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Chapitre 27
L'univers, vu de l'extérieur

Le soleil lançait sur Dromengard ses habituels rayons matinaux, traversant quelques nuages éparpillés pour illuminer la ville d’Egeishel, bourgade perdue en plein milieu d’Alylyancë, célèbre pour ses performances honnêtes sur le marché du clou en acier. Même si en l’occurrence, « célèbre » était sans aucun doute un mot un peu fort.

Klov Eyland profitait de l’ambiance matinale à la terrasse de la taverne où il avait passé la nuit, attendant tranquillement le retour de ses camarades de la Garde Impériale, partis patrouiller dans la forêt entourant la ville ; des rumeurs la disaient habitée par des Ombergeists, ces monstres chimériques auxquels étaient attribuées des centaines de disparitions dans tout l’Empire. Mais deux jours de recherche dans les bois n’avaient pas eu plus de résultats que toutes les expéditions précédentes aux quatre coins de Dromengard. Les Ombergeists, s’ils existaient, semblaient éviter soigneusement la Garde Impériale ; une sage précaution, se disait Klov. Car si quelqu’un pouvait voir à quoi ressemblait un Ombergeist et y survivre, c’était bien un des membres de l’unité personnelle de l’Empereur. Leur chef, Freya Helland, leur avait confié cette mission. Elle leur faisait confiance. Mais pour le moment, ils étaient bredouilles.

Klov tira une bouffée de sa longue pipe. Il vit le tabac rougeoyer dans l’ouverture et recracha un long filament de fumée qui s’enroula sur lui-même avant de disparaitre au-dessus du toit de l’auberge, rejoignant les trainées blanches que les nombreuses cheminées de la ville laissaient échapper dans le ciel pâle. Finalement, il se décida à regarder ce morceau de parchemin que l’aubergiste lui avait amené. Il se cala confortablement dans son siège, les pieds posés sur une chaise, et parcourut les symboles écrits d’une main experte sur le morceau de papier. Sa lecture achevée, il leva un sourcil étonné, qui fut aussitôt remplacé par un air grave.

Halek Siland et Levi Eeland revenaient de la forêt, accompagnés de Java, dont la présence féline avait une fâcheuse tendance à rendre nerveux les villageois. Ce qui ne les empêchaient pas de saluer respectueusement les membres de la Garde Impériale ; un respect dont les anciens mercenaires avaient l’habitude depuis que l’Empereur avait fait d’eux ses « mercenaires privés », après que celle qui était devenue leur chef ait tué le Dieu-Roi. Ils traversèrent la ville en direction de l’auberge où ils résidaient, partagés entre le soulagement de n’avoir trouvé aucune trace d’Ombergeists, et la frustration que la recherche sans succès de ces ombres insaisissables faisait monter en eux, jours après jours.

Lorsqu’ils arrivèrent à proximité de la terrasse de l’auberge, Klov leur envoya des gestes de bienvenue.

  • Alors, les monstres se cachent toujours ? leur lança-t-il.
  • Comme tu peux le voir, lui répondit Halek en s’asseyant à côté de lui. On est encore vivants, apparemment. Enfin moi, je me sens relativement vivant.

Levi s’assit à son tour, laissant retomber sur ses épaules la capuche qui couvrait sa tête. Il portait en dessous de sa cape une tenue aux couleurs habituelles de la Garde Impériale, noir et rouge, couleurs qui ornaient aussi les vêtements et armures de ses camarades. Halek, lui, ne portait au-dessus de la ceinture qu’une cape écarlate sombre qui ceignait ses épaules, mais chacun savait qu’il la revêtait de mauvaise grâce ; il voyait d’un mauvais œil tout ce qui recouvrait ses chers tatouages. Java accepta une caresse de la part de son maître en s’allongea sous la table en baillant, léchant ses crocs de sa langue râpeuse. Pour des raisons évidentes, il était le seul membre de la Garde à être dispensé d’armure noire.

  • On a reçu un message, fit Klov en vidant sa pipe, dispersant des cendres calcinées sur la pierre gelée de la terrasse.
  • Il faudrait annoncer systématiquement que c’est pas notre boulot de transmettre des complaintes à l’Empereur, fit Halek d’une voix plaintive. À chaque fois qu’on passe par une ville.
  • C’est un message de Freya, précisa Klov. Et bois pas au goulot, je n’ai pas envie de te rouler un patin par bouteille interposée.

Halek reposa la bouteille de bière à moitié vide sur la table. Il avait avalé en quelques gorgées deux fois plus que son frère n’avait pu siroter depuis que l’aubergiste lui avait apporté la boisson. Ce dernier apparut à la porte avec un timing impeccable, et déposa des verres supplémentaires sur la table. Levi s’intéressa à son tour à la bouteille.

  • Freya envoie des messages, maintenant, remarqua Halek. Elle est où, d’ailleurs ?
  • Elle ne le précise pas. Elle a simplement dû trouver quelqu’un qui l’a écrit pour elle ; ça ne sera pas la première fois. C'est Alrone qui nous l'a relayé de Dolenhel. Regarde plutôt.

Il lui tendit le parchemin. Halek le tendit à son tour à Levi sans le lire.

  • Si vous voulez pas que ça prenne la matinée… fit-il en direction de son voisin.

Levi tendit le bras pour attraper le message, manquant de renverser au passage la bouteille de bière ; heureusement, des années à être confronté à la maladresse de son compagnon avaient doté Halek de réflexes foudroyant, lui permettant de rattraper le récipient juste à temps. Après un regard gêné, Levi attrapa le papier, et le lut tout haut, de sa voix mal assurée.

