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Chapitre 30
La horde du silence

Thorsfeld ne put jamais se souvenir de la transition entre ce moment tranquille où il rêvassait dans le chariot de Mirridian, et la cohue qui s’ensuivit. Tout se passa trop vite ; un instant, il se faisait la réflexion que le temps s’était soudain éclairci, et l’instant suivant, le convoi entier était en état d’alerte et accélérait maladroitement sa marche.

Il lui semblait avoir entendu un son indistinct qui aurait pu être la voix de Freya, à l’avant de la caravane. Il n’avait pas compris ce qu’elle avait dit. Il avait vu des cavaliers remonter le convoi avec hâte, et crier à qui pouvait les entendre d’accélérer la marche et de s’armer au plus vite. Ark était debout à côté de lui, l’oreille aux aguets ; il essayait de distinguer le crissement indescriptible dont les Ombergeists saturaient l’air, bruit étouffé mais strident qui annihilait tout autre son, brisant le silence pour le remplacer par un néant sonore plus oppressant encore. Mirridian n’avait pas bougé ; il s’était contenté d’indiquer à son Prince qu’il avait un fusil dans le chariot. Ark l’avait trouvé, et le tenait fermement entre ses mains.

Thorsfeld avait beau parcourir le paysage du regard, il ne distinguait aucun Ombergeist. Mais ils étaient là, il le savait, caché dans les ténèbres, dissimulés au fond de ces nappes de brouillard qui encerclaient le convoi comme d’impitoyables prédateurs immatériels. Le silence des Ombergeists était pour le moment recouvert par le brouhaha qui émanait de chaque chariot constituant la caravane ; hommes et bêtes étaient nerveux, et la cadence accélérée des roues et des sabots frappant la route pavée produisait une cacophonie arythmique que l’oreille ne pouvait suivre.

Il y eut un cri, soudain. Puis un autre.

Les regards se tournèrent vers l’arrière de la caravane ; il n’y eut pour ainsi dire rien, simplement une ombre jaillissant des profondeurs, une trainée orangée, une lueur malsaine décrivant en l’air un arc de cercle brisé. Une gerbe de sang, des cris étouffés, puis des beuglements affreux. Les victimes étaient trop loin dans le convoi pour qu’Ark et Thorsfeld les aperçoivent, mais ils surent que les cris déchirants qu’ils entendaient étaient poussés par ceux qui posaient pour la première fois leur regard sur les monstres qu’ils avaient par tous les moyens tenté de fuir.

Des hurlements fusèrent de partout ; des zébrures orange s’abattirent çà et là, au hasard, dans les chariots ; des membres arrachés volaient, suivis par des fontaines d’hémoglobine se détachant nettement sur le ciel dénué de tout nuage. Des corps sans vie tombaient en tous sens, chutant lourdement des carrioles pour s’écraser à terre sans bruit, souillant la neige de leur sang. Le convoi avançait tant bien que mal au milieu du chaos, et les Ombergeists, désormais bien visibles, se jetaient sur tout ce que leurs sens aveugles pouvaient détecter. Hurlements, os brisés, chairs déchirées, bois arraché et confusion d’une fuite désespérée : le chaos s’était emparé du convoi et ne voulait plus le lâcher.

Ark tira un coup de feu, rechargea, tira de nouveau. Un Ombergeist se jeta sur lui, jaillissant du brouillard comme un éclair ; c’est du moins ce qu’en conclut Thorsfeld lorsqu’il vit une trainée jaunâtre se précipiter sur le Prince de Nornfinn et disparaitre lorsque ce dernier roula sur lui-même pour l’esquiver. Il s’en tira avec une longue estafilade sur l’avant-bras et une grimace de circonstance. En tournant la tête, il s’aperçut que leur chariot n’était plus dirigé par personne : Mirridian avait disparu à son tour dans les ombres, laissant les rênes attachés sur le siège du cocher, et un couteau à longue lame planté dans le bois du véhicule. Thorsfeld comprit que l’arme lui était destinée ; il s’empara du couteau et décida de s’occuper des rênes, sans cesser de tourner la tête dans tous les sens, pointant au jugé sa courte lame vers la moindre ombre mouvante.

  • Qu’est-ce que tu fabriques ? lui cria Ark après avoir tiré un nouveau coup de feu en direction des lueurs mouvantes qui hantaient le brouillard.
  • Ton pote s’est fait la malle ! hurla Thorsfeld en réponse, tentant tant bien que mal d’élever la voix pour couvrir le carnage.
  • Contente-toi de conduire plutôt que de raconter n’importe quoi ! lui lança à son tour Ark, avec un volume vocal nettement plus convaincant.

Le convoi avançait à toute allure ; pas très vite en vérité, mais tout de même à une vitesse impressionnante, considérant sa masse. Derrière le brouillard, au loin, Thorsfeld apercevait de hautes tours qui devaient faire partie de leur destination, Dolenhel. Le convoi y parviendrait-il ? Et si oui, combien de survivants y aurait-il ?

Son regard fut accroché par un cavalier qui passa tout près de lui et manqua de lui tomber dessus sous le choc d’un Ombergeist ; il tomba à terre et fut rapidement recouvert par la neige. Son cheval réussit à s’enfuir mais fut rapidement fauché à son tour par une lame de chair noire.

