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Chapitre 29
Retrouvailles, séparations

Olhanhel était une ville entourée de montagnes, seuls reliefs présents entre la mer d’Alfrost et les plaines de Dolenhel. Située dans un même temps à l’intérieur d’une gorge abrupte et au bord de la vaste étendue fumante de l'Alfrost, la cité était battue par un vent froid permanent, et entourée de vastes murailles rocheuses et de forêts touffues. Dans ces parages inhospitaliers, il n’était pas étonnant que nombre d’habitant aient cédés à la paranoïa induite par les Ombergeists ; bien que le nombre de disparitions avérées au sein de la ville n’ait pas été aussi élevé que dans d’autres contrées plus touchées, la peur rôdait et donnait aux citoyens de la petite cité côtière le sentiment oppressant de se trouver enfermé dans une prison naturelle, cernée par l'ombre et la brume.

Prévisible, dans ces conditions, qu’un cortège de roulottes, chariots et cavaliers se soit massé à l’entrée de la ville, empli de réfugiés ayant fait le choix difficile d’abandonner provisoirement leurs demeures pour aller s’abriter derrière les épaisseurs rassurantes des murs de la capitale. La procession allait quitter la ville sous peu afin de tenter de rejoindre la caravane en direction de Dolenhel, qui réunissait des habitants de tout l’Empire dans la même situation, lorsque Freya, Thorsfeld et Ark arrivèrent en ville après leur traversée mouvementée de la mer d’Alfrost. Ils se mêlèrent à l’embouteillage de carrioles massées aux portes de la ville.

  • Vous allez vers Dolenhel, j’imagine ? demanda Freya en direction d’un homme entre deux âges, perché sur son chariot rempli presque à ras-bord de bagages variés.

L’homme se retourna et considéra le trio en contrebas, sans lâcher les rênes de son cheval.

  • C’t’exact, m’oiselle, dit l’homme dont la bouche sembla à peine se mouvoir derrière son épaisse moustache. Mes deux voisins, y sont partis dans la forêt pour je n’sais quoi, les a jamais r’vus. Bouffés par les Ombergeists, hé, ça, s’fait pas d’doute. J’étions pas assez bestiasse pour rester dans l’coin, moi.
  • Et vous avez bien raison, acquiesça Freya d’un air grave. Serait-il possible que moi et mes compagnons profitions d’une place à l’arrière de votre véhicule ? Contre rémunération, cela va sans dire – elle illustra ses paroles en sortant deux ardents d'une belle taille qu’elle tendit au niveau du visage de son interlocuteur.

L’homme posa un œil sur les pièces, puis un second. Sa moustache bougea de droite à gauche dans un mouvement de va-et-vient fluide.

  • Ça, m’oiselle, c’est qu’c’est d’jà ben clafié, là derrière. Mais si vous m’esquintez pas mes machins, bé… Moi, si j’peux aider, hé...

Et pour montrer son altruisme sans limite, il empocha les ardents sans plus attendre. Freya, Ark et Thorsfeld trouvèrent une place à l’arrière de la carriole, s’asseyant au bord du véhicule dans une position peu confortable. Heureusement, le long cortège de réfugiés ne tarda pas à se mettre en branle. Il quitta la ville avec l’allure molle des longues processions, s’engageant sur les chemins étroits de montagne qui serpentaient à travers les monts abrupts, reliant Olhanhel à la région de la capitale Impériale.

Le voyage dura jusqu’à une heure avancée de l’après-midi. Le paysage défilait lentement, dans un mouvement indolent mais constant, balayé par un vent soutenu faisant voltiger en l’air des averses neigeuses qui rendaient l’expédition rude pour ceux qui n’étaient pas couverts correctement. Thorsfeld somnolait dans un coin, terrassé par son manque de sommeil devenu chronique. Freya regardait au loin avec nostalgie. Ark racontait à ses compagnons son dernier passage dans cette région, en compagnie d’un groupe de marchands itinérants dont les aventures commerciales étaient parsemées d’anecdotes distrayantes. Et pendant ce temps, le soleil rétrécirait lentement mais sûrement, à mesure que les montagnes se faisaient moins hautes, les forêts moins denses et les routes moins sinueuses. Bientôt, ils ne pouvaient plus se considérer au milieu de montagnes ; ils avaient fini par atteindre les grandes plaines, vastes étendues blanches où seuls quelques bosquets de conifères et autres affleurement rocheux couverts de neige brisaient la monotonie d’un paysage d’une platitude presque absolue.

Le ciel était déjà obscurci par la nuit naissante, entre chiens et loups, lorsqu’ils purent apercevoir une lueur étendue à l’horizon, illuminant le crépuscule d’un halo orangé distant sur une longueur de plusieurs kilomètres.

  • Ce doit être la caravane en direction de la Capitale, observa Freya. Je me demande vraiment où on va caser autant de gens à Dolenhel. La ville a ses limites.

Et en effet, au fur et à mesure de leur avancée, ils s’approchèrent de la caravane jusqu’à être capable de distinguer les roulottes et chariots à cheveux ou à bœufs qui la composaient. Elle s’étendait à perte de vue, probablement sur des kilomètres, et était sans aucun doute constituée de centaines, voire de milliers de personnes ayant fui leurs cités d’origine. Des torches fixées à chaque attelage illuminaient le tout, donnant à la longue file des allures de procession religieuse. Les réfugiés en provenance d’Olhanhel s’approchèrent du convoi jusqu’à se mêler à lui, comme beaucoup de villes l’avaient sans aucun doute fait plus tôt.