  • « Je ne pense pas que le mort soit impliqué dans l’évènement. Inutile de faire des recherches. Je suis certaine de rentrer bientôt. Freya.»

Les trois camarades se regardèrent avec circonspection. Java se contenta de regarder la jambe de Levi, sans étonnement visible.

  • Est-ce qu'elle parle d'Aarland ? fit Halek.
  • Qui d'autre ? répliqua Klov. C'est son surnom. Message négatif, à retourner… Elle nous dit clairement qu'Aarland est impliqué.
  • Dans l'évènement.
  • Et cet évènement, ce sont les Ombergeists. Elle veut qu'on fasse des recherches pour faire le lien entre ce cher Slen et les Ombergeists.

Levi releva sa capuche nerveusement, comme il le faisait toujours lorsqu'il était embarrassé.

  • J'ai vu des messages plus clairs, dit-il tout bas, chuchotant presque. C'est impossible que le Grand Prêtre soit au courant de quoi que ce soit. C'est ridicule.
  • Moi, j'y crois, lança Halek en se balançant sur sa chaise, les pieds posés sur la table. J'aime pas Aarland. Il est pas clair, je trouve. Enfin, de peau, si, forcément. Mais j'y fais pas confiance.
  • Je crois que tu dis ça parce que Freya et lui ne s'entendent pas, risqua Levi. Peut-être qu'elle pense ça pour la même raison.
  • On devrait tout de même s'exécuter, dit Klov en se resservant de la bière après avoir copieusement essuyé le goulot de la bouteille avec sa manche. Freya nous demande de le faire, elle doit avoir de bonnes raisons, sinon elle ne s'y risquerait pas. Peut-être qu'elle est coincée quelque part, sinon elle serait venue nous voir elle-même.
  • Mais ils sont déjà au courant à Dolenhel, fit Halek, puisqu'Alrone nous a renvoyé le papelard. On n'a qu'à les laisser faire.
  • On a reçu des ordres, trancha Klov. On s'exécute.
  • Et les Ombergeists d’Egeishel, demanda Levi. Ils deviennent quoi ?
  • On les laisse jouer à cache-cache ici. De toutes façons on serait rentrés demain, tant pis si on écourte notre escapade d'une journée.

Il se leva en finissant son verre d'une traite. Alerté par le mouvement brusque, Java se mit au aguets à son tour.

  • Les ombres d’Egeishel peuvent attendre, fit Klov. On en a une autre à chasser à Dolenhel. Et celle-là, au moins, on sait qu'elle existe.

Deux jours avaient passés à Dole-Halsring. Deux fois, Thorsfeld s'était couché, et deux fois, il avait vécu les mêmes nuits agitées, perdu dans ses rêves. Il ne savait pas si tout le monde rêvait de cette façon, mais lui n'était pas habitué, et il n'aimait pas ça.

Ses visions se précisaient nuit après nuit. Un rêve récurent où il apercevait une étendue blanche à perte de vue, sans même un horizon. Cela semblait devenir un peu plus net ; il lui semblait avoir aperçu des lignes. Des trous. Des irrégularités dans l'étendue jusque-là impeccable. Mais après tout, c'était peut-être une composante habituelle des rêves : du blanc, des voix lointaines, des chuchotements, des flashs irréguliers de lumière. Il n'avait cependant pas revu C.

Freya aussi était aux abonnés absents. Depuis qu'elle avait surpris Ark et Thorsfeld en train de pénétrer dans le récit de sa vie privée, il ne l'avait pas revue. Il s'avéra très vite qu'elle l'évitait, puisqu'Ark, apparemment, la croisait. Mais cela ne le dérangeait pas. Ce n'était pas comme s'il l'appréciait. Pas comme s'il cherchait sa compagnie. Qu'elle aille se faire voir, après tout ; ça l'arrangeait.

Il avait fallu plus d'une journée à Ark pour parcourir l'intégralité du registre de la Guilde Écarlate. Il avait fini par découvrir quelque chose d'intéressant : un creux. Une ligne vide. Ou quasiment. C'était un travail comme les autres, sauf que le commanditaire était inconnu, la cible était inconnue, le montant de la récompense était inconnu, de même que la date du contrat, la complétion de la mission et la plupart des autres informations. En fait, une seule colonne était renseignée : la réservation était au nom de Hel.

  • Selon toute vraisemblance, c'est celui-là, avait dit Ark. Comme je te l'ai dit, il est inimaginable pour un prêtre d'Addaltyn de ne pas écrire une information. Ils se sont contentés de laisser un blanc, mais c'est là, tout ce qu'on veut savoir est là. Je suis persuadé qu'ils ont directement contacté Hel ; ils n'ont pas pris de risque, ils ont engagé le meilleur.

D'après Ark, Freya avait validé l'hypothèse. Ils avaient donc la quasi-certitude que c'était bien Slen Aarland qui avait tenté de les éliminer. Il fallait maintenant découvrir pourquoi.

La journée qui suivit, Ark passa un temps certain à écrire des messages, dont certains lui étaient dictés par Freya. Son oiseau eut le temps de faire plusieurs allers et retours, profitant du système de fenêtre de Dole-Halsring, décidément fort utile pour communiquer. Comment l'oiseau trouvait-il le chemin de retour alors que les fenêtres n'étaient présentes que d'un seul côté ? Mystère. Thorsfeld ne put s'empêcher de penser à son bien-aimé facteur parisien, qui réussissait l'exploit de ne trouver sa boite aux lettres que les jours impairs et les samedis de pleine-lune. Et l'oiseau n'avait même pas besoin d'un timbre, lui.