L’ex-Dieu-Roi redirigea son regard sur la route devant le chariot, seulement pour le poser sur une masse noire qui se tenait à sa gauche. C’était grand. C’était large. C’était un Ombergeist.

Il resta paralysé de peur, oubliant jusqu’à l’arme qu’il serrait dans sa main; la créature avait grimpé le flanc du chariot, déchirant de sa lame bois et métal, laissant dans son sillage un tas d’échardes et de ferraille qu’on aurait cru arrachés par un scie gigantesque. Thorsfeld aurait pu réagir ; il aurait eu une seconde pour le faire. Mais il ne le fit pas. Tout ce qu’il put accomplir, c’est de remarquer que le monstre était différent de ceux qu’il avait déjà vu : toujours cette peau d’un noir grisâtre, toujours ces protubérances en pointe disséminées sans aucune logique sur sa peau, toujours ces veines striant son corps d’où émanait une lueur orange maladive. Mais la créature était moins maigre, moins décomposée ; elle semblait plus en forme, ses muscles étaient plus saillants, et la partie brillante au niveau de son estomac était masquée en partie par des lambeaux de chair qui semblait dévorer la source des veines brillantes. Ses doigts joints en lames grossières étaient peut-être plus longs, et était-ce une lumière orange qui semblait suinter de derrière la peau labourée du visage ? Impossible de le dire : cela ne dura qu’un instant, une seconde à peine de suspens qui laissa seulement à Thorsfeld le temps d’enregistrer machinalement l’apparence de celui qui allait le massacrer. Et l’instant d’après, l’Ombergeist se jeta sur lui, avec un mouvement disgracieux aussi saccadé que mortellement rapide.

Thorsfeld ferma les yeux. Puis les rouvrit. Il se sentait… toujours vivant, ce qui constituait une agréable surprise. L’Ombergeist avait reçu de plein fouet une volée de poignard lancés avec force ; quatre lames d’acier noirci qui pénétrèrent la chair malmenée de son visage et le projetèrent sur le côté ; il heurta le flanc du cheval et tomba sous ses sabots dans un bruit écœurant d’os éclatés. Thorsfeld regarda sur le côté et ne vit rien d’autre qu’Ark en train de tirer aussi vite qu’il le pouvait en direction de la moindre lueur orangée. Son bras dégoulinait de sang. Les couteaux avaient sans aucun doute possible été lancés par Mirridian ; mais de l’homme au masque, aucune trace. Les ténèbres l’avaient enveloppé.

Les pertes humaines devaient maintenant se compter par dizaines ; le chaos du convoi lancé sur la route à toute allure produisant toujours un bruit qui parvenait à couvrir jusqu’au crépitement sourd des Ombergeists. Des lances, des épées et des flèches étaient projetées dans toutes les directions, et seuls des cris de souffrance épars indiquaient ceux que les monstres avaient fauchés ; les cadavres disparaissaient dans la neige, rapidement distancés par les chariots.

  • On n’y arrivera pas comme ça ! beugla Ark en rechargeant son fusil d’une énième balle.
  • Si tu as une bonne idée, je t’écoute ! cria Thorsfeld. Je n’ai que ça à faire, alors prends ton temps !
  • J’en ai une, en effet !

Sur ces mots, il enjamba la rambarde et d’un saut, il passa à côté de Thorsfeld pour monter sur le cheval qui tirait leur chariot, s’installant avec hâte sur la selle sommaire qui l’équipait.

  • Allez, viens ! cria-t-il à l’ex-Dieu-Roi. Au diable, ce foutu chariot !
  • Et Mirridian ? demanda Thorsfeld sans pour autant manquer de s’installer dans le dos d’Ark avec une vitesse impressionnante.
  • T’occupe pas de Mirridian ! Il se trouve déjà là où on va ; et je n’ai encore aucune idée d’où ça se trouve !

Il sortit d’un des recoins de sa ceinture une dague courte, et coupa net les liens unissant le cheval au véhicule ; l’animal libéré se jeta sur le côté et se mit à galoper avec l’énergie du désespoir, laissant le chariot se retourner, puis s’écraser derrière eux, repoussé avec violence par le flot impétueux du convoi.

Ils remontèrent rapidement la caravane, dépassant sans mal véhicules, bêtes et cadavres, s’écartant à peine pour laisser passer les soldats à cheval occupés par une bataille perdue d’avance contre des adversaire invincibles, plus redoutable que le plus terrible monstre de leurs cauchemars ; et pourtant, il se battaient, sans fuir, sans abandonner. Dolenhel était en vue. Ils pouvaient s’en tirer.

Thorsfeld crut voir une forme passer d’un chariot à l’autre près d’eux ; cela ne dura qu’une fraction de seconde, et le mouvement était beaucoup trop fluide, trop maîtrisé pour être celui d’un Ombergeist. Il fit alors l’expérience du sentiment de sécurité que seuls les membres de la famille royale de Nornfinn pouvaient ressentir, protégé par les invisibles Skryggars.

Leur cheval remonta la caravane, se faufilant comme une anguille dans le chaos, laissant ses cavaliers avec l’espoir, sûrement futile, qu’ils pourraient survivre à cette nuit.

Freya naviguait en tête de cortège comme un capitaine à la proue de son navire. Un capitaine qui se trouverait dans la première tempête de sa vie et taillerait la pluie de son sabre sans jamais toucher une goutte. Un capitaine complètement perdu au milieu des flots.

