouvert à deux mains, pour bien mettre en évidence ce qui manquait dans le livre. Et en effet, son compagnon de lecture put s’apercevoir qu’un feuillet entier de pages avait été arraché, laissant un trou béant dans le livre, et stoppant net la partie qu’ils étaient en train de lire.
Et il avait raison. À sa grande déception, il n’apprendrait pas de ce livre la façon dont Freya avait trouvé sa fameuse épée, ni comment elle l’avait retrouvé et détruit, tout simplement parce que quelqu’un avait supprimé ces parties du livre. Qui pouvait avoir censuré l’ouvrage de cette façon ? Bien sûr, il pensa immédiatement à Freya, mais c’était impossible ; même si elle avait trouvé le livre – et rien ne laissait croire qu’elle ait pénétrée dans la salle du trône – elle aurait été incapable de trouver la partie à supprimer, puisqu’elle ne savait pas lire. Alors ça ne pouvait être que…
C., évidemment ! Maintenant qu’il y repensait, Thorsfeld se souvint de ce qu’il avait fait lors de leur conversation qui avait eue lieu dans cette salle même. Lorsqu’il était arrivé, le vieil homme était assis, et il lisait ce livre. À la fin, il avait lancé tout un feuillet de papier par une des fenêtres pour s’en débarrasser. Comment avait-il pu oublier ce geste ? La réponse était déroutante de simplicité : à ce moment-là, il n’avait aucune idée de ce que contenait le livre. Ce geste ne signifiait rien pour lui, il ne savait même pas que l’ouvrage faisait partie des siens, et il était trop estomaqué par la présence de C. pour s’attacher à ses moindre geste.
Il fulminait intérieurement. Ah, il pouvait imaginer à quel point ce vieux fou avait dû se délecter de son geste, se débarrassant de ces informations critiques devant ses yeux sans même qu’il puisse comprendre ce que cela impliquait. Il avait dû adorer faire quelque chose d’aussi énorme impunément. Si C. s’était trouvé face à Thorsfeld à cet instant, ce dernier l’aurait volontiers mordu à la gorge.
Mais il était évident qu’il savait, un enfant s’en serait rendu compte. Il bouillait de rage et tournait en rond devant son trône comme un damné.
Il perdait totalement contrôle de lui-même, rejetant sur le monde entier la rage qu’il avait accumulée envers C. Ark le regardait avec circonspection, tenant impuissamment le livre tronqué entre ses mains.
La voix de Freya attira leur attention vers l’entrée de la salle du trône. Elle était là, encadrée par les lourds battants de la porte, posant sur eux, au loin, un regard dénué d’émotions. Elle s’approcha en marchant posément, le bruit de ses talons sur le marbre résonnant avec un rythme d’une régularité parfaite. Thorsfeld et Ark s’étaient tus, laissant mourir les derniers échos des cris exaspérés de l’ex-Dieu-Roi.
Arrivant à hauteur du trône, elle lança son bras en avant et arracha le livre des mains d’Ark. Elle jeta un coup d’œil à la couverture, sans dire un mot.
En guise de réponse, elle se tourna vers lui subitement et lui envoya un violent coup à la joue avec le livre qu’elle serrait fermement des deux mains, faisant reculer l’ex-Dieu-Roi sous la violence du choc. Avant que ce dernier ait pu réagir, elle prit son élan et lança l’ouvrage de toutes ses forces en direction d’une des fenêtres qui entouraient le trône, à travers laquelle il se perdit à tout jamais.
Le livre définitivement mis hors de portée de Thorsfeld, elle se tourna de nouveau vers lui, et l’attrapa au col ; avant qu’il ait le temps de lui opposer plus qu’un regard paniqué, elle le souleva avec une facilité déconcertante et le positionna au dessus du gouffre lumineux qui entourait la plate-forme, le portant à bout de bras de telle façon qu’il était incapable de faire autre chose que gesticuler pitoyablement, lié au sol seulement par la pointe des pieds ; dans tous les cas, même s’il parvenait à se libérer de la prise solide de Freya, il tomberait dans les profondeurs inconnues de sa propre salle du trône.
Et sur ces mots, déclamés avec une voix pesante comme du plomb, elle se retourna, et le lâcha.
Thorsfeld se sentit partir en arrière ; il eut la sensation que son cœur faisait du saut à l’élastique dans sa poitrine. Il battit des bras, tendit les mains vers Freya en vain, uniquement capable de la voir s’éloigner de lui alors qu’il basculait dans le vide. Il ne dut son salut qu’à Ark, qui s’approcha et l’attrapa fermement par le col alors que ses pieds commençaient à perdre contact avec le rebord. D’un geste brusque, le Prince ramena Thorsfeld vers lui et le posa à terre, où il s’étendit, tâtant des mains la solidité rassurante du marbre, le souffle lourd et saccadé. Ark se tourna vers Freya qui s’éloignait vers la porte d’un pas assuré.