Ark lui avait expliqué que les estrillons neigeux étaient une race d’oiseau naturellement capables d’une certaine forme de télépathie, ce qui leur permettait d’échapper à leurs prédateurs. On les dressait en cachant leur nourriture, puis en y pensant très fort. Et ils la trouvaient. C’est ainsi qu’ils trouvaient à chaque fois la personne que leur maître cherchait à contacter. À chaque fois qu’il apprenait un de ces faits étonnants de Dromengard, Thorsfeld ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver une certaine fierté. C’était intéressant, hein ? Eh bien, c’était son œuvre. De rien.

Le troisième jour, Thorsfeld se réveilla de son rêve habituel alors que le soleil était déjà gros dans le ciel. Il dormait mieux, sans doute grâce à l'habitude. Mais le fait qu'il soit coincé à Dromengard le tracassait toujours autant. Il ne pouvait plus attendre. Il fallait agir ; tant pis s'il devait donner de sa personne.

Il débarqua dans la grande salle alors qu'Ark était assis, comme d'habitude, en train de lire tranquillement, les pieds nonchalamment posés sur la table. Thorsfeld le regarda ; Ark leva la tête, mais avant qu'il ait pu saluer l'ex-Dieu-Roi, celui-ci s'exprima d'une voix tranchée :

  • J'ai quelque chose à te demander, s'écria-t-il.
  • D'accord… répondit le Prince de Nornfinn.
  • Ne me pose pas de question.
  • D'accord…
  • J'ai besoin que tu m'assommes.
  • D'accord, fit Freya derrière lui.

Et avant qu'il ait pu se tourner pour constater qu'elle l'avait suivi dans la salle sans qu'il s'en aperçoive, elle appuya la paume de sa main sur sa nuque et, d'un geste brusque, arrangea une rencontre entre son front et la table. Il s'écroula lourdement à terre, les bras en croix, inconscient.

  • Curieuse demande, glissa Freya en s'asseyant, comme si rien ne s'était passé.
  • Heureusement que tu es serviable, fit Ark en retournant à sa lecture.

Freya attendit quelques minutes, puis Adda apporta sur un plateau un solide petit-déjeuner qu'il disposa devant elle. Elle entreprit alors d'avaler des petits pains beurrés avec appétit.

  • Tu te montres de nouveau en sa présence, remarqua Ark sans lever la tête de son livre. C'est fini, les manœuvres d'évitement ?
  • J'ai vu mieux comme retrouvailles chaleureuses, fit Freya en regardant l'ex-Dieu-Roi étendu à ses pieds. Mais j'ai aussi vu mieux comme compagnon. Tu lis quoi ?
  • « Des six royaumes à l'Empire : la couronne asymétrique et son histoire, par Slen Aarland ».
  • Sans blague ? Tu as trouvé un des livres d'Aarland ? Tu crois que ça peut nous aider ?
  • Pas le moins du monde. Je le lis juste par curiosité. C'est intéressant mais une vraie purge à lire. Mon frère a toujours dit que si les prêtres d'Addaltyn avaient un style plus plaisant, leur savoir se propagerait plus efficacement. Je le comprends, maintenant : c'est dense et bien documenté, mais d'un rigide…
  • Aarland a un style littéraire alambiqué. Bien, bien. On va ajouter ça à la liste de ses défauts.
  • Au-delà de ça, c'est très éclairant sur l'Empire. La couronne asymétrique… C'est vrai que si Enerland avait réussi à conquérir Nornfinn, il aurait pu arborer la vraie couronne des six royaumes. Il doit y penser à chaque fois qu'il regarde là où devrait être la sixième pointe.
  • Peut-être. Pas de retour des messages ?
  • L'oiseau est revenu sans rien. Tu avais autre chose à envoyer ?
  • Non. Tout est en place, normalement. Je vais devoir songer à retourner à Dolenhel ; de toute évidence, je ne trouverais rien de plus ici. Et l'attente me tue.
  • AAAARH ! cria Thorsfeld en revenant à lui.

Il jeta un coup d'œil autour de lui après s'être relevé sur son séant comme s'il était monté sur ressort. Il était assis par terre, et un filet de sang coulait de son front là où la table avait fait preuve de son irréprochable dureté.

  • Sans vouloir poser trop de questions, fit Ark, comment se passent tes expériences ?
  • Mal, maugréa l'ex-Dieu-Roi, la voix rauque.

Son plan n'avait pas fonctionné. L'idée était de tomber assommé, et il s'était résolu à demander à Ark de le faire, puisqu'il en était lui-même incapable. Mais cela n'avait pas marché non-plus. Il ne s'était pas réveillé dans le monde réel ; au lieu de ça, panorama blanc habituel, et un son strident, mais qui s'était estompé lorsqu'il s'était réveillé. Pas un franc succès.

Il se releva comme si de rien n'était, tentant de récupérer sa contenance après cet épisode d'inconscience. Il regarda Freya en biais.

  • Je te croyais partie, lui lança-t-il. L'idée me plaisait.
  • Je croyais que tu resterais assommé plus longtemps, lui répondit-elle. L'idée me plaisait.

Il s'assit sur son siège habituel, placé de façon optimale, c'est-à-dire loin de la jeune fille. D'un geste de la main, il ordonna à Adda de lui amener son petit-déjeuner.

