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Chapitre 31
Huis clos à Dolenhel

Lyn Ioland marchait d'un pas qui peinait à paraitre assuré.

Bien sûr, personne ne la voyait traverser ce couloir d'une démarche raide. Elle était seule, ce matin-là, à voir le soleil se lever paisiblement en parcourant le couloir désert qui la séparait de ses appartements. Les vastes arches donnant sur l'extérieur n'avaient pas reçu l'honneur d'être parées de vitraux, aussi l'air froid et sec provenant de l'extérieur attaquait-il la peau de son visage, et dessinait devant sa bouche des volutes de vapeur à chacune de ses respirations. Elle était fatiguée d'être restée éveillée toute la nuit, et ses jambes étaient douloureuses à force de faire le piquet devant la porte de la chambre de l'Empereur. Mais c'était son devoir.

Au moins n'avait-elle pas eu affaire à la pagaille qui avait eu lieu dans la ville, cette nuit-là ; Klov lui avait raconté. Il tremblait encore de sa confrontation avec les Ombergeists, alors qu'elle ne pouvait ressentir que déception à l'idée d'être la seule, parmi la Garde Impériale, à n'avoir pas vu les fameux monstres qu'ils recherchaient depuis des années. C'était rageant.

Elle avait quasiment atteint sa destination lorsqu'elle passa devant la porte ouverte de la chambre de Freya. Intrigué par cette porte qui était restée close depuis des semaines, faute de s'ouvrir pour laisser passer la maîtresse des lieux, elle s'approcha.

Les appartements de Freya étaient constitués d'une pièce minuscule entourée d'un vaste espace inusité. Comprenez que s'entassaient dans les vastes largeurs de la salle des dizaines d'objets divers, des cadeaux pour la plupart, que beaucoup avait imaginés constituer des présents adéquats pour la tête de la Garde Impériale. Des placards remplis de vêtements allant de la robe de bal à la tunique de cuir fréquentaient des râteliers d'armes chargés d'objets de factures exquises, eux-mêmes laissant place à des coffres, des étagères et des consoles qui disparaissaient sous leur contenu, et qui valaient, à n'en pas douter, plus que ce qu'un habitant moyen de Dolenhel pouvait s'acheter en une vie. Mais tout cela constituait seulement la partie inusitée de la pièce : Freya ne s'y intéressait pas, ne se servait de rien, et ne possédait, de façon générale, rien qui semble avoir une quelconque valeur à ses yeux, à part son armure et Edelynenlassja. Tout ce bric-à-brac était au fil des années devenu une partie du décor, comme des bibelots qu'on regarde un jour, puis qui se font absorber par leur environnement pour ne plus jamais attirer le moindre coup d'œil. Dans la chambre de Freya, seule la partie centrale avait son utilité. Elle n'était pas très grande ; la taille d'un lit. Un lit qu'elle contenait, d'ailleurs. Et sur le lit, justement, en ce moment-même, était allongée Freya.

Lyn s'approcha du lit. Freya ne s'était pas montrée au palais depuis des lustres, se bornant à une communication épistolaire occasionnelle. À l'heure actuelle, elle était allongée sur le ventre en travers du lit, toute habillée dans sa tunique militaire standard, comme si son cerveau s'était soudainement éteint sans la prévenir. Lyn remarqua une blessure sur son flanc qui aurait eu besoin d'être pansée des heures auparavant.

  • Freya, souffla-t-elle en secouant la jeune fille. Freya, hé !

Elle eut à peine le temps d'écarter sa tête lorsque l'interpelée se redressa brusquement, dans un geste réflexe.

  • Quoi ? fit-elle, la voix pâteuse, le visage encore à moitié endormi. Qu'est-ce que… Qu'est-ce qu'il y a ?

Elle se détendit à voyant Lyn en face d'elle.

  • Oh, Lyn, salut. Je me suis endormie, je crois – elle regarda autour d'elle. Dans ma chambre, quand même. Ç'aurait pu être pire.
  • Oui, bravo, bien visé, répondit Lyn. Est-ce que ce sont les Ombergeists qui t'ont fait ça ?

Freya regarda l'estafilade sur son flanc avec une grimace ; la douleur revint, comme si son esprit l'avait simplement oubliée. La nuit n'avait pas donné à la chair écorché une apparence plus plaisante, bien au contraire.

  • Je… je crois, oui. Il faut que je regarde ça. Qui est avec l'Empereur ?
  • Tout le monde est avec l'Empereur. Moi, je vais me coucher.
  • Tout le monde ? répéta Freya avec dans les yeux les prémices d'une mauvaise surprise qui faisait lentement surface. Tu veux dire… Merde ! C'est le matin !
  • Bien vu. Ils vont avoir commencé sans toi ; tu vas entendre parler de Vaughan.

Freya se mit sur ses pieds d'un bond. Ses jambes protestèrent du traitement qui leur avait été infligé la veille avec une sévère série de courbatures, mais elle était trop paniquée pour y faire attention.