Elle ne savait pas quoi faire. La clameur des combats se faisait entendre derrière elle, tout au long de la caravane. Des gens mourraient. Pendant des semaines, on retrouverait des cadavres démembrés et gelés sur les bords de la route, enfoncés dans des amas de neige écarlate, la chair bleue striée de veines gonflées. Les corps s’amoncelaient, le convoi avançait aussi vite qu’il pouvait, mais Dolenhel ne semblait pas approcher ; ses murailles et ses hautes tours se dessinaient au loin, les narguant de leur invincibilité de pierre pendant qu’eux se faisaient massacrer comme des agneaux paralytiques entourés d’une meute de loups. Mars et Alrone n’étaient pas reparus depuis qu’ils s’étaient dirigés vers l’arrière du convoi, et cela faisait de longues minutes qu’aucun cavalier n’était passé à proximité du véhicule de tête. Elle avait tenté de riposter lorsque des zébrures jaunes l’avaient frôlées mais n’avait rien touché. Les Ombergeists semblaient les éviter, elle et Rowan ; le colosse avait seulement pu repousser une des créatures qui était passée en trombe en commettant l’erreur de se mettre à portée de sa hache. Pour autant, l’arme gigantesque au tranchant amoureusement affuté ne parvint même pas à trancher la peau dure comme l’acier de l’Ombergeist, qui se contenta de se ramasser au sol pour disparaitre de nouveau dans la brume.

Enfin, ce qu’elle attendait se produisit : un cavalier parvint assez près d’elle pour qu’elle puisse l’interpeler.

  • Vous, là-bas ! – il se tourna vers elle – Par ici !

Le soldat dirigea sa monture vers le chariot de tête où l’attendaient Freya et Rowan. Son visage montrait l’étendue de sa terreur et de sa fatigue, mais son épée était propre : les Ombergeists semblaient intouchable, et la puissance de leur cuirasse de peau noire les rendait invincibles.

  • J’ai besoin de votre cheval ! lui cria-t-elle pour se faire entendre malgré le vacarme. Montez sur le chariot !

Il allait s’exécuter mais en fut incapable. Un éclair noir le frôla et son cou se tordit dans un angle morbide, s’ouvrant dans la longueur en projetant une gerbe de sang. Freya n’eut pas même le temps de comprendre le sort qui s’était abattu sur le militaire avant que son visage soit éclaboussé par des gouttelettes écarlates qui dessinèrent une trainée sur sa joue, couvrant sa propre cicatrice. L’Ombergeist avait déjà disparu. Son visage montra une expression de surprise irrépressible pendant une seconde, une seconde pendant laquelle ses yeux écarquillés virent le corps du cavalier glisser lentement sur le flanc de sa monture, la tête branlante tenant à peine sur ses épaules, puis s’effondrer au sol comme une marionnette dont les fils auraient été coupés. Elle ne mit pas plus de temps à se ressaisir et à sauter en selle sans laisser au cheval le loisir de comprendre que pendant un instant, il avait été libre.

  • Je fonce à Dolenhel ! lança-t-elle à Rowan. Reste en tête de convoi, surtout !

Le visage de ce dernier était figé dans une expression grave, ses lourds sourcils froncés sur son visage bourru encadré par sa barbe et son couvre-chef. Il se contenta d’un hochement de tête. Un Garde Impérial ne quittait pas son poste. Pas quand Freya Helland le lui avait demandé.

D’un brusque coup de talon, elle lança sa monture en avant. La bête n’avait pas besoin de direction pour s’élancer avec hâte vers la seule direction qui paraissait sûre : cette grande et vaste plaine dégagée qui s’ouvrait devant elle, entourée de brouillard, et surtout, ce halo de lumière à peine visible qui entourait les murailles de la ville, au loin. Après quelques secondes de galop, ses sabots lui avaient déjà donnés une avance considérable sur le convoi, les bruits de combats étouffés par la distance et la lourde présence de la brume épaisse qui les entourait.

Quelques minutes suffirent à apercevoir plus précisément les murs de la capitale Impériale. Hauts et larges, ils semblaient imprenables, et se perdaient sur les côtés plus loin que l’œil ne pouvait les distinguer, entourant la ville gigantesque, ne laissant que de rares bâtisses à l’extérieur de son enceinte. À son sommet, il était éclairé par de nombreuses torches qui étaient allumées chaque soir, et elle distinguait les silhouettes lointaines des gardes patrouillant sur le chemin de ronde. Ils étaient immobiles ; sans aucun doute avaient-ils distingué le convoi et détecté que quelque chose ne se passait pas comme prévu. Heureusement pour la Capitaine de la Garde Impériale, la porte la plus proche d’elle était encore ouverte, laissant un pont praticable qu’elle put emprunter pour traverser les douves tapissées de pierre. Elle dépassa en trombe plusieurs soldats emmitouflés dans des capes qui surveillaient le tunnel reliant la porte à l’intérieur de la ville, puis pénétra enfin à l’intérieur de Dolenhel. Elle se perdit pas de temps à profiter de la sensation de sécurité que procuraient les murs de la ville, et dirigea sa monture vers une des rampes sillonnant vers le sommet des murs.