Des soldats montés parcouraient la colonne de véhicule par groupe de trois. L’un d’eux vint inspecter le chariot qui transportait les trois anciens hôtes de Dole-Halsring. Comme ses camarades, c’était un soldat de Dolenhel ; il reconnut Freya au premier coup d’œil.

  • Capitaine ! s’écria-t-il avec un signe de main pouvant passer pour un salut militaire. Si j’avais pensé vous trouver ici… Vous venez d’Olhanhel ?
  • En effet, répondit-elle en se redressant. Combien y a-t-il de réfugiés dans ce convoi ?
  • On ne doit pas être loin de mille-cinq cent, fit le cavalier. J’imagine que vous cherchez vos hommes ? Ils sont devant, je crois.
  • Mes hommes ?
  • Les gens de la Garde Impériale qui nous escortent, mademoiselle. Je peux vous emmener, si vous le voulez.

Elle jeta un coup d’œil à ses compagnons de voyage. Thorsfeld était blotti dans sa cape, autant pour combattre le froid que pour se cacher des yeux des soldats ; Ark, lui, était appuyé nonchalamment contre la paroi du chariot.

  • Vas-y, dit Ark. Ne t’en fais pas pour nous. On est des grands garçons, pas vrai ? – il donna un coup de coude enthousiaste à Thorsfeld ; un grognement exaspéré lui répondit depuis les profondeurs de la cape de l’ex-Dieu-Roi.

Freya monta à l’arrière du cavalier, et après un dernier regard en direction de ceux qui avaient partagé son voyage depuis leur départ d’Alfranhel, ils partirent au trot vers l’avant de la caravane, une destination qu’ils atteindraient sans difficulté, vu l’allure réduite de ce mastodonte sur roues.

Ark resta seul avec Thorsfeld. Ce dernier, voyant que Freya les avait quittés, sorti la tête de sa cape, baissa sa capuche bordée de fourrure, et s’étira avec délice, le visage empli d’une expression d’intense félicité.

Assise à l’arrière du soldat qui avait proposé de l’emmener à la tête du convoi, Freya ne mit que quelques minutes avant d’apercevoir ceux qu’elle cherchait. Montés sur de puissants chevaux parés des couleurs de la Garde Impériale, Alrone Olland et Mars Ænland bavardaient, leurs silhouettes sombres se détachant sur la lueur chaude des torches. Les cheveux blancs d’Alrone créaient un contraste saisissant avec le chapeau noir que Mars quittait rarement, délavé par des années de bons et loyaux services. À leurs côtés, la masse imposante de Rowan Aaland les dominait du haut du chariot qu’il conduisait ; aucun cheval, si fort soit-il, n’aurait pu transporter le géant barbu sur une aussi grande distante. Il avait déposé sa vieille toque à côté de lui, et maintenant de deux doigts une pipe dont émanaient de fines volutes de fumée, qui se perdaient dans les gerbes de fourrure qui entouraient sa tête comme un nid entoure un œuf. Aucun d’eux ne faisait attention à ce cavalier qui s’approchait d’eux, bien loin de se douter qu’il transportait leur chef.

  • On escorte les civils, maintenant ? leur lança Freya d’une voix joyeuse. Aurais-je loupé l’Empereur dans ce convoi, ou bien êtes-vous nostalgique de nos anciennes missions ?

Ils tournèrent tous les trois leur visage vers elle, et leur expression s’illumina. Même Alrone, habituellement peu prompte aux effusions d’émotion, laissa échapper un sourire.

  • Freya ! s’écria Rowan d’une voix qui aurait pu faire trembler des montagnes. Tu surgis comme un diable de sa boite, ma parole !

Il se poussa pour lui laisser une place à ses côtés. Freya mit pied à terre et le rejoignit, après avoir remercié le soldat qui l’avait emmenée jusque-là. Ce dernier se fendit d’un salut solennel, et s’éloigna vers l’arrière du convoi.

  • Tu viens d’Olhanhel, ou tu arrives comme ça, par hasard ? demanda Alrone.
  • Non, je suis en effet passée à Olhanhel, répondit Freya. J’étais à Halsring.

Tous les trois la regardèrent avec des yeux ronds.

  • Halsring ? s’étonna Rowan. Tout ce temps ?
  • Tout ce temps, oui. J’y étais plus tranquille. Plus en sécurité, si vous voyez ce que je veux dire.
  • Ça n’a pas plu à tout le monde, tes petites aventures en solo, dit Alrone avec raideur.
  • Vaughan n’a pas eu l’air d’apprécier que tu disparaisses comme ça, précisa Mars. Attends-toi à un savon en rentrant.
  • Tu ne crois pas que tu nous dois quelques explications ? demanda Alrone.
  • Maintenant que nous sommes seuls, si.

Elle regarda autour d’elle, scrutant les alentours du chariot avec minutie ; mais personne ne se trouvait près d’eux, personne, en tout cas, qui aurait pu entendre leur conversation. Le convoi avançait paisiblement sous le ciel bleu sombre du début de soirée, évoluant telle une interminable et gigantesque chenille sur la plaine enneigée, bourdonnante d’activité des réfugiés.

