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Chapitre 29
Retrouvailles, séparations
Olhanhel était une ville entourée de montagnes, seuls reliefs présents entre la mer d’Alfrost et les plaines de Dolenhel. Située dans un même temps à l’intérieur d’une gorge abrupte et au bord de la vaste étendue fumante de l'Alfrost, la cité était battue par un vent froid permanent, et entourée de vastes murailles rocheuses et de forêts touffues. Dans ces parages inhospitaliers, il n’était pas étonnant que nombre d’habitant aient cédés à la paranoïa induite par les Ombergeists ; bien que le nombre de disparitions avérées au sein de la ville n’ait pas été aussi élevé que dans d’autres contrées plus touchées, la peur rôdait et donnait aux citoyens de la petite cité côtière le sentiment oppressant de se trouver enfermé dans une prison naturelle, cernée par l'ombre et la brume.
Prévisible, dans ces conditions, qu’un cortège de roulottes, chariots et cavaliers se soit massé à l’entrée de la ville, empli de réfugiés ayant fait le choix difficile d’abandonner provisoirement leurs demeures pour aller s’abriter derrière les épaisseurs rassurantes des murs de la capitale. La procession allait quitter la ville sous peu afin de tenter de rejoindre la caravane en direction de Dolenhel, qui réunissait des habitants de tout l’Empire dans la même situation, lorsque Freya, Thorsfeld et Ark arrivèrent en ville après leur traversée mouvementée de la mer d’Alfrost. Ils se mêlèrent à l’embouteillage de carrioles massées aux portes de la ville.
L’homme se retourna et considéra le trio en contrebas, sans lâcher les rênes de son cheval.
L’homme posa un œil sur les pièces, puis un second. Sa moustache bougea de droite à gauche dans un mouvement de va-et-vient fluide.
Et pour montrer son altruisme sans limite, il empocha les ardents sans plus attendre. Freya, Ark et Thorsfeld trouvèrent une place à l’arrière de la carriole, s’asseyant au bord du véhicule dans une position peu confortable. Heureusement, le long cortège de réfugiés ne tarda pas à se mettre en branle. Il quitta la ville avec l’allure molle des longues processions, s’engageant sur les chemins étroits de montagne qui serpentaient à travers les monts abrupts, reliant Olhanhel à la région de la capitale Impériale.
Le voyage dura jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Le paysage défilait lentement, dans un mouvement indolent mais constant, balayé par un vent soutenu faisant voltiger en l’air des averses neigeuses qui rendaient l’expédition rude pour ceux qui n’étaient pas couverts correctement. Thorsfeld somnolait dans un coin, terrassé par son manque de sommeil devenu chronique. Freya regardait au loin avec nostalgie. Ark racontait à ses compagnons son dernier passage dans cette région, en compagnie d’un groupe de marchands itinérants dont les aventures commerciales étaient parsemées d’anecdotes distrayantes. Et pendant ce temps, le soleil rétrécirait lentement mais sûrement, à mesure que les montagnes se faisaient moins hautes, les forêts moins denses et les routes moins sinueuses. Bientôt, ils ne pouvaient plus se considérer au milieu de montagnes ; ils avaient fini par atteindre les grandes plaines, vastes étendues blanches où seuls quelques bosquets de conifères et autres affleurement rocheux couverts de neige brisaient la monotonie d’un paysage d’une platitude presque absolue.
Le ciel était déjà obscurci par la nuit naissante, entre chiens et loups, lorsqu’ils purent apercevoir une lueur étendue à l’horizon, illuminant le crépuscule d’un halo orangé distant sur une longueur de plusieurs kilomètres.
Et en effet, au fur et à mesure de leur avancée, ils s’approchèrent de la caravane jusqu’à être capable de distinguer les roulottes et chariots à cheveux ou à bœufs qui la composaient. Elle s’étendait à perte de vue, probablement sur des kilomètres, et était sans aucun doute constituée de centaines, voire de milliers de personnes ayant fui leurs cités d’origine. Des torches fixées à chaque attelage illuminaient le tout, donnant à la longue file des allures de procession religieuse. Les réfugiés en provenance d’Olhanhel s’approchèrent du convoi jusqu’à se mêler à lui, comme beaucoup de villes l’avaient sans aucun doute fait plus tôt.
Des soldats montés parcouraient la colonne de véhicule par groupe de trois. L’un d’eux vint inspecter le chariot qui transportait les trois anciens hôtes de Dole-Halsring. Comme ses camarades, c’était un soldat de Dolenhel ; il reconnut Freya au premier coup d’œil.