Elle laissa derrière elle une salle emplie d’un silence seulement brisé par les halètements de Thorsfeld. Ce dernier finit par retrouver sa contenance et se releva, restant néanmoins assis à terre à côté de son trône, où il avait quelques minutes auparavant écouté l’histoire de Freya.
Ark acquiesça sans dire un mot. Il ramassa le livre écarlate qu’il avait amené avec lui et le coinça sous son bras.
Il se dirigea vers la porte, laissant Thorsfeld seul avec lui-même.
Le dîner fut dénué de toute chaleur. Freya ne se montra pas de la soirée, sans que personne sache où elle se trouvait. Adda et Edda clamèrent ne pas avoir eu l’occasion de lui apporter de nourriture. Quand à Ark, il passa le repas à négliger son assiette, le regard fixé sur le papier parcheminé du registre de la guilde écarlate, parcourant en silence des centaines de lignes de comptes soigneusement compilés avec toute la rigueur qu’on attendait d’un fidèle d’Addaltyn. Sa recherche ne donna rien de la soirée, ce fût à peine s’il tomba sur quelques contrats dignes d’intérêt ; il remarqua cependant un grand nombre de primes attribuées à Hel, dont la carrière sans faille émaillait le registre de la Guilde et justifiaient sa place sur la Liste Rouge. Le rappel de l’existence du mercenaire jeta un malaise sur la table du dîner ; son corps n’ayant jamais été retrouvé malgré les recherches successives d’Ark et Freya, chacun craignait de le voir reparaitre lorsqu’ils s’y attendraient le moins.
Thorsfeld avala son dîner, souhaita une bonne nuit à Ark, qui lui adressa un simple signe de main négligé. Il laissa derrière lui le Prince penché sur son livre, entouré du halo lumineux des chandelles qui continuaient sans se lasser leur ballet aérien.
Les évènements de la journée avaient presque réussis à lui faire oublier la raison pour laquelle il lui tardait de se coucher : cette nuit, il aurait peut-être la confirmation de son incapacité à retourner dans le monde réel. Se réveillerait-il à Paris, ou ferait-il un de ces rêves incompréhensibles dont le commun des mortels faisait l’expérience chaque nuit ?
Ce fut la seconde option qui se produisit. Il se réveilla en pleine nuit, le corps couvert de sueur, sortant de ce qu’il pouvait considérer comme le premier véritable cauchemar de sa vie : toujours ces songes indescriptibles, ces visions fixes d’un panorama blanc, ces chuchotements étouffés, trop distant pour être compris mais trop proches pour être ignorés, le tout baigné par le voile flou du rêve. Jusque-là, rien de bien différent de la nuit précédente, à part peut-être une netteté un peu supérieure dans les visions et les sons perçus. Mais à un certain moment, il avait clairement vu le visage de C. qui s’approchait de lui. Il le voyait face à lui et tout les souvenirs du vieil homme lui revinrent à l’esprit ; son humour moqueur, les mystères l’entourant et sa nonchalance affichée, tout cela le percuta de plein fouet, et c’est à ce moment que le songe se brisa et qu’il se réveilla en sursaut, agité par une terreur stupide dont il eut honte dès que les souvenirs du cauchemar lui revinrent en mémoire. Il était risible d’avoir peur de la simple vision de C., et pourtant, il en avait la confirmation : quoi qu’il lui ait fait, quelle qu’ait été la nature de sa présence dans le monde réel et son influence sur sa perte de mémoire, C. était sans aucun doute lié à son incapacité à retourner dans le monde réel. Il se sentait définitivement bloqué à Dromengard. Pourrait-il un jour revoir sa vie réelle ?
Il se leva et fit quelques pas dans sa chambre. Elle était baignée par la lumière froide de l’astre solaire, reflétée par l’eau du bassin, dessinant sur les murs et le plafond des formes blanches se baladant au gré des ondulations de l’eau.
Il s’appuya sur le rebord de la fenêtre et contempla les alentours les bords nettement découpés des falaises d’Halsring qui ciselaient l’horizon de la mer d’Alfrost ; cette dernière se contentait comme à son habitude d’être une vaste étendue de brume blanchâtre. Le paysage baigné par la lumière nocturne donnait un sentiment de calme qui apaisa l’ex-Dieu-Roi.
« Je mangerait bien quelque chose », se dit-il. Il quitta alors la fenêtre, pour s’habiller et se diriger vers la cuisine, où Adda et Edda, qui ne dormaient jamais, le serviraient comme il avait l’habitude de l’être. Ils étaient bien les derniers à lui vouer le respect qu’il imposait autrefois même si, il fallait l’admettre, ils se comportaient de la même façon avec tous les résidents de Dole-Halsring.
En quittant sa chambre, il lança un dernier regard vers la fenêtre, avant de s’en désintéresser. S’il avait regardé quelques secondes plus tard, peut-être aurait-il aperçu un oiseau noir et rouge passer devant la fenêtre, jeter un regard perçant autour de lui, et finalement se perdre dans la nuit.
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