  • Je dois y aller immédiatement ! dit-elle. Où est mon armure ?
  • On l'a rangé dans son placard quand elle est revenue ici. On était tous assez étonnés que tu ne sois pas dedans.
  • Alors remédions à ça ; tu peux m'aider à l'enfiler?
  • Et ta blessure ? Ce n'est pas plus important ?
  • Ça ? Juste une petite plaie d'Ombergeist. Ce n'est pas bien grave face à ce que Vaughan va me faire si je perds une seconde de plus. Alors allons-y.

Lorsqu'elle arriva devant la salle du trône, la porte monumentale qui fermait le cœur du palais était close. Devant elle étaient postés une demi-douzaine de gardes, bien alignés et faisant preuve d'une droiture que bien des balais pourraient leur envier. Au milieu d'eux se tenait Mars Ænland.

  • Eh bien, Mars, lui lança Freya, tu as été laissé à l'extérieur ?
  • Ne va pas croire que ça me fait plaisir, répondit-il. Mais ce n'est pas ton cas, alors qu'est-ce que tu fais là ?
  • J'ai été attaquée par une horde d'Ombergeists en passant près des cuisines ; tu sais ce que c'est, il y en a un peu partout en ce moment.
  • Ne plaisante pas avec ça ! s'écria Mars, l'air profondément choqué. Tu ferais mieux d'y aller, sans quoi ça va jazzer à la cour. Ah, et au fait, Vaughan m'a demandé de te passer un message.
  • Ah oui ?

Elle se tourna vers lui, seulement pour recevoir une douloureuse pichenette sur le front, assénée par Mars avec toute la force que possédait un index entrainé aux arcanes de la gâchette.

Il lui lança un sourire malicieux.

Elle lui lança en retour un regard qui aurait transformé un aveugle en statue de sel.

Quelques instants plus tard, la porte de la salle du trône s'ouvrait pour dévoiler Freya Helland vêtue de son armure. Pour une raison que l'audience ignorait, Mars Ænland était plié en deux ; beaucoup mirent cette position sur le compte d'une douleur d'estomac fulgurante.

  • Freya Helland, Capitaine de la Garde Impériale, Fléau du Dieu-Roi, Maître d'Arme du palais, conseillère personnelle de sa majesté l'Empereur, membre honoraire de l'Église d'Edelyn et, hem, heu… titulaire de tout un tas d'autre titres honorifique, qui, heu… fit l'annonceur du palais, s'interrompant en voyant le regard mauvais que Freya lui envoya.

Elle pénétra dans la Salle du Trône avec une démarche qui se voulait la plus normale possible, totalement en vain car à ce moment, des dizaines d'yeux étaient rivés sur elle.

La Salle du Trône Impériale n'avait rien à voir avec son homologue de Dole-Halsring ; elle était vaste, située en haut d'une des tours les plus hautes de Dolenhel, et était largement ouverte sur l'extérieur, laissant la lumière entrer à flot, ouvrant la pièce gigantesque sur le ciel bleu matinal. Et contrairement à celle qui appartenait à Thorsfeld, elle était prévue pour recevoir des dizaines de personnes à la fois, ce qui ne la rendait pas moins bondée lorsque Freya y pénétra. Mais elle avait tout de même un point commun avec la Salle du Trône de Dole-Halsring : elle contenait un trône. Un détail qui a son importance et qui justifie la comparaison.

L'Impérial siège était actuellement utilisé par son Impérial occupant, Samahl Enerland. L'Empereur était vêtu d'une robe grise et rouge dont l’échancrure se terminait en croisement au-dessus d’une ceinture en argent massif, et ornée d'un nombre impressionnant de broderies, de bijoux et d'ornements complexes. Il portait la couronne de l'Empire, qui présentait cinq branches, une pour chacun des anciens royaumes ; la branche qui aurait dû correspondre à Nornfinn était manquante, et donnait à l'objet un aspect asymétrique. La couronne, posée sur sa tête, surmontait des cheveux longs d’un gris brunâtre attachés en un chignon lâche derrière la tête, et une courte barbe qui ornait le visage d'un homme las, qui semblait avoir vieilli trop vite.

En voyant Freya entrer, il fit un geste dans sa direction, interrompant les discussions qui avaient lieu autour de lui.

  • Freya ! lança-t-il. Joins-toi à nous. Comme tu peux le voir, tout le monde est arrivé en avance.

Elle parcourut la salle rapidement pour venir se poster auprès du trône, qui était déjà encadré par Alrone et Halek. Ce dernier avait fait l'effort d'enfiler une chemise légère, une attention rare.