Klov Inland était assis à terre sur sa longue cape rouge sombre, malgré son armure noire de la Garde. Ses petites lunettes rondes fixées au bout du nez, il lisait un livre tranquillement, entouré par une dizaine de garde qui, eux, ne s’étaient pas permis une telle décontraction. Freya savait qu’un membre de la Garde Impériale attendrait l’arrivée du convoi ; il ne devait pas imaginer en voir la couleur avant une bonne heure. Il releva la tête en entendant les sabots du cheval marteler le sol.

  • Freya ? s’estomaqua-t-il avec une expression de surprise intense. Qu’est-ce que…
  • Le convoi de réfugiés est attaqué par des Ombergeists ! cria-t-elle en dissimulant sa respiration saccadée.

Klov se releva péniblement.

  • Il faut ouvrir la grande porte, immédiatement ! La caravane se dirige par ici, elle devrait arriver d’un instant à l’autre ; si on a de la chance, il y aura des survivants. Klov, tu te trouves un cheval fissa, et tu vas me chercher Halek et Levi. Vous alertez la cavalerie, je veux tous les chevaliers du quartier en train de charger dans cinq minutes ! Lyn reste avec Enerland !

Klov la regarda d’un air interdit, mais se mit néanmoins à courir sur l’instant. Les soldats restèrent immobiles, comme pétrifiés ; ils n’étaient pas dotés de la même présence d’esprit.

  • Vous n’avez pas compris ? leur hurla Freya. Sonnez le cor ! Alerte générale ! AUX ARMES, BON SANG !

Le branle-bas de combat qui se déroula alors lui mit du baume au cœur ; elle fit faire demi-tour à son cheval et emprunta en sens inverse le chemin qu’elle avait pris plus tôt ; elle se trouva bientôt de nouveau à l’extérieur des fortifications, pour pouvoir distinguer la lueur des torches du convoi qui s’approchait des murs. Avec la distance, sa vitesse semblait ridicule. Elle fonça à bride abattue, en entendant tout de même le son lourd du cor se propageant sur les murs de Dolenhel. Bientôt, toute cette partie de la ville serait en alerte. Les soldats sortiraient de leur torpeur. Les habitants de l’extérieur des murs se réfugieraient intra-muros. Il y avait peut-être encore des réfugiés à sauver.

Entourée par la brume, elle se précipitait vers la caravane, au loin, lorsque qu’un Ombergeist isolé surgit à sa droite ; elle n’eut pas le temps de faire un écart, le monstre était trop rapide. Elle le vit du coin de l’œil et, plus par réflexe qu’autre chose, fit valser Edelynenlassja en direction de la masse sombre qui se jetait sur elle, toute lame dehors. Il ne l’atteint pas ; son corps se sépara nettement en deux parties dans une gerbe d’étincelles lumineuses orange qui se propagèrent devant elle avant de mourir, avalées par les ténèbres. Un bruit à sa gauche lui indiqua que le corps du monstre avait touché terre. Bien sûr, elle savait que son épée pouvait blesser les Ombergeists ; elle avait déjà eu l’occasion de le constater. Malgré cela, cette brève victoire, aussi insignifiante soit-elle face à la horde du silence, lui insuffla une bouffée d’adrénaline salutaire. Une sensation de rage trop longtemps oubliée se diffusa dans son corps ; sa soif de combat était de retour.

Rowan était toujours en train de se battre, coincé sur son chariot comme sur une île déserte ; les Ombergeists, néanmoins, n’hésitaient pas à se jeter sur lui de temps à autre, fort de leur invincibilité. Freya crut distinguer ce qui aurait pu passer pour un feulement de surprise lorsqu’elle chargea la horde grouillante à l’avant du convoi et trancha net la tête d’un des Ombergeists, d’un large revers de son épée. Le corps décapité s’agita encore un peu tout en chutant, et fut avalé en dessous du convoi.

  • J’ai alerté les autres ! cria Freya en manœuvrant sa monture. Ils arrivent !
  • La belle affaire, répondit Rowan. Le temps qu’ils se montrent, il n’y aura plus personne à sauver !
  • Je te sens pessimiste ! dit Freya en agitant son épée avec maestria, un sourire en coin. N’est-on pas biens, là, comme au bon vieux temps ?
  • Ah ! s’esclaffa Rowan. Si c’est ça, le bon vieux temps, la nostalgie peut aller se faire foutre!

Pour autant, il se montrait bel et bien pessimiste ; quelques minutes après le retour de Freya, ils purent apercevoir un régiment entier de cavalerie charger en direction du chariot, proprement alignés côtes à côtes. À leur tête, Halek, Klov et Levi menaient la charge. Halek avait dans les yeux cet air d’exaltation folle qui lui était propre lorsque se faisait entendre la clameur de la bataille ; torse nu, les bras tendus en l’air pour agiter ses épées, il se tenait tellement droit sur sa selle qu’on l’aurait cru debout. Klov était plus concentré ; une main serrée sur sa petite hachette, l’autre autour des rênes, il cavalait avec un air grave. Levi, lui, n’avait jamais été à l’aise à cheval : c’était un piéton dans l’âme. Emmitouflé dans sa cape, il semblait sans cesse sur le point de tomber, mais malgré cela, chaque flèche qu’il tirait atteignait un Ombergeist, avec une précision mortelle.