Elle jeta un coup d’œil à ses compagnons de voyage. Thorsfeld était blotti dans sa cape, autant pour combattre le froid que pour se cacher des yeux des soldats ; Ark, lui, était appuyé nonchalamment contre la paroi du chariot.
Freya monta à l’arrière du cavalier, et après un dernier regard en direction de ceux qui avaient partagé son voyage depuis leur départ d’Alfranhel, ils partirent au trot vers l’avant de la caravane, une destination qu’ils atteindraient sans difficulté, vu l’allure réduite de ce mastodonte sur roues.
Ark resta seul avec Thorsfeld. Ce dernier, voyant que Freya les avait quittés, sorti la tête de sa cape, baissa sa capuche bordée de fourrure, et s’étira avec délice, le visage empli d’une expression d’intense félicité.
Assise à l’arrière du soldat qui avait proposé de l’emmener à la tête du convoi, Freya ne mit que quelques minutes avant d’apercevoir ceux qu’elle cherchait. Montés sur de puissants chevaux parés des couleurs de la Garde Impériale, Alrone Olland et Mars Ænland bavardaient, leurs silhouettes sombres se détachant sur la lueur chaude des torches. Les cheveux blancs d’Alrone créaient un contraste saisissant avec le chapeau noir que Mars quittait rarement, délavé par des années de bons et loyaux services. À leurs côtés, la masse imposante de Rowan Aaland les dominait du haut du chariot qu’il conduisait ; aucun cheval, si fort soit-il, n’aurait pu transporter le géant barbu sur une aussi grande distante. Il avait déposé sa vieille toque à côté de lui, et maintenant de deux doigts une pipe dont émanaient de fines volutes de fumée, qui se perdaient dans les gerbes de fourrure qui entouraient sa tête comme un nid entoure un œuf. Aucun d’eux ne faisait attention à ce cavalier qui s’approchait d’eux, bien loin de se douter qu’il transportait leur chef.
Ils tournèrent tous les trois leur visage vers elle, et leur expression s’illumina. Même Alrone, habituellement peu prompte aux effusions d’émotion, laissa échapper un sourire.
Il se poussa pour lui laisser une place à ses côtés. Freya mit pied à terre et le rejoignit, après avoir remercié le soldat qui l’avait emmenée jusque-là. Ce dernier se fendit d’un salut solennel, et s’éloigna vers l’arrière du convoi.
Tous les trois la regardèrent avec des yeux ronds.
Elle regarda autour d’elle, scrutant les alentours du chariot avec minutie ; mais personne ne se trouvait près d’eux, personne, en tout cas, qui aurait pu entendre leur conversation. Le convoi avançait paisiblement sous le ciel bleu sombre du début de soirée, évoluant telle une interminable et gigantesque chenille sur la plaine enneigée, bourdonnante d’activité des réfugiés.
Les trois membres de la garde impériale avaient le regard fixé sur leur Capitaine. Rowan bourra de nouveau sa pipe et la coinça entre ses lèvres, emmitouflé dans sa cape, attendant une histoire digne de ce nom. Et pendant les minutes qui suivraient, il ne serait pas déçu.
Freya commença son récit en prenant garde de ne pas parler assez fort pour que quiconque en dehors de leur cercle ne puisse l’entendre. Cela commençait à Absenhel…
Ark somnolait à l’arrière de la charrette qui les transportait vers Dolenhel, lui et Thorsfeld. L’ex-Dieu-Roi regardait au loin ; il y avait dans sa façon de suivre les flocons de neige des yeux une sorte de nostalgie, que renforçaient sa mine fatiguée et les cernes noires qui soulignaient ses yeux, en cassant la couleur cendreuse de son visage. Le voyage se poursuivait, sans fin, rythmé seulement par le brouhaha que produisaient les centaines d’âmes rassemblées dans le convoi, et par les cahots irréguliers de la route qui peinait à laisser apparaitre ses pavés sous la neige.
Un oiseau s’approcha au loin, survolant chariots, chevaux et conducteurs avec des battements d’ailes rapides. Ark redressa la tête, interpelé par l’animal ; depuis leur seconde rencontre avec Hel, les oiseaux avaient acquis une capacité étonnante à mettre ses sens en alerte. Le volatile était blanc et pourpre. Il réalisa vite que c’était son oiseau. L’animal finit par atteindre le chariot et se posa sur son rebord, face à deux paires d’yeux circonspects ; un message était attaché à sa patte.