  • Il m’est arrivé deux ou trois trucs que je qualifierais d’intéressants, depuis mon départ, dit-elle. Le moment est bien choisi pour en parler.

Les trois membres de la garde impériale avaient le regard fixé sur leur Capitaine. Rowan bourra de nouveau sa pipe et la coinça entre ses lèvres, emmitouflé dans sa cape, attendant une histoire digne de ce nom. Et pendant les minutes qui suivraient, il ne serait pas déçu.

Freya commença son récit en prenant garde de ne pas parler assez fort pour que quiconque en dehors de leur cercle ne puisse l’entendre. Cela commençait à Absenhel…

Ark somnolait à l’arrière de la charrette qui les transportait vers Dolenhel, lui et Thorsfeld. L’ex-Dieu-Roi regardait au loin ; il y avait dans sa façon de suivre les flocons de neige des yeux une sorte de nostalgie, que renforçaient sa mine fatiguée et les cernes noires qui soulignaient ses yeux, en cassant la couleur cendreuse de son visage. Le voyage se poursuivait, sans fin, rythmé seulement par le brouhaha que produisaient les centaines d’âmes rassemblées dans le convoi, et par les cahots irréguliers de la route qui peinait à laisser apparaitre ses pavés sous la neige.

Un oiseau s’approcha au loin, survolant chariots, chevaux et conducteurs avec des battements d’ailes rapides. Ark redressa la tête, interpelé par l’animal ; depuis leur seconde rencontre avec Hel, les oiseaux avaient acquis une capacité étonnante à mettre ses sens en alerte. Le volatile était blanc et pourpre. Il réalisa vite que c’était son oiseau. L’animal finit par atteindre le chariot et se posa sur son rebord, face à deux paires d’yeux circonspects ; un message était attaché à sa patte.

Ark déplia le morceau de papier, parcourut rapidement son contenu, puis se releva dans le chariot pour scruter l’horizon, d’un regard qui signifiait clairement qu’il cherchait quelque chose… ou quelqu’un.

  • Qu’est-ce que ça raconte ? demanda Thorsfeld avec la voix pâteuse de celui qui vient d’être tiré d’une longue rêverie.
  • Quelqu’un que je connais se trouve dans le convoi, répondit le Prince en rangeant le message dans sa poche. Un de mes… amis.

Il sauta au sol ; le chariot, soulagé du poids d’un de ses occupants, fut agité d’un soubresaut.

  • Viens avec moi, lança-t-il à Thorsfeld en disparaissant derrière une file de cavaliers, suivi de l’oiseau qui volait à sa suite.
  • Et tu crois que je vais… commença l’ex-Dieu-Roi.

Il réfléchit à ses options un instant, et avant d’avoir pu terminer la bêtise qui menaçait de sortir de sa bouche, il sauta à son tour hors du chariot et s’engagea dans une course saccadée à contre-courant du convoi, suivant Ark à travers des véhicules et des montures qui semblaient déterminés à lui indiquer le sens de la marche. Il finit par rejoindre son compagnon de voyage au moment où ce dernier montait à l’avant d’une caravane couverte d’une toile sombre, et tirée par deux chevaux dont le port jurait avec ceux des animaux alentours comme un diamant dans un seau de charbon. Il sauta à son tour dans le véhicule.

Il était conduit par une silhouette sombre. En fait, si les ténèbres avaient décidé qu’elles en avaient assez de n’être qu’un ornement pour les coins où la lumière ne s’aventuraient pas, et que sur un coup de tête elles avaient choisies de s’incarner en humain pour aller faire du tourisme à Dromengard, le résultat aurait été proche de ce personnage qui tenait les rênes. Il portait une armure de cuir légère mais complexe, aux multiples attaches et couches superposées, le genre qui laisse imaginer tout un attirail menaçant dissimulé dans les moindres recoins. Il était enveloppé d’une cape qui recouvrait sa tête d’une capuche large attachée au niveau des épaules, laissant dans l’ombre un visage recouvert d’un masque aux traits anguleux. Il affichait une gamme de couleur variée allant du noir foncé au noir encore plus foncé, jusqu’à ses mains, pourtant dépourvues de gants, qui dénotaient des origines Nornfinniennes. Ark se pencha et lui donna l’accolade.

  • Je croyais te retrouver à Dolenhel, dit-il. N’y étais-tu pas ?
  • Lieros nous y attend, répondit l’individu sombre avec une voix rauque qui semblait peiner à traverser son masque.

Le visage d’Ark se tordit dans un rictus constitué à part égales de surprise et de colère.

  • Lieros ? Je lui avais demandé rester à Nornfinn avec Helione !
  • Écoute, Ark, répondit l’autre, nous devons suivre tes ordres, mais seulement dans la mesure où ils ne te mettent pas en danger. Nous ne sommes pas les protecteurs d’Helione.
  • Vous me croyez peut-être en danger, là ?
  • Oui. Du moins, Helyone a convaincu Lieros que ça pourrait être le cas. Il se sent plus utile à tes côtés.
  • Elle l’a convaincu, répéta Ark, les yeux dans le vide. Ça, je veux bien le croire. C’est ce qu’elle fait.