Le régiment de cavalerie se dispersa et chacun des chevaliers prit part au combat, ajoutant encore au chaos environnant. Les cadavres se multipliaient toujours aussi rapidement dans le convoi, entourés par des soldats et des monstres engagés dans un combat mortel. Les membres de la Garde Impériale, en combattants chevronnés et dénués de l’académisme rigide des militaires, se battaient avec brio ; mais leurs armes étaient incapables de percer la peau noire des Ombergeists, et leurs efforts ne pouvaient leur offrir plus qu’un répit, en repoussant temporairement les monstres. Pour ces derniers, la seule véritable menace était Freya, car son arme, qui avait autrefois été capable de tuer un Dieu, se riait de leurs défenses. Elle ne réfléchissait même plus à ses coups, car ses adversaires, eux, ne le faisaient pas ; elle était enfouie dans une transe barbare délicieuse, qui la faisait frapper en tous sens avec une rage irrépressible, ignorant les coups qu’elle recevait et les sursauts de sa monture. Autour d’elle, les étincelles orangées se déchainaient au fur et à mesure que les Ombergeists étaient fauchés par sa lame. Peut-être était-ce une forme d’intelligence enfouie, ou simplement un réflexe de conservation primaire, mais toujours était-il qu’au fil du combat, les créatures commençaient à éviter le périmètre de la jeune fille.

Et pendant ce temps, les tours de Dolenhel se faisaient plus nettes à l’horizon, jusqu’à ce qu’il soit possible de distinguer leurs contours, et l’éclairage des torches allumées qui illuminaient leurs pierres. Autour et sur les murs, des dizaines de soldats en armes se déployaient ; de nombreuses silhouettes de citadins courraient se réfugier à l’intérieur de la ville.

La valse mortelle des Ombergeists se fit plus hésitante. Moins d’ombres surgissaient de la brume, moins de cris d’agonie se faisaient entendre : à mesure que le convoi se rapprochait de la ville, les créatures se faisaient moins nombreuses. Finalement, lorsque les premiers chariots s’engagèrent sur le vaste pont de la porte majeure qui avait été ouverte à leur attention, tous les Ombergeists avaient disparus.

  • Vérifiez tous les chariots ! lança Freya à tous ceux qui l’entouraient.

Les fantassins postés à l’extérieur des murs eurent tôt fait d’encadrer solidement le convoi, vérifiant rapidement chacun d’eux et créant un effet d’entonnoir ralentissant l’intégralité de la caravane. Les soldats s’activaient pour ne pas laisser les chariots à l’extérieur plus longtemps ; les survivants poussaient à l’arrière des véhicules pour entrer au plus vite, et il devint très vite impossible de les retenir plus longtemps sans que le convoi s’écrase sur lui-même. Néanmoins, aucun Ombergeist ne fut découvert dans la caravane, seulement des chariots arrosés de sang, des réfugiés traumatisés et hurlants, et quelques cadavres encore accrochés aux véhicule, qu’il fallut décharger. Les créatures de l’ombre, leur morbide œuvre accomplie, s’était de nouveau terrées dans la brume.

Freya parcourait le convoi à cheval alors qu’il s’engageait dans la ville, vaste et lente chenille éclairée à la lueur vacillante des torches. Il restait des cavaliers parmi ceux qui défendaient les réfugiés, et tous semblaient terrorisés et exténués. Elle retrouva Mars et Alrone à la fin du convoi, eux aussi dans un état de fatigue avancé ; ils semblaient sains et saufs, même si Mars avait perdu son chapeau et une bonne partie de son manteau, et que le bras d’Alrone était pansé par un morceau de tissus, sûrement pour empêcher du vrai sang de pénétrer une blessure fraiche. L’Alyv se contenta d’un signe de tête en direction de la jeune fille lorsqu’elle la croisa.

Ce que cherchais Freya en particulier, c’étaient Thorsfeld et Ark, mais elle ne vit ni l’un ni l’autre ; elle ne put pas même retrouver la carriole dans lequel ils avaient tous les trois rejoint les réfugiés. Elle revint vers la porte de la ville, où s’était déjà engouffrée plus de la moitié des chariots du convoi.

  • Il faut augmenter la garde sur les murs, dit-elle d’un ton résolu à Klov lorsqu’elle l’eut rejoint sur le pont-levis. Mettre la ville en état de siège.
  • Ils se cachent dans la brume ? répondit-il, la voix mal assurée.
  • C’est ce qu’on dirait. Ils nous ont attaqués à environ cinq kilomètres d’ici.
  • Nous avions pourtant exploré nous-même les nappes de brouillard… Et elles sont mouvantes, comment ont-ils…
  • Peu importe ! s’emporta Freya. Ils sont là, c’est tout ce qui compte. Que personne ne sorte, cette nuit ; on va garder les habitants de la zone périphérique à l’intérieur. Interdiction de ressortir.
  • Dans ce cas, on peut toujours les garder avec les réfugiés. Tout a déjà été prévu au Temple d’Edelyn, et aux entrepôts. Il faut diviser la foule en plusieurs groupes. Heureusement… enfin, je crains qu’il y ait moins de monde que prévu.

Ils regardèrent machinalement autour d’eux. Les derniers véhicules qui s’engouffraient sous l’arche de la porte majeure n’avaient plus grand-chose de ce qui faisaient d’eux des chariots ; ils ressemblaient plus à de la purée de bois et de métal, arrosée ici et là d'éclaboussures écarlates.