Elle passa au travers d'une foule constituée de notables, de conseillers, d'agents administratifs, de nobles divers, et, de façon générale, de tout ce que la ville comptait de gens ayant la chance d'avoir un nom officiel ou un grade d'officier au sein de l'armée. Elle dépassa Vaughan, qui se tenait debout à mi-distance entre l'Empereur et la foule. Il posa sur elle un regard qui avait le poids d'une enclume de plomb. Au côté de Samahl Enerland étaient assis le vieil Amiral Ström Eckland, l'intendant du palais Elocke Ahland, le bourgmestre de Dolenhel Illian Letland, le chef de la milice Ferderik Uland, ainsi que les Grands Prêtres des deux Temples de la capitale. La Haute Prêtresse d'Edelyn Elska Hyaland n'était pas aussi haute que son titre le suggérait ; c'était une jeune fille d'à peine vingt ans, parée d'une robe ravissante et de bon nombre de bijoux. Elle adressa un sourire chaleureux à Freya lorsqu'elle se glissa près d'elle. Sa fraicheur contrastait intensément avec l'aura amère de son homologue du Temple d'Addaltyn ; Slen Aarland semblait éviter de croiser le regard de Freya. Il était debout, abrité sous son chapeau, et son long manteau bleu nuit contribuait à sa raideur plus qu'il ne la dissimulait.

Freya finit par arriver à la place qu'on lui avait laissée. La conversation, qui avait été interrompue par son arrivée impromptue, reprit son fil.

  • Comme je le disais, fit Vaughan – non sans adresser à Freya un nouveau regard de reproche –, des groupes de reconnaissance ont été lancés il y a une heure dans les alentours de la ville. Six soldats pour chaque, à cheval, avec pour consigne de ne pas engager l'ennemi si celui-ci se montre.
  • Et quand reviendront ces soldats ? demanda le bourgmestre.
  • Sous peu, répondit Vaughan. Chacun d'entre eux est équipé d'un cor qui peut être entendu sur des kilomètres. Ils doivent en faire usage au premier signe suspect. Avez-vous entendu un cor ?

Face à l'absence de réponse interloquée de l'assistance, il écarta les mains, expliquant d'un geste que tout allait donc pour le mieux. Le Général Vaughan avait une façon particulière d'accompagner ses paroles d'une gestuelle éloquente, et ce, depuis bien avant que Freya fasse sa connaissance. Il était vêtu de son éternel pourpoint de maître d'arme en cuir, de ses boucles d'oreilles et était coiffé d'une façon qui n'avait pas changé d'un pouce depuis des décennies, les cheveux tirés en arrière et coupés courts sur les tempes. Tout comme Freya, un conseil civil n'était pas pour lui une raison suffisante pour se séparer de son épée.

  • Le cor ne s'est peut-être pas fait entendre, lança Ström Eckland, mais si les Ombergeists sont réellement tels qu'Alrone nous les a décrits, peut-être ces malheureux soldats n'ont pas eu le temps de les voir venir. Étais-ce une idée judicieuse que d'envoyer ces hommes qui, de toute évidence, n'ont aucune chance contre ces monstres ?
  • Sont-ils réellement invulnérables ? questionna le chef de la milice. Sabres et flèches sont impuissants contre eux, j'ai bien intégré cela, mais des armes, disons… plus lourdes ?
  • Monsieur Uland, répondit Vaughan, si vous vous portez volontaire pour aller à leur rencontre avec une catapulte entre les bras, je vous supplie d'aller essayer des méthodes, disons, plus lourdes.
  • Ne le prenez pas comme ça, mon vieux, riposta Uland. Je ne fais qu'insérer mon grain de sel. À quel moment ont-ils cessé leur attaque, hier soir ?

Cette fois, ce fut Freya qui répondit.

  • Quelques centaines de mètres avant d'atteindre les murs. Ils ont disparus les uns après les autres, sans raison. Nous n'en avons retrouvés aucun dans le convoi.
  • Sans doute effrayés à l'idée d'affronter la milice, je gage, railla le bourgmestre.

Quelques sourires à peine réfrénés dans l'assistance. Ferderick Uland ne s'interrompit pas pour autant.

  • Ce que je voulais demander à partir de cela, continua-t-il, c'est si vous aviez retrouvé des cadavres de ces monstres ? Vous nous avez bien dit que des hommes avaient inspecté la zone en amont de la porte majeure qu'a empruntée le convoi ?
  • En effet, confirma Vaughan. Ils ne sont pas allés bien loin, sécurité oblige. Ils n'ont trouvé aucun cadavre de monstre ; seulement des humains. Je vous passe les détails de leur état.
  • Donc aucun n'a été tué ?
  • Si ! s'écria Freya. J'en ai tué, c'est certain !
  • Capitaine, vous dites avoir abattu des Ombergeists ? demanda Eckland. Faut-il en conclure que votre épée formidable peut aussi vaincre ce qui ne porte pas de couronne ?
  • Il faut le croire, Amiral. J'ai pu en mettre plusieurs hors de combat. Est-ce qu'aucun cadavre n'a été retrouvé ?
  • Aucun, répondit Halek. J'y étais. On n'a rien vu.

Ström Eckland se pencha en avant. La cape qu'il portait couvrait son épaule gauche, dissimulant l'endroit où aurait dû se trouver le bras qu'il lui manquait ; une bataille l'avait rendu manchot, lors de la guerre d'unification.