Thorsfeld choisit ce moment pour atteindre le véhicule et se hisser à l’arrière. Avant qu’il ait eu seulement le temps de se redresser, la pointe d’un couteau était pressée contre sa gorge. Il eut un sursaut de surprise.

  • Il est avec moi, dit Ark en direction de son voisin.

L’homme en noir rangea son arme d’un geste aussi rapide et efficace que lorsqu’il l’avait sortie. Il se retourna vers la route, comme si Thorsfeld n’avait jamais été présent dans son dos. Ark se tourna vers lui.

  • Mirridian, voici… – un instant de réflexion lui rappela le nom qu’il avait entendu en arrivant à Dole-Halsring – …Erik.

Thorsfeld se contenta d’un regard lourd de reproches envers son compagnon, qui ne put lui renvoyer qu’une expression de visage qui, en version longue, signifiait sans aucun doute : « Désolé, aurais-tu préféré que je révèle ton vrai nom, celui que tout le monde hait ?». L’homme à la cape noire ne fit aucun mouvement qui aurait pu montrer de près ou de loin qu’il était enchanté de cette rencontre, ni même qu’il n’en ait eu conscience.

  • Mirridian est un ami de Nornfinn. Plus qu’un ami, de fait. Une ombre.
  • Il en a certainement le déguisement, répondit Thorsfeld d’un ton acerbe.
  • C’est un Skryggar, continua Ark. Chaque membre de la famille royale de Nornfinn en a deux, depuis toujours. Ce sont des guerriers qui nous suivent, nous protègent, et combattent pour nous. Je connais Mirridian depuis que j’ai quatre ans.

Toujours aucune réaction du côté de Mirridian. Une véritable ombre n’aurait sans doute pas pu être aussi impassible.

  • C’est le genre d’allié qui aurait été pratique face à Hel, fit Thorsfeld. Ou face aux Ombergeists. Ou au dragon. Mais aller nous louer une charrette, j’imagine que c’est utile aussi.

Cette fois, l’information sembla atteindre l’homme en noir, qui tourna la tête brusquement en direction de son voisin ; Thorsfeld imaginait une expression de vive surprise sous son masque.

  • C’est une longue histoire, dit Ark de façon à apaiser son garde du corps. Pour le moment, attendons d’avoir atteint Dolenhel ; là-bas, nous pourrons échanger nos informations la tête reposée. Lieros a-t-il profité de son… escapade… pour trouver un coin décent quelque part dans la ville ?

Il y avait dans la voix d’Ark un air de reproches sévères. Mirridian lui répondit sans l’embarras qu’on aurait pu attendre de lui.

  • Nous avons un endroit pour résider, dit-il. Il y est depuis plusieurs jours, de fait.
  • Et moi qui pensais que c’était à toi que les lettres que j’envoyais à Dolenhel parvenaient… Il s’est bien gardé de signer ses réponses, ce fourbe.
  • Écoute, Ark, je n’étais pas au courant avant qu’il arrive à la capitale. Mais je le comprends ; il fait ça pour toi, garde ça à l’esprit.
  • Mais Helione…
  • Helione est en sécurité. S’il y a une personne qui est en sécurité dans ce monde, c’est bien elle. Elle s'inquiète pour toi ! Et nous aussi. Tu as toujours eu cette illusion ridicule que tu étais invincible !

Ark regarda Mirridian d’un air interdit. Ce dernier se tourna de nouveau vers la route ; de subtils mouvements nerveux au niveau de ses épaules trahissaient sa gêne.

  • Enfin, ce n’est pas à moi de te dicter ce que tu dois faire. Pardon.
  • C’est bon, fit Ark en se massant le front avec lassitude. Tu as raison.
  • Dites, je peux me permettre de demander quelque chose ? se permit de demander Thorsfeld.

Il était affalé en travers de la charrette, derrière les deux hommes. Les bras croisés sur sa poitrine, il avait les pieds posés nonchalamment sur le rebord du véhicule. Sans laisser à ses interlocuteurs l’occasion de formuler une réponse à sa question qui n’en attendait aucune, il continua :

  • Bon, je vais faire tourner ma perspicacité à plein régime pour considérer que ce Lieros est « garde du corps numéro 2 ». Mais Helione, c’est qui exactement ?

Silence.

  • Bon, écoutez, les gars, continua l’ex-Dieu-Roi, je suis paumé, là. Mettez-vous à ma place. Si vous ne voulez pas me mettre au jus, je ne sais pas, moi… Écrivez-vous des lettres !
  • Helione est ma femme, répondit Ark – chacun de ses mots semblaient peser des tonnes.
  • Ta femme. O-kay. Tu es marié. Je vois ; tu ne me l’avais pas dit.
  • En fait, si, lui lança Ark d’un ton de reproche. Je te l’ai dit. Mais tu es trop détaché de ton entourage pour retenir ce genre de détails.

Coup d’œil courroucé en direction du Prince de Nornfinn ; il ne se retourna pas pour recevoir le regard de l’ex-Dieu-Roi.

  • Qui est ton… ami ? demanda Mirridian.
  • Un ancien compagnon de cellule, fit Ark d'une voix naturelle, comme s'il avait depuis longtemps préparé cette explication – qui était pourtant exacte. Je n'y suis pas resté longtemps, ajouta-t-il en voyant le masque se tourner vers lui avec circonspection. Ce fut… Très bref. Mais on a voyagé ensemble depuis.