  • J’en ai peur, en effet, admit Freya. Tiens-moi au courant.

Klov s’éloigna en direction d’Halek, Mars et Levi. Alrone et Rowan rejoignirent Freya à pied.

  • Les réfugiés doivent faire la gueule, observa Rowan. Autant de chemin pour se jeter directement dans la gueule du loup. Bon sang ! Des hordes d’Ombergeists, ici ! Autour de Dolenhel ! On croit rêver.
  • C’est pourtant la réalité, fit Alrone, les lèvres pincées. Il faut convoquer dès maintenant un conseil militaire. Vaughan et l’Empereur doivent être mis au courant.
  • Inutile, répondit Freya. À cette heure, on ne pourra jamais mobiliser tout le gratin. Laissons passer la nuit ; dès demain matin, convoquons tout le monde. Et quand je dis tout le monde…
  • …tu veux dire tout le putain de monde, ouais, on a compris, termina Rowan. On est plus en sécurité chez soi avec ces trucs. Non mais, vous les avez vus ? On aurait dit… des foutus cadavres noircis au charbon. Et ça brille comme des lucioles, ces trucs. Ça m’fait froid dans l’dos.
  • La menace a un visage, au moins, dit Freya. Enfin… façon de parler. Klov doit superviser le placement des réfugiés, c’est une priorité. Il faut faire rentrer tous les habitants de l’extérieur, tu peux t’en charger, Alrone ? Et Rowan, monte des corps de garde supplémentaires sur les murs. Je ne veux pas qu’il y ait une seule seconde cette nuit où la brume n’est pas fixée des yeux par au moins dix personnes, compris ?
  • Des patrouilles ?
  • Demain. Cette nuit, personne ne sort des murs. Je peux vous faire confiance ?

C’était une question rhétorique, évidemment. Ils se quittèrent sur un hochement de tête mutuel. Freya fit faire demi-tour à son cheval et remonta le fil du convoi dans la ville, dépassant chariots, chevaux et soldats, traversant sans un mot les rues endormies de la Capitale. La nuit, Dolenhel était sombre et silencieuse. Tout le monde dort, se disait-elle. S’ils savaient ce qui rôde autour des remparts…

Elle avançait dans la ville, croisant des réfugiés hagards et des soldats occupés à maintenir l’ordre dans la foule qui venait d’investir la ville. Plusieurs fois, elle aperçut des régiments se diriger vers les murs. Cette activité nocturne produisait dans la ville un brouhaha constant mais étouffé qui résonnait dans ses oreilles. Elle était épuisée, et elle commençait seulement à s’en apercevoir, maintenant que l’adrénaline était redescendue. Pas étonnant : elle n’avait pas dormi depuis leur départ de Dole-Halsring, la veille, et il s’était passé tant de choses depuis… Le combat contre Hel, la lutte dans le bateau sombrant dans l’Alfrost, le voyage vers le convoi puis vers Dolenhel, puis, bien sûr, les Ombergeists… Elle se sentait comme détachée du monde, sans force, ballotée par les flots. Bien sûr, pour l’heure, elle était surtout ballotée par son cheval qui avançait au pas à travers rues et venelles ; lui aussi semblait à bout de force. Elle se sentait somnolente, mais l’heure n’était pas au relâchement. Elle devait retrouver le palais Impériale, s’assurer que l’Empereur n’était pas inquiété, et faire un rapport à Vaughan, qui était probablement déjà au courant de beaucoup de choses ; aucun membre de la Garde Impériale n’avait de secret pour lui, et il semblait toujours être le premier prévenu du moindre mouvement dans la ville.

Elle jeta un coup d’œil à chaque coin de rue, soucieuse du sort de Thorsfeld et Ark. Bien sûr, ils étaient peut-être tout simplement morts pendant l’attaque des Ombergeists. Peut-être retrouverait-on leurs cadavres lorsqu’on parcourrait la route de la Capitale à la recherche des victimes de la nuit. Mais ce qui l’inquiétait le plus, c’était l’idée qu’ils aient pu, d’une façon ou d’une autre, survivre. Elle avait un pressentiment qui lui indiquait que c’était l’hypothèse la plus plausible. Et s’ils étaient vivants, alors ils étaient là, quelque part, dans la ville. Ark ne la dérangeait pas. Thorsfeld, par contre… « Bah », se dit-elle, « je finirai par le retrouver ». Après tout, elle venait seulement de retrouver la ville. Il y avait plus urgent que l’ex-Dieu-Roi. Par exemple, cette douleur qui la lançait au bas-ventre.

Elle releva la main et vit du sang. Son flanc était orné d’une blessure qui souillait sa tunique déchirée. Rien de trop grave, du moins pas selon ses propres standards ; elle avait dû être touchée lors du combat, mais elle ne s’en était pas même aperçu. Maintenant que la pression retombait et que sa peau engourdie se réchauffait, la douleur refaisait surface. Sa chair écorchée luisait à la lumière faiblarde du soleil nocturne. Elle y survivrait, mais il fallait regarder cela de plus près. Raison de plus pour rentrer au plus vite ; le placement des réfugiés se ferait sans elle.

Avec un dernier regard en arrière, elle dirigea sa monture vers la sombre silhouette du palais Impérial, qui se dirigea vers l’édifice d’un pas endormi.

  • C’est à droite, indiqua Mirridian du toit.