  • Très bien, dit-il en croisant les mains d'un air inquisiteur. Nous voilà de nouveau réunis entre gens de qualité. Il y a Freya, aussi. Quel est notre plan d'action ?
  • Je retourne à Dolenhel, répondit Freya en se concentrant sur son assiette pour éviter de croiser le regard de l'ex-Dieu-Roi. Ce que toi, tu fais, j'aurais tendance à dire que je m'en balance.

Instant de silence. L'annonce ne plaisait pas à Thorsfeld, mais impossible de le montrer : Freya ne devait pas savoir qu'il cherchait à récupérer sa couronne à Dolenhel, ni que si elle y retournait seule, elle emportait avec elle son seul espoir de pouvoir s'en approcher.

  • Oh, tu veux partir ? dit-il. Ce n’est pas très prudent. N’oublie pas la raison pour laquelle tu es venue ici ; si tu retournes à Dolenhel, tu risques de te faire trucider au premier coin de rue par un type avec un chapeau.
  • C’est vraiment gentil de t’en faire pour moi. Vraiment, je suis touchée. Mais je rentre quand même. C’est peut-être parce que je préfère être dans une ville bourrée d’assassins que dans une tour avec toi qui rôdes.
  • Ah oui, je rôde, moi, je passe mon temps à rôder ! Je m’introduis chez les gens, je m’installe comme si j’étais chez moi et je passe mon temps à surgir des coins sombres pour les menacer et les attaquer. Oh, mais attends, je me trompe ; ça, c’est toi.
  • Tu veux dire que ce n’est pas ce que tu as fait pendant des années ? Pendant des millénaires, plutôt ? Je devrais recevoir des leçons de comportement de la part de quelqu’un qui a passé son temps depuis la création du monde à brûler des villes et détruire des populations entière pour son plaisir malsain ? Laisse-moi rire, Dieu-Roi ! dit-elle sur un ton qu'on aurait eu du mal à qualifier de rieur.
  • Bon, ça suffit, vous deux ! s’écria Ark, excédé. J’ai deux sœurs de onze et treize ans et leurs bagarres sont plus convaincantes que les vôtres ! Vous ne pouvez pas rester calmes sans vous crêper le chignon, juste cinq minutes ?
  • Non ! beuglèrent Thorsfeld et Freya à l’unisson.

Ark soupira et referma son livre avec un « Clac ! » bruyant. Il regarda ses compagnons droit dans les yeux, les sourcils froncés.

  • Depuis des années, tous les philosophes du monde imaginent des dialogues entre vous deux, le Dieu-Roi et son Fléau. On érige des statues vous représentant en train de vous battre, et des centaines de personnes vendraient leur âme pour pouvoir contempler un échange entre vous. Eh bien, honnêtement, heureusement pour vous que personne ne peut vous voir maintenant ! Vous devez être tous les deux juste assez futés pour comprendre que vous dépendez de votre image ; comportez-vous en conséquence, bon sang !

Thorsfeld et Freya regardèrent Ark, se jetèrent un coup d’œil mutuellement, puis détournèrent leurs regards avec un dédain affiché.

  • Je n’ai aucun ordre à recevoir de toi, marmonna Freya sans mettre assez de vigueur dans sa voix pour être totalement crédible.
  • Et moi non-plus ! dit Thorsfeld comme s’il venait de le réaliser.
  • Et voilà, au moins là-dessus, vous êtes d’accord, fit Ark. Je sais que vous êtes dépendants l’un de l’autre, mais tout de même.
  • Moi, dépendante de lui ? s’écria Freya avant que Thorsfeld puisse s’exclamer la même chose en inversant le genre. Où tu es allé chercher ça ?

Ark prit une inspiration teintée de lassitude. Il regarda bien ses deux interlocuteurs, l’un après l’autre.

  • L’autre jour, j’ai eu un petit aperçu de votre première rencontre, et de ce que tu as vécu après, finit-il par dire. Et je le regrette, c’était très indiscret ! se justifia-t-il à la hâte en voyant la colère de Freya resurgir au souvenir de l’épisode du livre blanc. Mais voilà ce que j’en ai compris : au final, sans Thorsfeld, tu serais morte dans cette cellule, de la peste blanche ou de l’oubli. Dans un sens, il t’a sauvé.
  • Ah ! lança Thorsfeld, triomphant. On est d’accord sur ce point !
  • Tu le défends !? s’estomaqua Freya en se levant brusquement. Comment peux-tu…
  • Je ne fais qu’observer, la coupa Ark. Ça n’excuse pas son geste, mais je pense que ta rage devait être dirigée sur ceux qui t’avaient condamné à une mort inévitable. Thorsfeld les a tués et a détruit tout ce qui représentait ton univers. Tu as redirigé ta colère sur lui, c’est normal. C’est ce que sont les Dieux : des catalyseurs de sentiments. Ni plus ni moins.

Quelques instants de silence passèrent. Freya regardait Ark avec un regard où se mêlaient écœurement et détresse. Il en profita pour continuer.

  • Je ne dis pas que ce que tu lui as fait en était moins mérité ; mais tu ne l’as pas entièrement fait pour toi. Parce que Thorsfeld ne t’a pas seulement arraché à ton ancienne vie, il t’a aussi sorti des ténèbres. Tu ne le réalises pas, mais c’est vrai. Ce sont les faits. Il a donné plus de sens à ta vie que n’importe qui d’autre ; il t’a donné un but. Et une fois que tu l’as tué, une fois que tu as réalisé ce qui te faisait avancer chaque jour de ta vie, tu as perdu ton objectif. Oh, bien sûr, tu as été adulée par tous, tu es devenue un symbole. Tu es devenue chef de la Garde Impériale, tu as mené des batailles. Mais ce n’était pas comme avant, il n’y avait plus cette poussée vers l’avant, cet attrait de la chasse. Tu t’es détaché de tes activités, ça n’avait plus le même goût qu’avant. Est-ce que je me trompe ?