  • Donc, continua-t-il, soit les cadavres des victimes de mademoiselle Helland ont été emportés par les Ombergeists, soit ils se sont purement et simplement volatilisés, c'est ce que vous nous dites ?
  • J'ai du mal à imaginer ces bêtes emporter les corps de leurs morts, observa Alrone. Ce serait là un comportement trop humain ; comme je vous le disais tout à l'heure, ces monstres n'ont pas une once d'humanité.
  • Excusez-moi…

Slen Aarland s'était tourné vers les autres personnes situées à proximité du trône. C'était sa première intervention depuis l'arrivée de Freya.

  • Je ne suis pas militaire, dit-il, et je n'ai aucune prétention à donner des conseils dans ce domaine, mais n'aurait-il pas été approprié d'impliquer le Capitaine Helland dans les patrouilles ? S'il s'avère qu'elle seule peut repousser efficacement ces… monstres… alors, est-ce qu'il ne paraitrait pas logique de ne pas s'aventurer en dehors des murs sans sa protection ?

Freya tourna les yeux vers Aarland. Il semblait toujours éviter son regard, même en parlant d'elle. Son visage blanchâtre aux traits anguleux était à moitié caché sous l'ombre de son chapeau. Il se trouvait en retrait par rapport à tous ceux qui étaient assis auprès de l'Empereur, les bras dans le dos.

  • Je suis disponible pour toute patrouille à laquelle vous voudriez me voir participer, Monseigneur, répondit-elle en feignant le respect.
  • Est-il exact que votre épée est capable de pénétrer l'armure des Ombergeists ? lui demanda Vaughan avec un calme au moins aussi feint, doublé d'un vouvoiement protocolaire.
  • Ce n'est pas réellement une armure, répondit Freya. Plutôt une peau dure comme l'acier, pour tout ce que je peux en dire ; les créatures semblaient, eh bien, nues, si on peut le dire ainsi. Et non, je n'ai ressenti aucune résistance particulière. Mais je crois être la seule.
  • Dans ce cas, en effet, fit Vaughan en plissant les yeux, il serait judicieux d'envoyer le Capitaine Helland patrouiller. Dès la fin de notre discussion, nous…
  • Un instant, Général, glissa l'Empereur.

Tous les regards se tournèrent vers Samahl Enerland, profondément assis dans son trône, comme s'il était incapable de se tenir droit. Sa voix était faible et d'une intonation hésitante, mais lorsque l'Empereur parlait, tout le monde retenait son souffle.

  • Freya a longtemps été sous vos ordres, Vaughan, et les habitudes ont la vie dure ; mais elle est sous les miens, maintenant. Je préfère vous interrompre avant que vous ne preniez la liberté de dicter ses actes au Capitaine de ma garde, mon cher ami.
  • Votre Majesté, je n'avais certainement pas…
  • …l'intention d'envoyer notre inestimable Freya Helland risquer sa vie plus encore dans ces patrouilles ? Je n'en doute aucunement, Vaughan. Croyez bien que je ne prends aucun plaisir à dire cela, mais malgré le danger, c'est là le travail de nos soldats. C'est ce pour quoi ils ont prononcé leurs vœux. La place de Freya est à mes côtés, et non pas là où elle pourrait disparaitre en un tournemain, victime des monstres qui rôdent dans la brume. Elle vient tout juste de nous revenir, après tout ; laissez-la respirer.

Vaughan battit en retraite. Freya se sentait quelque peu gênée d'être ainsi défendue par l'Empereur ; ce dernier s'affaissa de nouveau contre le dossier de son trône, comme si ces quelques mots l'avaient épuisé. Il ne paraissait pas en forme. Ce n'était pas extraordinaire en soi : voilà des années que le Samahl Enerland charismatique et hardi qui avait unifié cinq des six royaumes en un empire avait laissé sa place à un homme usé et voûté, fatigué par les années et les combats, un quadragénaire dans un corps de vieillard. Mais à ce moment où Freya profitait du silence de ses déclaration pour le détailler, il paraissait plus épuisé et plus vieux que jamais. Il était amaigri, ses épaules semblaient saillir sous sa robe, et ses cheveux autrefois châtains cascadaient maintenant en flots gris et cassants, s'emmêlant sur sa poitrine et dans son dos. Son visage strié de ride était orné d'un cache de cuir qui tentait tant bien que mal de recouvrir tout la partie de peau à droite de son nez, devenue blanche et translucide comme du vieux parchemin, jusqu'à l'œil, aveuglé par une maladie inconnue qui rongeait son visage. Les décorations du cache ne parvenaient pas à dissimuler le fait qu'il était devenu de plus en plus vaste au fil des années, passant d'un simple cache-œil à une gaine qui couvrait l'œil et la joue de l'Empereur, de l'oreille jusqu'au nez.

  • Il n'était pas dans mon intention de paraitre déplacé, votre Grandeur, fit Aarland en reculant de nouveau d'un pas. Ne blâmez donc pas le Général Vaughan pour les suggestions d'un béotien.
  • La suggestion était pourtant pertinente, lança Freya en direction du prêtre. Croyez-moi, si je le pouvais, je confierais Edelynenlassja à quiconque en aurait besoin. Vous savez comme nous tous pourquoi c'est impossible.
  • Évidemment, oui, souffla Aarland.