Thorsfeld et Ark avançaient dans un quartier sombre de la ville. Le bruit du convoi, déjà loin, était devenu presque inaudible. Ils étaient maintenant entourés de maisons totalement closes, et n’avaient pas croisé une âme. Mirridian les guidait à travers la ville, jusqu’à l’endroit où les attendait le second Skryggar d’Ark ; pour autant, Thorsfeld n’avait pas vu le garde du corps du Prince de Nornfinn une seule fois depuis qu’ils avaient discrètement quitté la masse de chariot qui s’était répandue dans les rues. Profitant de l’architecture très carrée de Dolenhel, constituée de petites maisons sous forme de blocs et de paliers successifs, Mirridian évoluait sans se dévoiler. De façon générale, Dolenhel était un véritable labyrinthe à plusieurs niveaux, les toits des certaines demeures étaient les pas de portes des bâtiments supérieurs, et les ruelles se multipliant dans un joyeux bazar. Alors que cette disposition singulière devait donner, de jour, des allures de ruche et une luminosité optimale à la capitale Impériale, elle offrait, la nuit, la vision d’un dédale incompréhensible et légèrement inquiétant. Heureusement que de nombreux luminaires enchâssés dans des cages de métal diffusaient une lumière salutaire pour briser les ténèbres.

  • Nous y sommes, fit la voix de Mirridian, qui provenait d’un coin sombre près d’une bâtisse étroite à la façade banale.

De l’ombre que projetait le bâtiment sur son voisin se détacha la silhouette du Skryggar, qui cessa de faire partie du décor pour devenir un humain à part entière, et qui s’approcha de la porte pour l’ouvrir. Il disparut à l’intérieur. Ark et Thorsfeld lui suivirent.

  • Un peu de lumière, peut-être ? proposa Ark.

Aussitôt, deux torches s’allumèrent. Elles éclairèrent une vaste pièce unique, dévoilant un mobilier sommaire constitué uniquement d’une table, de quelques chaises à l’aspect miteux, et de paillasses au sol. En plus de cela, elle était emplie à la moitié de caisses, pots, et autres paquets enroulés dans du tissus poussiéreux. Sur l’un d’entre eux était perché l’oiseau qui avait servi de messager à Ark lorsqu’il était à Dole-Halsring. Au centre de la pièce, Mirridian tenait une des torches, imité par un autre homme de la même taille, revêtant le même accoutrement. Seul son masque était orné d’un motif légèrement distinct.

  • Lieros, fit Ark.
  • Votre majesté, fit l’intéressé en courbant le dos. Je te prie d’excuser cet endroit ; je n’avais pas prévu…
  • De me désobéir ?

Le Skryggar se redressa brusquement.

  • Eh bien ? lui lança Ark. Ne t’avais-je pas ordonné de rester auprès de Helione ?
  • Si, en effet, mais elle…
  • …t’as convaincu de venir, à ce que Mirridian m’a dit. Elle t’a convaincu. Quelqu’un t’a convaincu, toi, un Skryggar, de désobéir à ton Prince. C’est intéressant, non ?

Lieros affectait une immobilité parfaite. Il était impossible de voir sa réaction sous son masque, mais l’embarras se devinait. L’air grave, Ark attrapa tranquillement une chaise et, lentement, s’assit en face de son serviteur.

  • Eh bien ?
  • Tu m’as mis sous ses ordres. Elle m’a ordonné de te rejoindre. Je ne pouvais pas lui désobéir. En fait… Elle m'a officiellement envoyé pour te porter ce paquet.

Il désigna un colis posé sur la table, sommairement emballé dans un morceau de tissus élimé.

  • Et c'est…?
  • Aucune idée. Elle m'a ordonné de ne pas regarder à l'intérieur.

Ark attrapa le paquet, et le déballa pour y trouver… six écharpes. Elles étaient constituées de grosse laine, et ornées de motifs divers : tantôt des rayures, tantôt des carreaux ou des croisillons complexes. Ark les regarda pendant un moment ; on aurait pu entendre une mouche voler dans l’entrepôt miteux.

  • Les écharpes de la Stallah Sen, finit-il par dire. Une pour chaque année où j’ai été absent à la fête.

Il avait l’air défait.

  • Celle de cette année, c’est la brune avec les rayures, cru bon de dire Lieros.
  • Bon sang, même là elle arrive à être plus forte que moi, dit Ark d’une voix triste. Vous comprenez ce que ça veut dire, hein ? Six ans loin de Nornfinn, six ans sans fêter Stallah Sen avec elle. Elle est à l’autre bout du monde, et elle arrive à me faire sentir coupable rien qu’en m’envoyant des écharpes.

Finalement, il se reprit et regarda Lieros avec une expression totalement différente.

  • Bon, si elle t’a ordonné ça, j’imagine que je ne peux rien dire. Inutile que je te dise de repartir maintenant, alors bienvenue dans cette galère, Lieros.

Il enroula l'écharpe brune sommairement autour de son cou, à la Nornfinnienne ; Thorsfeld aperçut qu'en la mettant, l'air de rien, il en profita pour la humer discrètement. Puis il se leva et fit un tour de la pièce, comme s’il la découvrait seulement. Mirridian le suivait à la trace pour lui offrir la lumière de sa torche.