Au vu du regard de Freya, la réponse était négative.

  • Et soudain, Thorsfeld réapparait ; et avec lui, ta flamme refait surface. Tu es enfin celle que tu étais avant. C’est pour ça que tu t’es mise à sa poursuite. Tu aurais pu prévenir l’Empire entier, tu aurais pu aller l’affronter au-devant d’une armée, mais tu ne l’as pas fait. À la place, tu t’es lancée à sa poursuite seule, parce que c’est comme ça que tu l’avais toujours fait. Quand tu l’as rattrapé, tu as choisi de rester avec lui, pour éviter que quelqu’un d’autre puisse le soustraire à ta vengeance.
  • C’est faux. C’est complètement faux.
  • Non. C’est la vérité. C’est la seule explication. Tu as plus de puissance que n’importe qui pourrait l’imaginer. Tu n’avais pas besoin de venir te cacher à Halsring, tu avais mille autres endroits plus sûrs où attendre. Tu veux le garder à l’œil, ça d’accord, mais tu ne peux pas t’empêcher de penser qu’il doit être impliqué dans ce qui se passe à Dromengard. Aarland pourrait être derrière tout ça, mais ça ne correspond pas à ton paradigme. Parce que dans ton univers, il n’y a qu’un seul ennemi qui soit au-dessus de tous les autres, et ça ne peut être que Thorsfeld.

Thorsfeld affichait un sourire mesquin. Évidemment, il se délectait d’entendre toute la psychologie de Freya être déroulée devant lui par Ark, qui savait décidément déceler tout ce que renfermait un individu, s’insinuant dans la moindre fissure d’une personnalité pourtant blindée.

  • Ne sois pas trop triomphant, Dieu-Roi, continua Ark en direction de Thorsfeld. Rien de ce que je viens de dire n’enlève quoi que ce soit à tes torts. Je n’ai pas à analyser ta personne pour que chacun s’aperçoive de qui tu es vraiment.
  • Et qui suis-je vraiment ?

Il s’attendait presque à ce qu’Ark lui réponde « Un employé triste d’un producteur de cravates minable », mais sa réponse fut toute différente :

  • Tu es un Dieu, apparemment il n’y a pas de doute sur le sujet. Mais je crois que si chacun te connaissait comme Freya et moi te connaissons maintenant, tu aurais moins de croyants. Je n’ai jamais vu personne d’aussi bassement humain que toi.
  • Ouch. « Humain ». Tu y vas fort.
  • Tu peux garder ton air moqueur si tu crois que ça te protège. Au final, je crois que ta personnalité est en totale adéquation avec la façon dont tu es décrit dans le livre d’Addaltyn et dans celui d’Edelyn. Égoïste. Immature. Cruel, mais de la façon dont peut l’être un enfant. Cruel parce qu’ignorant. J’espère qu’Edelyn et Addaltyn sont plus dignes de leur statut de Dieu que toi. Mais honnêtement, je n’en doute pas une seconde.
  • Évidemment qu’Edelyn vaut mieux que lui ! s’écria Freya – un véritable cri du cœur.

Thorsfeld avait quitté son sourire sardonique. Il regarda Freya froidement.