Mirridian ne dit rien de plus. Est-ce que l'explication lui convenait ? Thorsfeld aurait eu du mal à le dire. Quoi qu'il en soit, si l'homme en noir était vraiment le gardien personnel d'Ark, il ne voyait probablement pas d'un bon œil le fait que son Prince se promène en compagnie d'un repris de justice. Thorsfeld se fit la promesse d'éviter de tourner le dos à Mirridian et à son collègue qui les attendait à Dolenhel, si d'aventure il en venait à rester avec eux.

  • Sinon, avez-vous découvert quoi que ce soit de nouveau depuis notre dernier échange ? demanda Ark comme s'il craignait de laisser le silence s'installer – une idée saugrenue dans le fracas qui émanait en permanence du gargantuesque convoi.
  • Pas grand-chose ; pour être honnête, notre idée selon laquelle il y aurait un dragon à Dolenhel n'est basée que sur des signes parallèles. L'alun pulvérisé qui est livré en quantité dans la cité souterraine n'est pas forcément utilisé pour entretenir des écailles ; il est peut-être seulement employé pour réaliser des teintures. L'Alfrost qui arrive par bidons entiers n'est pas nécessairement utilisé pour regeler une gorge de dragon ; il est possible qu'il soit employé pour conserver de la viande, comme par exemple ces tonnes de bas-morceaux crus qui arrivent par charrette tous les deux jours et qui ne sont sûrement pas destiné aux fins palais de ceux qui vivent auprès de l'Empereur. Mais tout ça en même temps ? L'Intendant de Nornfinn saurait te dire qu'il a déjà vu ces livraisons quelque part.
  • Tu dis que tout ça est livré dans la cité souterraine ? demanda Ark en plissant les yeux. Je ne vois pas pourquoi un dragon serait caché là-bas, si près de l'Empereur. Quelqu'un s'en apercevrait. Et si Enerland était au courant, aucun doute qu'il ne manquerait pas une si belle occasion d'affirmer sa puissance. Quel autre intérêt un dragon aurait-il aux yeux d'un Impérial ?
  • Écoute, je n'en sais rien. Nous en sommes aux suppositions. Lieros devait profiter de ses quelques jours seul à Dolenhel pour enquêter là-dessus. Certains de ces chargements portaient la marque du Printemps, je lui avais conseillé de se rapprocher d'eux.
  • Le Printemps ? fit Ark en se redressant. Qu'est-ce que c'est que ça ?
  • Tu n'en as pas entendu parler ? s'étonna Mirridian sans que son masque ne puisse traduire son expression surprise. C'est une sorte de secte, un rassemblement entre les Églises d'Edelyn et Addaltyn. Dans les faits, leurs actions consistent surtout à coller des badges aux manches des prêtres, mais le mouvement prend de l'ampleur. Depuis que certains ont cru entrevoir Addaltyn au milieu de la nuit, et avec la mort de Thorsfeld, les fanatiques recrutent à tour de bras. Rien de nouveau.
  • Sauf si ce Printemps retient un dragon prisonnier dans je ne sais quelle geôle de Dolenhel, pas vrai ?
  • En effet.

Ark se mit de nouveau à scruter l'horizon, les yeux dans le vague. Il avait coutume d'interposer ce genre de moments de réflexion dans les conversations sérieuses. Mirridian reporta son attention sur les rênes, gardant l'attelage léger dans le courant irrésistible du convoi.

  • Et comment transporte-t-on de l'Alfrost ? demanda Thorsfeld sur le ton détaché d'une conversation entre la poire et le fromage. Quel genre de récipient peut contenir quelque chose qui transforme tout ce qui le touche en glace ?
  • Un récipient en glace, répondit Ark comme s'il expliquait l'arithmétique à un enfant. Ils font des bidons en glace.
  • Oh. C'est intéressant.
  • Tu ne voudrais pas rester silencieux pendant que les adultes discutent ?
  • Oh, écoute, geignit Thorsfeld avec force exagération théâtrale, si je t'emm…

Mirridian les interrompit d'un geste brusque, tendant le bras, la paume aplatie en signe de vigilance.

  • Ah, tu as entendu aussi ? lui demanda Ark.
  • Entendu quoi ? lança Thorsfeld. Il y a du bruit partout.

En guise de réponse, Ark se mit debout à l'avant du chariot, rapidement suivi par Mirridian. Thorsfeld resta affalé en travers de la remorque, mais il tendit l'oreille. Rien d'alarmant ; le convoi produisait toujours son épuisant brouhaha, mais à part cela, aucun son ne provenait de l'extérieur. L'environnement restait perdu dans les ombres, témoin silencieux du passage de centaines de réfugiés, sans qu'un seul bruit ne vienne déranger son sommeil paisible. Qu'est-ce qui pouvait avoir dérangé Ark ?

Et puis ça lui revint.

Thorsfeld se souvint soudain d'une forêt que le silence avait engloutie.

  • Foutredieu ! s'écria Rowan, et sa voix fit vibrer le bois de l'attelage par la gravité de ses harmoniques.
  • Si la moitié de tout ça est exact… commença Alrone.
  • C'est exact, fit Freya. Tout est exact.