Il répondait à l'affirmative, mais Freya pouvait sentir son trouble. Il tentait de le dissimuler, mais elle savait le déceler dans le moindre détail ; un mouvement rapide des yeux de droite à gauche, une raideur dans la posture, une légère hésitation dans la voix… Non, Slen Aarland ignorait pourquoi il lui était impossible de prêter Edelynenlassja, et elle le savait très bien, puisque seules quelques personnes, incluant les membres de la Garde Impériale, étaient au courant.

  • C'est que la lame d'Edelyn n'est pas si simple à brandir, fit-elle d'une voix éloquente tout en enlevant doucement la boucle de sa ceinture qui maintenait le fourreau de son épée à sa taille. Elle constitue… un certain poids.

Elle prit Edelynenlassja des deux mains et la tendit à Elocke Ahland, qui se trouvait à côté d'elle. L'intendant du palais regarda le fourreau richement décoré d'un air confondu et tendit les mains pour recevoir l'arme. Aussitôt que Freya l'eut lâchée dans ses paumes ouvertes, il fut projeté en avant, laissant tomber fourreau et épée, qui heurtèrent le sol en même temps que lui. Il regarda autour de lui, étonné du poids gigantesque de l'arme, qui l'avait surpris et déséquilibré. Il tenta de ramasser Edelynenlassja qui gisait au sol, en vain. Il lui était impossible de la soulever.

Freya se baissa, attrapa son épée et la souleva d'une main, posant l'autre sur l'épaule d'Ahland, comme pour s'excuser de ce mauvais tour. Désormais, toute l'audience était au courant : elle était la seule à pouvoir soulever Edelynenlassja, qui paraissait avoir un poids infini à tous ceux qui tenteraient de s'en emparer.

Aarland regardait la scène avec le même air étonné que tous ceux qui découvraient ce miracle. Dans la foule, il n'y avait guère que Vaughan, Mars, Alrone et l'Empereur qui ne paraissaient pas surpris. Eux étaient au courant. Pas Aarland. Inutile de faire celui qui savait, pensa Freya en posant sur le prêtre un regard emplie d'une rage dissimulée. Tu ignorais qu'il était impossible de me voler Edelynenlassja, ça se lit sur ton visage. Pourquoi aurait-tu confié à Hel la tâche de s'en emparer, sinon ?

  • D'accord, dit Vaughan avec froideur. Belle démonstration. Mais nous nous éloignons du sujet.
  • Je vous l'accorde, fit Ström Eckland. Revenons-en aux Ombergeists. Les patrouilles sont constantes sur les murs, toute la population extra-muros a été relogée à l'intérieur de la cité, et des patrouilles sont parties traquer les Ombergeists dans les brumes, sans incidents notables. Qu'en est-il des transports ? Dolenhel est-elle totalement coupée du monde ?

Coupée du monde. Voilà les mots que tout le monde craignait, et l'Amiral les avait prononcés.

  • D'autant que nous le sachions, fit Vaughan, pour le moment… oui. Aucun transport d'homme ou de marchandise n'est arrivé aujourd'hui en ville. Aucun contact. Néanmoins, des messagers sont partis vers les cités voisines dès l'aube afin de les prévenir ; s'ils sont arrivés à destination dans la matinée, on peut envisager que les échanges aient été annulés, et non pas qu'ils aient été interceptés par les Ombergeists.
  • Qu'Edelyn les protège si c'est le cas ! dit Elska Hyaland avec un sursaut. Elle semblait terrifiée à cette idée.
  • Je suis sûr que tout ira bien, fit le bourgmestre Letland d'une voix trop tremblotante pour paraitre assurée. Les brumes qui longent Dolenhel ne sont pas chose nouvelle, et les Ombergeists non-plus. J'ai foi que la situation reviendra bientôt à la normale.
  • Pourtant, lança Eckland, nous n'avions jamais auparavant été témoins de leurs sales trognes. On dirait bien que c'est le cas, maintenant. C'est un tournant dans la menace que représentent ces créatures.
  • Nous pouvons seulement multiplier les opérations militaires autour de la ville, et prier pour que nous ne soyons pas totalement isolés, dit Vaughan en joignant les mains contre ses lèvres.
  • Cette situation arrive pile au mauvais moment, déplora le bourgmestre en agitant les mains dans un mouvement dramatique. Avec le jubilé qui arrive !

Le jubilé de l'Empereur. Freya avait oublié cet évènement. Si la ville était vraiment coupée du monde et assiégée par les Ombergeists, le vingt-cinquième anniversaire de l'unification n'aurait pas le lustre qu'avait l'évènement toutes les autres années.