  • Évidemment, dit-il. Tu es censée être l’Élue d’Edelyn, ou je ne sais quoi.
  • Mon épée ne s’appelle pas Edelynenlassja pour rien !
  • Et j’imagine qu’Edelyn est venue chez toi un matin pour te la donner ? « Tiens, je savais pas trop quoi faire de cette épée, et puis bon, soyons honnêtes, elle est plutôt moche ; du coup, je ne sais pas, tu pourrais, disons, l’utiliser pour tuer ce bon vieux Thorsfeld, ou je ne sais quoi ?».
  • J’imagine que tu sais comment j’ai eu l’épée. Tu as du le lire.
  • Eh bien non, figure-toi ! Il y avait, comme qui dirait, un trou dans le scénario. Mais si j’ai bien compris, selon le mythe, Edelyn a confié à Addaltyn la tâche de me suivre pour voir ce que je fais, hein ? Alors pourquoi n’est-ce pas lui qui s’est chargé de me faire la peau, quand elle en a eu marre que je respire ? Pourquoi a-t-elle confié cette foutue épée à une gamine, hein ? Vous y pensez ?
  • Les voies des Dieux sont impénétrables, observa Ark. Je ne me permettrais pas de juger de ce que choisit de faire Edelyn.
  • Et mes voies, à moi, elles sont impénétrables ? Est-ce que je fais n’importe quoi quand ça me chante, juste parce que je suis un Dieu ?
  • En fait, oui, fit Freya avec justesse. Mais tu n’es plus un Dieu. Tu n’es plus le Dieu-Roi. Tu n’as plus de pouvoir, tu n’as plus rien. Je connais nombre d’humains plus puissants que toi à l’heure actuelle.
  • Très bien, dit Thorsfeld en se redressant dans son fauteuil, les mains croisées sous son menton. Alors voyons. Addaltyn. Un grand type, habillé tout en noir, avec un chapeau noir, qui doit supposément me suivre partout. M’observer de loin. Est-ce qu’un de vous deux a vu quelqu’un qui nous suivait ? Est-ce que vous avez vu un type en noir avec un chapeau qui observe mes moindres mouvements ?
  • Non, admit Freya. Où veux-tu en venir ?
  • Où je veux en venir ? Je veux juste vous montrer que vous, les humains, vous pensez toujours tout savoir. Vous faites une découverte un jour et vous vous dites « Ah, cette fois, c’est bon, on sait tout ! On est au sommet du progrès ! ». Et le lendemain, vous découvrez que c’était faux parce que vous avez une meilleure idée, et vous vous imaginez de nouveau au-dessus de tout. Pour la religion, c’est pareil, vous avez la certitude depuis des siècles qu’il y a trois Dieux majeurs, alors qu’au final, vous n’en avez jamais vu qu’un. Moi. Et personne ne s’est dit qu’Edelyn et Addaltyn n’étaient que des inventions.
  • Tu ne peux pas dire qu’Edelyn et Addaltyn n’existent pas ! lança Freya, scandalisée.
  • Et pourquoi ? répondit Thorsfeld d’un ton de défi. Tu as peur que je fasse un sacrilège ? Moi ? Un Dieu ? Je suis le mieux placé pour le savoir. Il n’y a qu’un Dieu, et c’est moi. Pas de bol pour vous.
  • Évidemment, c’est ce que tu dirais, glissa Ark. Ce n’est pas pour cela qu’on va te croire. Les humains se font peut-être souvent des illusions, mais apparemment, toi aussi. Peux-tu expliquer comment Freya a pu te tuer, il y a six ans ? Non ? Tu vois : toi aussi, il y a des choses que tu ignores. En extrapolant à partir de ça, tu peux avoir faux sur toute la ligne.
  • Je ne vais sûrement pas croire ce que tu nous racontes, dit Freya. Tu viens de Santengard, tout le monde le sait, le monde des Dieux qui se trouve au centre du Termalath, le néant originel, et c’est aussi dans le Termalath que tu as créé Dromengard. Je sais ça, Ark le sait, tout le monde le sait.

Thorsfeld sentait qu’il ne pourrait pas les convaincre. Des millénaires de mysticisme et de religion avaient créé une maille de croyances si forte que lui-même, le seul à les savoir fausse, aurait du mal à la briser. Mais si quelqu’un pouvait savoir, c’était lui.

  • Dromengard et Santengard se trouvent dans le Termalath, hein ? dit-il.
  • Évidemment.
  • Dans ce cas, si on va jeter un œil sur le Termalath, on va y trouver Santengard, pas vrai ? Là où vivent tous les autres Dieux ?
  • Jeter un œil sur le… ? Qu’est-ce que tu racontes ?

Ark et Freya le regardaient comme s'il était dément. Aucun d’eux ne se laisserait convaincre que tout ce que l’humanité savait depuis l’aube des temps était faux. Ils avaient assez fréquenté Thorsfeld, de toute façon, pour ne pas accorder à sa parole plus de crédit qu’à celle de n’importe qui ; à leurs yeux, il n’était plus un Dieu, mais un simple humain. Rien n’aurait permis à quelqu’un qui ne le connaissait pas de soupçonner qu’il était l’ex-Dieu-Roi.

  • Je vous propose d’aller voir le Termalath, dit Thorsfeld avec un regard de savant fou en train de dévoiler son plan.
  • Tu ne peux pas faire ça, dit Freya.

Thorsfeld se leva et se dirigea vers la porte de la grande salle d’un pas décidé. Les deux autres le suivirent du regard.

  • Je peux, dit-il. Et je le prouve.

Ils pénétrèrent tous les trois dans une pièce se trouvant bien en deçà du niveau de la grande salle ; du moins, c’est ce que la série d’escalier descendant qu’ils avaient empruntés laissait entendre, mais à Dole-Halsring, monter en haut et descendre en bas n’étaient pas des pléonasmes.

La pièce était grande, vide, et mal éclairée. Edda, qui les avait suivis dans leur expédition, claqua dans ses mains, et immédiatement, les lanternes aux murs s’illuminèrent, projetant dans la salle une lumière ambiante chamarrée.

Au centre de la pièce se tenait une colonne, large d’une dizaine de mètres. Et sur la colonne, une vaste porte.

  • C’est un ascenseur, dit Thorsfeld.

Ark et Freya le regardèrent avec circonspection.

  • C’est un truc pour monter ou descendre automatiquement, expliqua l’ex-Dieu-Roi. Un escalier, version fainéant.

L’avantage, dans cet environnement religieux, c’est que lorsqu’il laissait échapper une preuve de son appartenance à un monde plus avancé, n’importe qui assumerait que c’était des aperçus de la vie à Santengard. Il commençait à se demander si c’était une bonne idée d’essayer de prouver la non-existence du monde divin à ses compagnons…

Edda s’approcha de la porte et, en posant simplement ses mains sur la surface du marbre, écarta les deux battants qui coulissèrent à l’intérieur de la colonne, dévoilant l’intérieur ; simplement deux surface identiques au sol comme au plafond, ressemblant à du bois au grain fin, gravé du symbole du Dieu-Roi. Ils entrèrent tous les trois dans la colonne. Edda ferma la porte.

  • C’est une salle sans issue, indiqua Ark. Je ne vois pas comment ça va nous amener jusqu’àààààAAAAAHHH !

La sensation de chute libre prit tout le monde au ventre lorsqu’Edda fit partir l’ascenseur, mais Freya et Ark plus que Thorsfeld, car aucun d’entre eux ne s’attendait à ce que le sol se meuve.