Elle était arrivée au bout de son histoire ; désormais, ses compagnons savaient tout de son épopée, depuis sa visite d'Absenhel jusqu'à cet instant où ils chevauchaient à allure réduite en tête du convoi, bravant les ombres de la plaine enneigée jusqu'à cette ville salvatrice dont les lumières commençaient déjà à s'apercevoir à l'horizon. Enfin, "tout" était peut-être un bien grand mot ; de fait, aucun d'eux ne savait que Thorsfeld et Ark avaient été de la partie. Dans la version officielle de l'histoire, elle avait voyagée seule, avait été attaquée seule, et avait décidé seule de s'exiler quelques temps à Dole-Halsring. Aucun des membres de la Garde Impériale n'avait mis en doute son récit, car chacun savait qu'elle avait gagné depuis longtemps le droit de pénétrer dans ce qui était autrefois le domaine du Dieu-Roi. Pour l'instant, ses trois compagnons et subordonnés la regardaient avec une circonspection excusable.

  • Je ne peux pas croire que Slen Aarland soit impliqué dans tout ça, protesta Mars. C'est… C'est trop énorme. Un disciple d'Addaltyn doit se contenter de…
  • Tu laisses le cul-béni parler, là, fit Rowan en l'interrompant. Ce chapeau, t'aurais dû le foutre en l'air quand t'as quitté l'Église ; ça t'éviterait de croire moins en la parole de Freya qu'en celle du premier venu qui porte le même galurin que toi.
  • Je n'ai pas… Tu n'as… commença à protester Mars en rougissant légèrement. Je ne mets pas la parole de Freya en doute ! Juste que… peut-être… qu'elle se trompe ?

Le regard que lui lança Freya lui confirma ce qu'il craignait. Elle ne se trompait pas, bien sûr.

  • Tromperie et poignard dissimulés. Rien d'inhabituel de la part de toute cette clique qui gravite autour de sa Majesté, souffla Alrone sans se dévêtir de son visage grave. Mais si Aarland est responsable pour les Ombergeists, alors il n'est pas seulement un comploteur, il est un meurtrier de la pire espèce. Il faut le traduire en justice !
  • Pas sans plus de preuves, dit Freya avec lassitude. Nous devons resserrer la garde autour de Samahl Enerland et tenir Aarland à l'œil jusqu'à ce que nous puissions nous débarrasser de lui.
  • Sans compter que si tu as vraiment vu des Ombergeists, tu dois le reporter à l'Empereur dès que l'occasion se présentera ! tonna Mars, qui avait retrouvé son aplomb. De préférence quand Aarland ne sera pas dans les parages, s'il s'avère qu'il est vraiment derrière tout cela.
  • Ça, ça risque d'être la partie la plus compliquée du plan, dit Rowan. Le ratichon passe le plus clair de son temps dans les jupes de l'Empereur. On n'était déjà pas loin de les marier, avant, mais tu connais pas la dernière ? Le bonhomme s'est quasiment installé au pied du lit d'Enerland.
  • Il quitte rarement le Palais, ces derniers temps, traduisit Alrone. Depuis qu'il est revenu d'Absenhel, il s'y est installé de façon permanente ; il ne se déplace plus au Temple d'Addaltyn que pour les offices et quelques formalités occasionnelles.
  • Joie ! lança Freya avec un air aussi joyeux que l'écorce d'un saule pleureur. Vous n'avez rien trouvé d'autre sur lui, pendant que j'étais partie ?
  • Pas vraiment, admit Mars avec un air dépité. On a commencé par resserrer un peu la garde de l'Empereur – c'est notre boulot, maintenant, pas vrai ? – et puis on a regardé de plus près le Printemps… Tu te souviens de cette organisation ?
  • Cette secte, tu veux dire, rétorqua Freya avec dédain. Ça peut pas être des enfants de cœur, puisqu'Aarland a leur foutu badge à la manche !
  • Tu te laisses emporter parce que tu n'aimes pas Aarland, lui fit Mars. Bon, j'imagine que oui, le fait qu'il en fasse partie est un mauvais signe, ajouta-t-il en voyant les regards fixes de ses camarades.
  • Tu n'en fais pas partie, toi, au moins ? demanda Freya avec dans la voix une imposante pincée de suspicion.
  • Moi ! s'étrangla Mars, comme outré. Jamais de la vie !

Les sourcils froncés, comme blessé par la méfiance de son amie, il s'empara du Livre d'Addaltyn, ce vieux grimoire à la couverture racornie qui ne le quittait jamais. Il l'ouvrit avec le geste de celui qui connait chaque recoin de l'objet, fit glisser quelques pages que le temps et l'humidité avaient jaunies, et s'arrêta sur un passage écrit à l'encre bleue sombre – du moins, cette encre devait être sombre lorsque le livre avait été imprimé, des années auparavant. Il se mit à lire d'une voix impérieuse :

  • Troisième livre, Vingtième jour, Troisième heure : « Du gouffre séparant les deux servants, tu ne douteras point, car leurs voix sont deux faces de la même parole, qui n’accepterait aucun mélange. Le Temple de l'Arbre et l'Église de Pierre seront édifiés chacun d'un côté de la cité, car leur aura n'a de force que dans la séparation ; leurs fidèles seront camarades mais pas amants ; ils seront alliés mais pas frères. Addaltyn parlait ainsi, et ainsi parlait Edelyn.»

Trois paires d'yeux le regardèrent avec des expressions interdites.