  • Le jubilé n'est pas notre priorité, je crois, lui répondit Vaughan. Si la ville est entourée d'une horde d'Ombergeists, je crains que ces derniers ne volent la vedette. Mais c'est un anniversaire, et ils ont le bon goût de se reproduire à l'identique tous les ans…
  • Pas à l'identique, fit l'empereur d'une voix si basse qu'on aurait cru qu'il chuchotait. L'anniversaire est le même, mais le bonhomme qu’on honore est rattrapé par le temps, un peu plus chaque année. Si vous voulez l'avis du principal intéressé, ce jubilé ne me fait pas jubiler outre mesure.
  • Vous n'y pensez pas, votre Grandeur ! s'écria Aarland avec toute la retenue que son statut lui imposait. Nous aurons beau cacher la vérité sur les Ombergeists au peuple, il finira par s'apercevoir que la ville est en état de siège. Annuler le jubilé serait un terrible coup au moral pour toute la cité !
  • Le jubilé n'est qu'un symbole, argua Vaughan.
  • Les symboles ont leur importance, Général ! lui rétorqua le prêtre. C'est sur eux que reposent toute croyance, et donc toute civilisation !
  • Monseigneur Aarland a raison, je crois, glissa Elska Hyaland. Je ne sais pas si annuler le jubilé dans ces conditions serait la plus judicieuse des décisions…
  • Il n'a jamais été question d'annuler le jubilé, de toute façon, dit Vaughan. J'établissais simplement le fait qu'il n'est pas notre priorité. Les Ombergeists aux portes de la ville le sont.

Freya écoutait les délibérations d'une oreille distraite. Malgré l'honneur de se trouver aux côtés de l'Empereur lors de ces évènements rassemblant tout le gratin de la capitale Impériale, elle n'avait jamais réussi à être totalement attentive lorsque les discussions s'éternisaient. Elle aurait aimé être comme Halek et Alrone, être présent mais simplement en tant que garde du corps de l'Empereur. Mais elle ne le pouvait pas : elle était l'Élue d'Edelyn, et les gens s'attendaient à ce qu'elle participe de temps à autres.

De l'autre côté de l'estrade qui supportait le trône, Elska, toujours assise au milieu de ses coussins, lançait régulièrement des sourires chaleureux en direction de Freya lorsque leurs regards se croisaient. C'était une de ses habitudes qui faisait d'elle une des personnes les plus appréciées de l'Empire. Freya était admirée, c'était certain, mais son austérité créait un bouclier invisible autour d'elle, et ses sourires étaient des cadeaux rares. Elska, elle, semblait rayonner en permanence, projetant des flots d'énergie positive autour d'elle, comme une poupée adorable mais fragile. Pendant ce temps, son homologue prêtre d'Addaltyn affichait toujours un visage de marbre où étaient plantés deux yeux sévères dans lesquels se lisaient rigueur et méfiance. À quoi pensait-il ? Était-il frustré que Freya soit de retour, malgré tous ses efforts pour l'en empêcher ? Elle ne savait même pas s'il voulait réellement se débarrasser d'elle, ou s'il tenait simplement à la garder à distance. Que mijotait-il ? Ce qui la troublait le plus, c'était son intérêt pour son épée. Que voulait-il en faire ? Elle se demanda si les membres de la Garde Impériale avaient mené l'enquête sur ce groupe religieux avec lequel il était impliqué, le Printemps.

Son regard se déplaçait dans la foule. Elle connaissait une bonne partie des dizaines de personnes présentes, car n'avaient été conviés que les citoyens les plus importants. Se massaient face à l'Empereur, pêle-mêle, les élus des districts, les chefs des Guildes principales de la cité, quelques commerçants parmi les plus influents de Dolenhel, quelques émissaires de passage à la capitale, des militaires hauts gradés, et d'autres citoyens divers qui s'étaient constitué une réputation ou un patrimoine suffisamment impressionnants pour pouvoir assister aux décisions de l'Empereur. Parmi cette petite foule, quelques têtes lui étaient inconnues, mais pas plus de cinq ou six. Par exemple, cet homme à la peau noire et crâne rasé qui se tenait au fond de la salle ; sa robe ample rayée de mauve semblait indiquer qu'il était un diplomate. Il observait la réunion avec attention de ses yeux gris argentés. L'homme n'avait rien de suspect, mais sa peau sombre rappela Ark à Freya. Ark était probablement en ville, et Thorsfeld avec lui. Ces deux-là avaient l'air de bien s'entendre, malgré le sale caractère de l'ex-dieu-Roi. Il fallait qu'elle tente de les retrouver, mais pour cette tâche, elle ne pouvait demander l'aide de ses coéquipiers de la Garde sans avoir à leur raconter toute l'histoire. Or, c'était inimaginable. Elle ne pourrait pas affronter leur regard lorsqu'ils apprendraient à quel point elle s'était compromise avec Thorsfeld. Elle ne comprenait toujours pas elle-même pourquoi elle l'avait fait.