  • Aucun d’entre vous ne s’est déjà demandé ce qui se trouvait à l’extérieur de Dromengard ? demanda Thorsfeld sans perdre son air mystérieux.
  • Le Termalath, évidemment.
  • Forcément. Dromengard est une boule creuse, donc il faut aller… À l’extérieur. Sur l’autre face.
  • Mais ! s’écria Ark. Si on sort de Dromengard, on quitte le champ d’influence d’Edelyn !

Freya comprit immédiatement ce que ça signifiait.

  • Nous allons tomber dans le Termalath ! réalisa-t-elle, le visage soudain pâle. C’était ton plan pendant tout ce temps !

Elle attrapa Thorsfeld au col, mais celui-ci s’y attendait, cette fois. Il posa sur elle un regard blasé.

  • Bien sûr que non. C’est ce qu’on raconte dans vos livres ? Vous ne connaissez pas la gravité ? C’est la masse de la croute terrestre qui attire au sol. Ça marche de la même façon à l’extérieur. On ne va pas tomber. La gravité va juste s’inverser à un m…

Et soudain il réalisa. Mais c’était trop tard.

L’ascenseur atteignit le milieu de son voyage, au centre de la gigantesque masse minérale qui constituait la surface de Dromengard. Tous sentirent une inversion de la force irrépressible qui les attirait vers le sol, et avant qu’ils aient pu réaliser, ils s’envolèrent dans un mouvement paniqué vers le plafond, qui, de ce fait, devint le sol. Le monde sembla reprendre son sens normal alors que l’ascenseur continuait sa descente dans les profondeurs de la terre, empli désormais d’un fouillis de bras et de jambes emmêlés.

Thorsfeld grinça des dents, le menton douloureux maintenu à terre par le genou d’Ark qui avait atterri sur sa nuque. La surprise générale était palpable.

  • Je vous assure que ceci ne m’est jamais arrivé lorsque j’avais mes pouvoirs, assura Thorsfeld entre ses dents.

Ils se relevèrent. Les quelques secondes qu’il leur fallut pour se remettre debout et épousseter leurs vêtements furent suffisantes pour que l’ascenseur arrive à destination. Lentement, alors que la plate-forme ralentissait progressivement, la vision d’un paysage irréel s’imprima devant eux. L’ascenseur s’immobilisa. Ils étaient arrivés de l’autre côté, à l’extérieur de Dromengard. Ark et Freya virent, pour la première fois leur vie, quelque chose qu’ils n’auraient jamais imaginé pouvoir voir : le Termalath.

Ils descendirent de l’ascenseur avec précaution. C’était comme si aucun d’eux n’osait respirer. Ils se trouvaient sur un affleurement rocheux, et tout autour d’eux s’étendait un océan sombre, à perte de vue. De l’eau noire, calme, réfléchissante comme un miroir et aux profondeurs insoupçonnables, une surface paisible s’étendant jusqu’à l’horizon, seulement perturbée par quelques pics d’un roche noire aux strates acérées. Dans le ciel noir aux reflets multicolores flottaient des nuages immenses aux bords nettement découpés, titans gazeux immenses écrasant le paysage de leur présence moutonneuse, laissant entrevoir dans les parties des cieux qu’ils ne couvraient pas des lueurs mouvantes ; c’était comme un champ entier de comètes qui entourait Dromengard, et évoluaient lentement dans les cieux. De ce paysage, en même temps sombre et gorgé de lumière, émanait une ambiance de vide incommensurable, un immobilisme qui vous prenait à la gorge et vous dissuadait de le troubler. Aussi loin que les yeux puissent se perdre, il n’y avait rien. Rien que l’océan sombre, et un petit vent léger qui s’écrasait contre la peau comme un courant marin sur la coque d’un bateau. S’il fallait illustrer le mot « nulle-part » dans un dictionnaire, une photo de cet endroit parlerait mieux que n’importe quelle description. Ark et Freya avaient le souffle coupé face à ce qu’ils voyaient, et pourtant, c’est exactement ce que chacun imaginait en pensant au Termalath, le Néant Originel ; seulement, il était impossible de s’en rendre compte sans l’avoir contemplé de ses yeux.

Thorsfeld se régalait de la réaction estomaquée de ses compagnons. C’était exactement ce à quoi il s’attendait en leur montrant l’extérieur de Dromengard. Il comprenait leur ébahissement, car c’était la première fois que leur regard portait sur l’infini, en sachant sans aucun doute que de l’autre côté, il n’y avait rien, rien que le néant jusqu’aux limites d’un univers qui n’en avait pas. Ils avaient toujours vécu à l’intérieur de Dromengard, où la terre recouvre tout ; le ciel, à Dromengard, n’est que la terre, trop éloignée pour être distinguée.

Le Dieu-Roi n’avait pas créé le Termalath. Ou plutôt si, comme tout, mais c’était plutôt une zone qui s’était formée d’elle-même, à laquelle il ne s’était pas intéressé avant qu'un beau jour, il se demande ce qu’il y avait à l’extérieur. Il avait créé d’une pensée cet ascenseur permettant de traverser la croute terrestre. Depuis, il était revenu à plusieurs reprise, car cet endroit, chargé de sa spiritualité paisible, était un havre de sérénité hors d’atteinte de quiconque à part lui.

Ark était descendu au niveau de l’eau et tentait d’en déterminer la nature du bout du doigt. Thorsfeld fit signe à Edda de rester près de l’ascenseur et alla le rejoindre.