  • C’est pas joli-joli, ici, observa-t-il. Un vieil entrepôt abandonné, pas vrai ? Je m’en doutais un peu ; il y en a des centaines, dans la ville. Les droits de succession sont compliqués, dans l’Empire. On se contentera de ça, mais après ce qu’on a quitté, ça fait un peu mal. Pas vrai ?

Il s’adressait à Thorsfeld.

  • Heu, oui, répondit ce dernier. C’est… spartiate – il réalisa trop tard que l’expression n’avait aucun sens à Dromengard.

Ark s’approcha de la table, et tira deux chaises. Il se tourna de nouveau vers les deux Skryggars.

  • Assis, vous deux. On a à parler.

Lieros et Mirridian hésitèrent. Ils n’avaient visiblement pas l’habitude qu’on leur demande de s’asseoir, surtout pas Ark. Tel que Thorsfeld pouvait l’imaginer, cela devait plus souvent être la situation inverse. Ils finirent par céder. Ark resta debout, pendant que Thorsfeld s’asseyait à l’écart, légèrement dans l’ombre, sur une caisse dont le bois craqua sous son poids.

  • J’ai quelques histoires à vous conter, fit Ark. Vous allez voir, c’est intéressant ; je fais ça maintenant, car nous sommes à Dolenhel, et au vu des évènements, il va falloir agir très vite, et pas forcément en suivant nos intérêts habituels. Vous allez m’écouter, puis on verra ce que vous, vous avez découvert. Compris ?

Le silence et l’immobilité des deux hommes aux masques semblèrent passer pour une approbation auprès d’Ark. Il commença, à la lueur des torches, à étaler les évènements face à Lieros et Mirridian, les uns après les autres.

Une histoire d’un intérêt certain se déroula durant les moments qui suivirent, jusque tard dans la nuit. Thorsfeld, pour autant, somnolait, dans cet état de demi-songe désagréable qui était la chose la plus proche du sommeil qu’il pouvait atteindre dernièrement. L’histoire ne le tenait pas éveillé, car malgré ses rebondissements, il l’avait déjà vécue.

Bientôt, il ne fit même plus l'effort de se maintenir éveillé. Il n'eut pas conscience de la suite de l'histoire ; recroquevillé sur lui-même, dans son coin d'ombre, il laissa à Ark la lourde tâche de tenir ses gardiens au courant. Lui, une nuit d'errance entre songe et hallucination l'attendait.

À la périphérie de Dolenhel, le dernier chariot de convoi de réfugiés avait passé la porte de la ville. Les cliquetis des derniers ponts-levis en train d'être remontés se faisaient entendre, alors que dans les rues, les véhicules des survivants de l'attaque d'Ombergeists se scindaient en deux cortèges distincts. L'un d'eux partait au Temple d'Edelyn, où les infrastructures hospitalières avaient été renforcées pour accueillir les réfugiés. L'autre se dirigeait vers les entrepôts de la ville, qui avaient été aménagés en asile de fortune.

Levi Eeland observait les derniers véhicules se perdre dans le dédale organisé que constituaient les rues de la capitale. Dolenhel était extraordinairement calme en temps habituel, et c'était encore plus le cas cette nuit ; comme si les Ombergeists avaient imposé le silence jusqu'à l'intérieur de la ville. Au souvenir de ces monstres, des sueurs froides lui parcouraient encore le dos ; il n'y avait rien de plus terrible que de se battre contre des adversaires invincibles. Il avait tenté d'atteindre des parties différentes de l'anatomie des créatures avec chacune de ses flèches, mais elles s'étaient toujours relevées. Aussi impressionnante soit sa maîtrise de l'archerie, il avait été impuissant. Ses camarades de la Garde Impériale devaient ressentir la même chose ; au moins, contrairement à nombre de soldats, aucun d'eux n'étaient morts. Seule Freya avait pu réellement riposter face aux Ombergeists. C'était ainsi. Freya était toujours l'exception.

Il regarda Java, qui était immobile à côté de lui. Son tigre blanc, qui l'avait rejoint avec un feulement de dépit après avoir été exclu de la chevauchée, fixait maintenant un point au loin, sur une des tours qui surplombaient la ville. Ses pupilles étaient parfaitement statiques.

Levi regarda à son tour. Il crut apercevoir quelque chose, ou plutôt quelqu'un. Une silhouette sombre, perchée sur le toit de la tour. Une ombre vêtue d'une cape, apparemment et… étais-ce un chapeau ? Le genre de couvre-chef que portaient les prêtres d'Addaltyn. Cela ne dura qu'une fraction de seconde ; peut-être cligna-t-il des yeux, peut-être avait-il rêvé, mais l'apparition se volatilisa dès qu'il eut posé son regard dessus. C'était tellement loin, et perdu dans la nuit… Tout le monde pourrait douter de ses yeux. Cependant, tout le monde n'avait pas les yeux qui avaient fait de lui le premier nom de la Liste Rouge, jadis.

  • J'ai bien envie d'aller rôder un peu, moi, dit-il en direction de Java. Tu en penses quoi ?

Pour toute réponse, l'animal détendit ses muscles et, d'un bon aussi preste que discret, s'insinua dans les ombres entre deux bâtiments.

  • C'est bien ce qui me semblait.

Le doute l'avait quitté. Il laissa là son cheval épuisé, resserra sa cape autour de son cou, et se lança à son tour dans les ténèbres.

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