Autour d'elle, les discussions perdaient en intensité. On en était arrivé à discuter des affaires communes, comme la circulation dans la ville, le relogement des réfugiés survivants et des habitants de la ville extérieure, ainsi que de divers autres détails qui demandaient l'attention quotidienne des dirigeants de la ville. Une pénurie de poivre. Des bruits inquiétant dans les cavernes de la ville souterraine. Des querelles sur les prix du marché couvert. À partir de là, Freya le savait, la réunion serait close incessamment, surtout au vu de la tension que la situation de la ville créait chez tout un chacun. Et c'est en effet ce qui arriva, quelques minutes plus tard.

  • Bien, fit l'Empereur en saisissant sa canne. Je crois que la situation n'a pas besoin de plus d'éclaircissements, ne perdons pas plus de temps à des babillements sans intérêt. Général Vaughan, Amiral Eckland, vous avez des ordres à donner, je crois. De fait, je pense que tout le monde a des fenêtres a barricader, des prières à faire, et un ventre à remplir, n'est-ce pas ? Personnellement, je meurs de faim. Allons manger.

La décision de l'Empereur n'appelait aucune protestation. La foule se mit en mouvement et se dirigea vers la porte de la salle du trône. Bientôt, il ne resta plus que ceux qui étaient auprès de l'Empereur lors des discussions, et qui quittèrent la salle les derniers. Aarland marchait auprès d'Elska, échangeant avec elle quelques cordialités ; les deux prêtres étaient suivis chacun de plusieurs religieux parmi les membres de leurs églises, au moins aussi contrastés que leurs chefs : chapeaux sombres, manteaux serrés et démarche raide pour les fidèles d'Addaltyn, pieds nus, vêtements amples et cheveux colorés pour leurs homologues d'Edelyn. Pour ce qui est d'Aarland et Elska, Freya avait de toute façon prévu de leur rendre visite, l'un après l'autre. Elska, pour se réconforter et se donner du courage ; Aarland, pour mener un combat dans lequel elle n'était pas sûre d'avoir le dessus.

L'empereur passa près d'elle, suivi par le bourgmestre, l'intendant, et une bonne douzaine de servants constituant sa suite. Halek et Alrone le suivaient aussi de près. Sa démarche, fortement aidée par sa canne, était saccadée et donnaient la sensation qu'il avait récemment souffert d'une maladie qui l'avait grandement affaibli. C'était une cruelle confirmation de ce que chacun craignait sans oser le mentionner : l'Empereur allait mal. Plus mal que d'habitude.

  • Freya, dit-il en arrivant à sa hauteur, j'ai entendu dire que tu avais vécu de passionnantes aventures, ces derniers temps.
  • C'est le moins qu'on puisse dire, en effet. Ce ne fut pas tout repos.
  • Une bonne histoire justifie n'importe quelle absence, continua Enerland. Puis-je te proposer de me tenir compagnie lors du repas ? Je suis persuadé que Monseigneur Aarland te laissera sa place avec plaisir ; je ne suis pas toujours doué d'une folle conversation. J'espère néanmoins que ce sera ton cas.
  • Si cela vous sied, votre Majesté, j'en serais honorée.
  • Cela me sied, en effet. À tout à l'heure, dans ce cas.

Il quitta la pièce lentement, avec son cortège au grand complet. Ne restèrent plus dans la pièce, en plus des soldats en faction sous chaque colonne, que Freya et Vaughan. Ce dernier se dirigea vers elle, les bras croisés sur la poitrine. La confrontation était inévitable, aussi se prépara-t-elle à justifier son absence, sans pouvoir s'empêcher toutefois de détourner le regard. Mais avant qu'elle ait pu dire un mot, le bras de Vaughan eut un mouvement brusque. Ce n'est que lorsqu'elle sentit sa joue s'échauffer qu'elle comprit qu'il l'avait giflée. Pas une baffe violente, plutôt un soufflet autoritaire, maîtrisé et sec, le genre de correction qu'on destine à un enfant. Elle posa sur lui un regard effaré.

  • Je ne pensais pas avoir à faire cela de nouveau un jour, fit Vaughan, le visage impassible. Je te prenais pour une femme responsable, mais qui d'autre qu'une gamine ferait preuve d'un tel manque de considération ?

Il avait les bras croisés vindicativement. Freya le savait, il n'était jamais si énervé que lorsqu'il remisait son éloquente gestuelle dans le profond placard des conventions superflues. Et lorsque Vaughan était énervée, elle se sentait redevenir la petite fille sauvage qu'il avait recueilli autrefois : honteuse mais sur ses gardes. Elle baissa le regard.