  • Sacrée curiosité, dit-il. Elle ne te lâche pas.
  • Oui, admit Ark en laissant son regard errer vers l’horizon, illuminé de filaments de lumière qui dessinaient une aurore immobile au loin. L’extérieur de Dromengard est-il entièrement couvert d’eau ?
  • Entièrement couvert, oui, mais pas d’eau. Ce liquide que tu vois, c’est de l’Alfrost.

Regard fixe. Le Prince de Nornfinn ne le croyait pas. Thorsfeld cru utile de préciser ses explications.

  • L’Alfrost est un liquide. Et il ne s’évapore qu’à l’intérieur de Dromengard. Ici, il reste liquide. En fait, rien ne permet de le différencier de l’eau. Mais tout l’Alfrost qu’on trouve à Dromengard vient d’ici.
  • Pourquoi ?

Silence.

  • Je trouvais ça rigolo.

Il s’éloigna d’Ark. Freya se tenait au bord de l’affleurement rocheux, regardant au loin comme un conquérant regarde des terres inexplorées. Elle était silencieuse depuis leur arrivée dans le Termalath.

  • Voilà le Termalath, dit Thorsfeld. Comme tu peux le voir, il n’y a rien, ici. La fête se passe à l’intérieur.
  • Ça ne prouve rien, lui répondit Freya. On n’en voit qu’une infime partie, d’ici.
  • Tu ne te laisseras jamais convaincre, hein ?
  • Tu peux toujours essayer.

Elle pointa les filaments de lumière qui constellaient l’horizon.

  • Que sont ces lueurs au loin ? demanda-t-elle.
  • Des vies. Chaque être humain fait apparaitre une trainée de lumière ; on n’en voit pas par ici parce qu’on est les seuls habitants d’Halsring, mais si on se déplaçait plus loin, on serait entourés de rayons de lumière. C’est assez impressionnant.
  • Et quelle est l’utilité de tout ça ?
  • Eh bien, je viens ici, et d’un coup d’œil, je constate que l’humanité entière n’a pas péri d’un coup pendant que j’avais le dos tourné. C’est pratique.
  • Ça te permet de voir qu’il te reste des victimes potentielles.

Thorsfeld leva les yeux au ciel et commença à se tourner.

  • Et ce pilier de lumière, là-bas ? demanda Freya avant qu’il ait eu le temps de faire plus que quelques pas.

Il se tourna et suivi des yeux la direction qu’elle lui indiquait. En effet, il ne l’avait pas vu de prime abord, mais dans la direction opposée à celle dans laquelle ils regardaient jusqu’à cet instant, les filaments de lumière étaient plus visible ; pas seulement plus proches, mais surtout plus puissants, plus vif, et, en effet, ils se rassemblaient pour créer un immense pilier lumineux qui reliait l’océan d’Alfrost aux cieux infinis, faisant briller les contours des nuages.

  • Eh bien… commença à dire Thorsfeld. Je ne sais pas. Edda ! Qu’est-ce qui est dans cette direction ?

La frêle silhouette d’Edda apparut quelques mètres au-dessus d’eux, derrière le mur de roches noires.

  • Dans cette direction, c’est Dolenhel, répondit-elle avec son éternel sourire serviable.
  • Logique, observa Freya. Il y a des milliers de personnes à Dolenhel. Pas étonnant que leur lumière illumine autant l’horizon.

Thorsfeld regardait dans la direction de la colonne de lumière écrasante qui dansait au loin. « Ce n’est pas normal », se dit-il. « Je n’ai jamais vu une telle lumière. Et pourtant, Dolenhel n’a pas bougé depuis des décennies. Une telle lueur… Je l’aurais remarquée ».

  • Quelque chose ne va pas ?
  • Ce n’est pas la lumière habituelle. Tous les habitants de Dromengard ne pourraient créer une telle brillance. Ceci ne serait possible que si quelqu’un ou quelque chose d’une puissance énorme se trouvait à Dolenhel. Comme si… Je m’y trouvais.
  • Mais tu es ici, fit Ark en arrivant derrière eux.
  • Bien vu ! lança l’ex-Dieu-Roi avec une jovialité sarcastique.

Et puis une soudaine réalisation s’imposa à lui. Cette lumière, c’était bien lui qui la générait, ou du moins, sa puissance. C’était sans aucun doute la preuve que sa couronne se trouvait à Dolenhel, là où elle devait être. Il aurait dû y penser.

  • Comment quelqu’un d’aussi puissant pourrait se trouver à Dolenhel ? s’interrogea Freya qui ne pouvait pas savoir ce que représentait la couronne du Dieu-Roi.
  • Je ne sais pas ce que ça veut dire, fit Ark, mais il y a là-bas quelque chose de mauvais. On sait qu’Aarland mijote quelque chose de pas net, et maintenant, ça. Dolenhel m’a l’air d’un endroit accueillant.

Freya resta immobile quelques instants. Puis elle se dirigea vers l'ascenseur d'un pas pressé.

  • Où tu crois aller ? lui lança Thorsfeld d'en bas.
  • Où crois-tu que je vais ? Ma place est à Dolenhel. Je rentre.
  • Et qu'as-tu l'intention de faire une fois là-bas ? demanda Ark.

Freya jeta un dernier coup d'œil sur l'étendue infinie du Termalath. La colonne de lumière de Dolenhel se dressait à l'horizon, aussi magnifique que menaçante.

  • Je ne sais pas, dit-elle. Mais j'ai assez attendu. Il est temps de mettre un terme à tout ça.
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