  • Il vous faut une traduction ? déplora-t-il. C'est pourtant clair : le Livre dicte que les Églises d'Edelyn et d'Addaltyn doivent rester séparées ; c'est la meilleure façon d'éviter la corruption et les abus de pouvoir ; chacune aide l'autre mais le regarde avec vigilance. Ce passage est un de ceux qui est reporté à l'identique dans le Livre du Temps et celui de la Terre. Bref, l'existence du Printemps est contraire aux Livres ; c'est pourquoi je n'en ferais pas partie, quel que soit l'attrait que pourrait présenter un tel rapprochement.
  • D'accord, d'accord, fit Freya en souriant. Tu n'as pas besoin de jouer les bigots ; je te crois.

Mars rangea le livre avec l'air assuré de celui qui vient de prouver, documentation à l'appui, qu'il avait raison depuis le début.

  • En tout cas, fit Freya, je dois admettre que je serais rassurée quand je me trouverais derrière les murs de Dolenhel.
  • Après tout ça, c'est sûr, dit Rowan. C'est aussi le cas de tous ces pauvres gens, crois-moi.
  • Au-delà de ça, j'ai toujours trouvé les environs de la Capitale un peu glauques, la nuit. L'œil ne sait pas sur quoi se fixer, il n'y a presque rien, à part la neige et l'horizon. Et ça ne s'arrange pas, apparemment.

Elle laissait son regard se promener aux alentours. La plaine de Dolenhel s'étendait à perte de vue, resplendissante d'une aura lugubre que la lumière du soleil de nuit lui conférait ; çà et là, quelques bosquets de sapins et autres affleurements rocheux brisaient l'unicité de la couleur en formant des taches sombres. Le convoi se déplaçait dans ce paysage comme une rivière de bêtes, de bois et de métal, formant un long trait sombre et grouillant qui se propageait comme une rivière étroite à l'aspect souillé, soulevant la poudreuse autour de lui et projetant aux alentours la lueur chaude des torches et des lanternes. Au fur et à mesure que l'interminable caravane approchait de Dolenhel, de vastes nappes de brumes apparaissaient autour d'elle, géant de brouillard dans lesquels le regard se perdait, écrasant le convoi de leur présence massive.

  • Il y a beaucoup de brume aux alentours de Dolenhel, ces derniers temps, expliqua Alrone d'une voix monocorde. Surtout la nuit.
  • Foutue purée de pois, ouais, tonna Rowan. Tu sais ce que ça donne, en ce moment, lorsqu'apparait une nouvelle cachette que dame nature nous envoie, hein ? Les gens pensent que ça grouille d'Ombergeists. Nous ont fait vadrouiller là-dedans des jours et des jours. Et des nuits, aussi ! Autant de putain de nuits passées à se geler le cul, sans y voir plus loin que le bout de son nez. T'as vu des Ombergeists, hein ? Moi, m'est avis qu'ils sont pas assez cons pour se trainer là-dedans. On est les seuls à s'imposer des trucs comme ça. En tout cas, on a rien choppé, à part des engelures.
  • Levi a disparu deux jours dans le brouillard, une fois, ajouta Mars. Vaughan le croyait mort, il voulait qu'on parte tous à sa recherche. Et lui, il revient comme une fleur avec Java, alors qu'on était parés pour aller le dénicher. Il n'a rien trouvé. S’il y a des Ombergeists, ils nous évitent ; comme partout ailleurs.
  • Ne t'en fais pas, fit Alrone. Dans une demi-heure, à cette allure, on sera à Dolenhel. On laissera aux intendants le plaisir de caser tout ce joli monde, et on te posera dans un fauteuil avec une infusion pour que tu puisses tranquillement te faire sermonner par Vaughan ; soit dit en passant, s'il a besoin d'aide, je serais là – elle posa sur Freya un regard teinté d'une sévérité à peine dissimulée.
  • Allez ! lança Rowan. Tout va bien se passer. Réveillez-moi quand on passe les murs de la ville.

Et sur ces mots, il s'affaissa en arrière sur le dossier que formait le chariot qu'il conduisait, se positionnant de façon à pouvoir s'assoupir sans pour autant lâcher les rênes, ne réalisant pas l'horreur de ce qu'il venait de déclarer.

Car il convient de se rappeler que l'Univers, s'il était un humain, serait un sacré salopard. Il est en effet doué d'un esprit de contradiction relevant du sadisme effréné ; si vous sortez avec un parapluie par temps maussade, vous pouvez être sûr que la journée sera ensoleillée d'un bout à l'autre, et l'inverse, évidemment, est tout aussi certain. Si un gardien de l'ordre vieillissant fait mention de sa retraite prochaine, vous pouvez parier que dans l'heure qui suit, il va passer l'arme à gauche. Et si vous faites un commentaire malheureux du genre « Tout va bien se passer, nous n'allons quand même pas nous faire attaquer par des monstres assoiffés de sang dans les cinq minutes de voyage qu'il nous reste ! », alors cramponnez-vous à votre chapeau et gardez votre épée près de vous, parce que l'univers prendra cette affirmation comme un défi.

Dans le cas présent, un seul d'entre eux portait un chapeau, et il ne s'y cramponna pas plus qu'à l'accoutumée. Quant à leurs épées, bien que proches de leurs propriétaires, elles n'étaient pas la cible d'une attention supérieure à la normale.