Ark déplia le morceau de papier, parcourut rapidement son contenu, puis se releva dans le chariot pour scruter l’horizon, d’un regard qui signifiait clairement qu’il cherchait quelque chose… ou quelqu’un.
Il sauta au sol ; le chariot, soulagé du poids d’un de ses occupants, fut agité d’un soubresaut.
Il réfléchit à ses options un instant, et avant d’avoir pu terminer la bêtise qui menaçait de sortir de sa bouche, il sauta à son tour hors du chariot et s’engagea dans une course saccadée à contre-courant du convoi, suivant Ark à travers des véhicules et des montures qui semblaient déterminés à lui indiquer le sens de la marche. Il finit par rejoindre son compagnon de voyage au moment où ce dernier montait à l’avant d’une caravane couverte d’une toile sombre, et tirée par deux chevaux dont le port jurait avec ceux des animaux alentours comme un diamant dans un seau de charbon. Il sauta à son tour dans le véhicule.
Il était conduit par une silhouette sombre. En fait, si les ténèbres avaient décidé qu’elles en avaient assez de n’être qu’un ornement pour les coins où la lumière ne s’aventuraient pas, et que sur un coup de tête elles avaient choisies de s’incarner en humain pour aller faire du tourisme à Dromengard, le résultat aurait été proche de ce personnage qui tenait les rênes. Il portait une armure de cuir légère mais complexe, aux multiples attaches et couches superposées, le genre qui laisse imaginer tout un attirail menaçant dissimulé dans les moindres recoins. Il était enveloppé d’une cape qui recouvrait sa tête d’une capuche large attachée au niveau des épaules, laissant dans l’ombre un visage recouvert d’un masque aux traits anguleux. Il affichait une gamme de couleur variée allant du noir foncé au noir encore plus foncé, jusqu’à ses mains, pourtant dépourvues de gants, qui dénotaient des origines Nornfinniennes. Ark se pencha et lui donna l’accolade.
Le visage d’Ark se tordit dans un rictus constitué à part égales de surprise et de colère.
Thorsfeld choisit ce moment pour atteindre le véhicule et se hisser à l’arrière. Avant qu’il ait eu seulement le temps de se redresser, la pointe d’un couteau était pressée contre sa gorge. Il eut un sursaut de surprise.
L’homme en noir rangea son arme d’un geste aussi rapide et efficace que lorsqu’il l’avait sortie. Il se retourna vers la route, comme si Thorsfeld n’avait jamais été présent dans son dos. Ark se tourna vers lui.
Thorsfeld se contenta d’un regard lourd de reproches envers son compagnon, qui ne put lui renvoyer qu’une expression de visage qui, en version longue, signifiait sans aucun doute : « Désolé, aurais-tu préféré que je révèle ton vrai nom, celui que tout le monde hait ?». L’homme à la cape noire ne fit aucun mouvement qui aurait pu montrer de près ou de loin qu’il était enchanté de cette rencontre, ni même qu’il n’en ait eu conscience.
Toujours aucune réaction du côté de Mirridian. Une véritable ombre n’aurait sans doute pas pu être aussi impassible.
Cette fois, l’information sembla atteindre l’homme en noir, qui tourna la tête brusquement en direction de son voisin ; Thorsfeld imaginait une expression de vive surprise sous son masque.
Il y avait dans la voix d’Ark un air de reproches sévères. Mirridian lui répondit sans l’embarras qu’on aurait pu attendre de lui.
Ark regarda Mirridian d’un air interdit. Ce dernier se tourna de nouveau vers la route ; de subtils mouvements nerveux au niveau de ses épaules trahissaient sa gêne.
Il était affalé en travers de la charrette, derrière les deux hommes. Les bras croisés sur sa poitrine, il avait les pieds posés nonchalamment sur le rebord du véhicule. Sans laisser à ses interlocuteurs l’occasion de formuler une réponse à sa question qui n’en attendait aucune, il continua :
Silence.
Coup d’œil courroucé en direction du Prince de Nornfinn ; il ne se retourna pas pour recevoir le regard de l’ex-Dieu-Roi.
Mirridian ne dit rien de plus. Est-ce que l'explication lui convenait ? Thorsfeld aurait eu du mal à le dire. Quoi qu'il en soit, si l'homme en noir était vraiment le gardien personnel d'Ark, il ne voyait probablement pas d'un bon œil le fait que son Prince se promène en compagnie d'un repris de justice. Thorsfeld se fit la promesse d'éviter de tourner le dos à Mirridian et à son collègue qui les attendait à Dolenhel, si d'aventure il en venait à rester avec eux.
Ark se mit de nouveau à scruter l'horizon, les yeux dans le vague. Il avait coutume d'interposer ce genre de moments de réflexion dans les conversations sérieuses. Mirridian reporta son attention sur les rênes, gardant l'attelage léger dans le courant irrésistible du convoi.
Mirridian les interrompit d'un geste brusque, tendant le bras, la paume aplatie en signe de vigilance.
En guise de réponse, Ark se mit debout à l'avant du chariot, rapidement suivi par Mirridian. Thorsfeld resta affalé en travers de la remorque, mais il tendit l'oreille. Rien d'alarmant ; le convoi produisait toujours son épuisant brouhaha, mais à part cela, aucun son ne provenait de l'extérieur. L'environnement restait perdu dans les ombres, témoin silencieux du passage de centaines de réfugiés, sans qu'un seul bruit ne vienne déranger son sommeil paisible. Qu'est-ce qui pouvait avoir dérangé Ark ?
Et puis ça lui revint.
Thorsfeld se souvint soudain d'une forêt que le silence avait engloutie.
Elle était arrivée au bout de son histoire ; désormais, ses compagnons savaient tout de son épopée, depuis sa visite d'Absenhel jusqu'à cet instant où ils chevauchaient à allure réduite en tête du convoi, bravant les ombres de la plaine enneigée jusqu'à cette ville salvatrice dont les lumières commençaient déjà à s'apercevoir à l'horizon. Enfin, "tout" était peut-être un bien grand mot ; de fait, aucun d'eux ne savait que Thorsfeld et Ark avaient été de la partie. Dans la version officielle de l'histoire, elle avait voyagée seule, avait été attaquée seule, et avait décidé seule de s'exiler quelques temps à Dole-Halsring. Aucun des membres de la Garde Impériale n'avait mis en doute son récit, car chacun savait qu'elle avait gagné depuis longtemps le droit de pénétrer dans ce qui était autrefois le domaine du Dieu-Roi. Pour l'instant, ses trois compagnons et subordonnés la regardaient avec une circonspection excusable.
Le regard que lui lança Freya lui confirma ce qu'il craignait. Elle ne se trompait pas, bien sûr.
Les sourcils froncés, comme blessé par la méfiance de son amie, il s'empara du Livre d'Addaltyn, ce vieux grimoire à la couverture racornie qui ne le quittait jamais. Il l'ouvrit avec le geste de celui qui connait chaque recoin de l'objet, fit glisser quelques pages que le temps et l'humidité avaient jaunies, et s'arrêta sur un passage écrit à l'encre bleue sombre – du moins, cette encre devait être sombre lorsque le livre avait été imprimé, des années auparavant. Il se mit à lire d'une voix impérieuse :
Trois paires d'yeux le regardèrent avec des expressions interdites.
Mars rangea le livre avec l'air assuré de celui qui vient de prouver, documentation à l'appui, qu'il avait raison depuis le début.
Elle laissait son regard se promener aux alentours. La plaine de Dolenhel s'étendait à perte de vue, resplendissante d'une aura lugubre que la lumière du soleil de nuit lui conférait ; çà et là, quelques bosquets de sapins et autres affleurements rocheux brisaient l'unicité de la couleur en formant des taches sombres. Le convoi se déplaçait dans ce paysage comme une rivière de bêtes, de bois et de métal, formant un long trait sombre et grouillant qui se propageait comme une rivière étroite à l'aspect souillé, soulevant la poudreuse autour de lui et projetant aux alentours la lueur chaude des torches et des lanternes. Au fur et à mesure que l'interminable caravane approchait de Dolenhel, de vastes nappes de brumes apparaissaient autour d'elle, géant de brouillard dans lesquels le regard se perdait, écrasant le convoi de leur présence massive.
Et sur ces mots, il s'affaissa en arrière sur le dossier que formait le chariot qu'il conduisait, se positionnant de façon à pouvoir s'assoupir sans pour autant lâcher les rênes, ne réalisant pas l'horreur de ce qu'il venait de déclarer.
Car il convient de se rappeler que l'Univers, s'il était un humain, serait un sacré salopard. Il est en effet doué d'un esprit de contradiction relevant du sadisme effréné ; si vous sortez avec un parapluie par temps maussade, vous pouvez être sûr que la journée sera ensoleillée d'un bout à l'autre, et l'inverse, évidemment, est tout aussi certain. Si un gardien de l'ordre vieillissant fait mention de sa retraite prochaine, vous pouvez parier que dans l'heure qui suit, il va passer l'arme à gauche. Et si vous faites un commentaire malheureux du genre « Tout va bien se passer, nous n'allons quand même pas nous faire attaquer par des monstres assoiffés de sang dans les cinq minutes de voyage qu'il nous reste ! », alors cramponnez-vous à votre chapeau et gardez votre épée près de vous, parce que l'univers prendra cette affirmation comme un défi.