Freya avait-elle connaissance de la nature perverse de l'univers, ou était-elle aux aguets de façon permanente, par réflexe, comme d'aucun respire ou cligne des yeux ? Dans un cas ou dans l'autre, elle n'était pas aussi détendue que ses camarades. Encore habitée par des terreurs silencieuses et des combats désespérés, elle scrutait le paysage d'un air détaché qui dissimulait une vigilance quasiment sans faille ; chaque zone d'ombre, chaque affleurement rocheux était la cible de son regard acéré. Le convoi s'avançait lentement mais sûrement entre les vagues immobiles du brouillard environnant, s'enfonçant toujours plus en avant dans l'atmosphère cotonneuse ; la nuit et l'humidité rendait l'air glacial et peu rassurant, mais la neige, qui jusqu'alors arrosait tranquillement la caravane de flocons erratiques, s'était arrêtée. Contrairement à ce que les ténèbres environnantes laissaient présager, le ciel était clair, dénué de tout nuage.

C'est ce qui lui mit la puce à l'oreille.

Elle avait déjà vécu cette situation. La météo passant soudainement au beau fixe. Le frimas glacial qui semblait dévorer tout ce qui y pénétrait. Et quel était cet autre détail à l'époque ? Évidemment. Le silence. Ce silence pesant, impénétrable, lourd de menace. Le silence qui accompagnait les fantômes que dissimulaient les ombres.

Freya se leva précipitamment. Sa main était si serrée autour de la garde d'Edelynenlassja qu'on aurait presque pu apercevoir ses veines gonflées à travers le gant de cuir. Mars, Alrone et Rowan la regardèrent comme un magicien présentant le final de son numéro.

  • À quelle vitesse peut avancer ce convoi ? demanda-t-elle d'un ton sec.
  • Un peu plus vite que ça, j'imagine, répondit Rowan, mais pas tellement plus. Il y a de sacrés risques d'accident avec autant de… Attends, tu ne veux pas qu'on accélère ? On y est dans même pas vingt minutes !
  • Il faut prévenir les gardes, continua Freya en ignorant le commentaire du colosse. Qu'ils se tiennent prêts et restent groupés au bord de la caravane. Que tous les réfugiés qui possèdent des armes les utilisent. Que tout le monde soit sur le qui-vive.
  • Qu'est-ce que tu nous racontes ? lança Mars en la regardant comme si elle avait perdu la raison. Nous ne sommes pas attaqués, hein ? Je crois qu'on s'en serait rendus compte…

Son sourire, déjà peu assuré, disparut instantanément de son visage lorsqu'il vit l'expression de Freya. Pendant des années passées à ses côtés, il avait rarement eu l'occasion d'être témoin d'une panique aussi mal dissimulée chez Freya. La dernière fois remontait à six ans plus tôt, quelques minutes avant qu'elle ne lance un défi au Dieu-Roi. Il déglutit lentement.

  • Ombergeists ? se contenta de demander Alrone.
  • Probable. Soyez prêts.

Il ne leur en fallait pas plus de la part de celle qu'ils avaient vu passer de gamine sauvage à idole de l'Empire. La certitude les frappait comme un marteau à viande frappe de la carne : des Ombergeists, ces monstres qu'ils avaient pourchassés en vain pendant des semaines, les avaient trouvés, eux. Dans quelques instants, le convoi entier serait en proie au chaos le plus complet. Il fallait sauver le plus de réfugiés possible. D'un coup de bride, Mars et Alrone ordonnèrent un demi-tour à leurs montures, et s'éloignèrent au galop vers l'arrière de la caravane, chacun d'un côté, pour prévenir tout ceux que leurs voix pourraient atteindre.

Freya était toujours debout sur le chariot que conduisait Rowan. Ce dernier se retourna, et saisit à l'arrière du véhicule une large hache à double-tranchant, couverte de motifs complexes forgés dans l'acier ; personne d'autre que lui n'aurait pu ne serais-ce que soulever cette arme titanesque. Il se mit debout à son tour, en position d'attente.

  • J'espère que tu es sûre de toi, ma grande. La panique pourrait bien être plus mortelle qu'une menace en l'air.

Mais ça n'en était pas une. Freya le savait, et elle en eut la confirmation ; dans les coins de sa vision, au loin, au plus profond des nappes de brume gorgées de ténèbres, de furtives lueurs orangées zébraient la nuit de couleurs malsaines. Déjà, le crépitement indistinct se laissait deviner, au-delà des bruits de la caravane. Le silence était de glace. Ils s'approchaient.

  • Les voilà, dit Freya.

Elle se tourna pour contempler le convoi qui se déroulait derrière elle tel une interminable chenille sombre. Déjà, des têtes sortaient des roulottes. Une clameur soucieuse s'élevait des véhicules massés les uns contre les autres. Les gardes se rassemblaient en périphérie de convoi, et des armes se levaient ici et là ; la tension était palpable.

  • OMBERGEISTS ! cria Freya à qui pouvait l'entendre. ACCÉLÉREZ-MOI CE CONVOI ! VERS LA VILLE !

Il n'y eut que quelques secondes avant que le cri se propage et soit compris.

Quelques secondes, puis l'univers abattit sur eux son plus beau chaos.

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