Dans le cas présent, un seul d'entre eux portait un chapeau, et il ne s'y cramponna pas plus qu'à l'accoutumée. Quant à leurs épées, bien que proches de leurs propriétaires, elles n'étaient pas la cible d'une attention supérieure à la normale.
Freya avait-elle connaissance de la nature perverse de l'univers, ou était-elle aux aguets de façon permanente, par réflexe, comme d'aucun respire ou cligne des yeux ? Dans un cas ou dans l'autre, elle n'était pas aussi détendue que ses camarades. Encore habitée par des terreurs silencieuses et des combats désespérés, elle scrutait le paysage d'un air détaché qui dissimulait une vigilance quasiment sans faille ; chaque zone d'ombre, chaque affleurement rocheux était la cible de son regard acéré. Le convoi s'avançait lentement mais sûrement entre les vagues immobiles du brouillard environnant, s'enfonçant toujours plus en avant dans l'atmosphère cotonneuse ; la nuit et l'humidité rendait l'air glacial et peu rassurant, mais la neige, qui jusqu'alors arrosait tranquillement la caravane de flocons erratiques, s'était arrêtée. Contrairement à ce que les ténèbres environnantes laissaient présager, le ciel était clair, dénué de tout nuage.
C'est ce qui lui mit la puce à l'oreille.
Elle avait déjà vécu cette situation. La météo passant soudainement au beau fixe. Le frimas glacial qui semblait dévorer tout ce qui y pénétrait. Et quel était cet autre détail à l'époque ? Évidemment. Le silence. Ce silence pesant, impénétrable, lourd de menace. Le silence qui accompagnait les fantômes que dissimulaient les ombres.
Freya se leva précipitamment. Sa main était si serrée autour de la garde d'Edelynenlassja qu'on aurait presque pu apercevoir ses veines gonflées à travers le gant de cuir. Mars, Alrone et Rowan la regardèrent comme un magicien présentant le final de son numéro.
Son sourire, déjà peu assuré, disparut instantanément de son visage lorsqu'il vit l'expression de Freya. Pendant des années passées à ses côtés, il avait rarement eu l'occasion d'être témoin d'une panique aussi mal dissimulée chez Freya. La dernière fois remontait à six ans plus tôt, quelques minutes avant qu'elle ne lance un défi au Dieu-Roi. Il déglutit lentement.
Il ne leur en fallait pas plus de la part de celle qu'ils avaient vu passer de gamine sauvage à idole de l'Empire. La certitude les frappait comme un marteau à viande frappe de la carne : des Ombergeists, ces monstres qu'ils avaient pourchassés en vain pendant des semaines, les avaient trouvés, eux. Dans quelques instants, le convoi entier serait en proie au chaos le plus complet. Il fallait sauver le plus de réfugiés possible. D'un coup de bride, Mars et Alrone ordonnèrent un demi-tour à leurs montures, et s'éloignèrent au galop vers l'arrière de la caravane, chacun d'un côté, pour prévenir tout ceux que leurs voix pourraient atteindre.
Freya était toujours debout sur le chariot que conduisait Rowan. Ce dernier se retourna, et saisit à l'arrière du véhicule une large hache à double-tranchant, couverte de motifs complexes forgés dans l'acier ; personne d'autre que lui n'aurait pu ne serais-ce que soulever cette arme titanesque. Il se mit debout à son tour, en position d'attente.
Mais ça n'en était pas une. Freya le savait, et elle en eut la confirmation ; dans les coins de sa vision, au loin, au plus profond des nappes de brume gorgées de ténèbres, de furtives lueurs orangées zébraient la nuit de couleurs malsaines. Déjà, le crépitement indistinct se laissait deviner, au-delà des bruits de la caravane. Le silence était de glace. Ils s'approchaient.
Elle se tourna pour contempler le convoi qui se déroulait derrière elle tel une interminable chenille sombre. Déjà, des têtes sortaient des roulottes. Une clameur soucieuse s'élevait des véhicules massés les uns contre les autres. Les gardes se rassemblaient en périphérie de convoi, et des armes se levaient ici et là ; la tension était palpable.
Il n'y eut que quelques secondes avant que le cri se propage et soit compris.
Quelques secondes, puis l'univers abattit sur eux son plus beau chaos.
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