  • J'aurais dû prévenir.
  • Tu n'aurais pas dû t'absenter. Peu importe que tu préviennes, ton siège n'en sera pas moins vide. Sais-tu que Samahl m'a demandé chaque jour si je savais quand tu reviendrais ? Et je lui ai toujours répondu la même chose. Je ne sais pas. Personne ne le savait. Sais-tu ce qu'il adviendrait de toi si tu avais un supérieur moins épris de toi que l'Empereur ?
  • Je me prendrais des claques, j'imagine.
  • Il y en a d'excellentes qui se perdent. Je ne suis plus ton supérieur, si je l'ai jamais été. Tu devrais connaitre tes responsabilités. Samahl n'a pas besoin de toi pour le protéger, ça, les autres le font suffisamment bien. Mais tu as besoin d'être présente, parce que tu es la favorite d'Edelyn. Tu sais ça.
  • Je sais ça, oui. Mais j'avais…
  • …de bonnes raisons, oui, évidemment. Les autres m'ont dit ça. Mais tu ne peux plus disparaitre comme ça. Si tu as besoin d'informations, envoie des soldats, ou Levi, lui fera ça plus discrètement. Si tu as besoin de te vider la tête, fais un tour à cheval. Mais te volatiliser pendant deux semaines ainsi sans un mot… Bon sang, tu n'es plus une gamine !

Freya accusait le coup en gardant les yeux rivés sur le dallage du sol. Il était magnifiquement détaillé, présentant une succession des carreaux aux formes diverses, emboités en motifs complexes, incrustés çà et là de mosaïques finement composées. Le sol, froid et immuable, était un refuse paisible lorsque l'ouragan Vaughan déversait les trombes de rage accumulées pendant des jours. Elle ne pouvait lui répondre, tout d'abord parce qu'il avait toujours, toujours eu le dernier mot sur elle, mais surtout parce qu'il avait raison. Il avait toujours raison.

  • La prochaine fois, je n'attendrai pas que tout le monde ait déserté l'endroit pour te faire la leçon, jeune demoiselle, continua-t-il. Donc, pas de prochaine fois, compris ?
  • Oui. Compris.

Il s'approcha d'elle et la serra brièvement dans ses bras. L'orage était passé. La force de son étreinte, son odeur, sa présence, tout cela la rassurait maintenant comme cela lui avait fait appréhender sa vindicte un peu plus tôt. Une étreinte qui lui rappelait des moments où tout était plus simple. Où ils étaient proches comme père et fille, et pas comme général et capitaine. Tout comme les moments chéris du passé, l'effusion d'affection fut de trop courte durée.

  • Allez, lui dit-il d'une voix que la glace avait abandonnée, je suis rassuré, moi aussi. Tes camarades de la Garde reçoivent du courrier codé, mais le vieux Vaughan, jamais rien. On n'y pense pas, hein ?
  • Le vieux Vaughan a des patrouilles à lancer, des régiments à organiser, et des Ombergeists à débusquer, rétorqua-t-elle avec un sourire en coin. Hé, j'ai trop d'acier sur le dos pour me sentir comme une gamine attardée. Je suis désolée pour ce coup, mais comme tu peux le voir, l'Empereur n'a pas l'air de m'en tenir rigueur.
  • L'Empereur ne tient pas rigueur de grand-chose à grand-monde en ce moment. Il ne va pas bien.
  • C'est ce qu'on dirait.

La voix de la jeune fille baissa soudain en intensité. Lorsqu'elle reprit la parole, elle avait presque atteint le chuchotement.

  • J'imagine que tu es au courant de ce que j'ai découvert pendant mon absence ? Contrairement à ce que tu as l'air de croire, je ne me suis pas tourné les pouces.
  • Rowan m'a raconté ça. C'était une vraie purge ; tu sais comme il est incapable de raconter correctement même l'histoire la plus plate du monde. Mais je crois avoir compris les grandes lignes. Aarland, hein ?
  • Qu'est-ce que Rowan t'a dit ?
  • Que tu as de forts soupçons à son égard. Apparemment, vous vous êtes rencontrés à Absenhel, et il aurait dit quelque chose qui t'aurait fait penser qu'il puisse avoir quelque chose à voir avec les Ombergeists.
  • Absenhel, c'est juste ce qui m'a mis la puce à l'oreille au début, dit Freya en fronçant les sourcils. Est-ce que Rowan t'a dit aussi qu'il y avait eu une prime sur ma tête ? Qu'Aarland seul aurait pu déposer ?

Vaughan s'éloigna quelque peu d'elle, commençant à se diriger vers la vaste porte de la salle du trône. Il avait les bras croisés derrière le dos, une position qui ne lui ressemblait pas.

  • Écoute, dit-il en se tournant de nouveau vers Freya, je sais que toi et Aarland n'avez jamais été les meilleurs amis du monde. Je ne l'apprécie pas non-plus follement. Mais ne crois-tu pas que tu vas un peu loin dans le soupçon ?
  • Tu voudrais que j'oublie tout ça ? lança-t-elle en s'empêchant de crier. Ce salaud a lancé un chasseur de prime contre moi !
  • Lyn et Klov sont allés annuler ce contrat au Temple. Les prêtres d'Addaltyn ont invoqué une erreur de procédure. As-tu au moins des preuves que c'était bien lui ?

Oui, le registre de la Guilde Écarlate, pensa-t-elle. Mais comment justifier cette preuve, sans révéler à Vaughan son voyage aux côtés de Thorsfeld et Ark ? De plus, la bibliothèque infinie du Dieu-Roi aurait ressemblé à une invention fantaisiste à n'importe qui ne l'aurait pas vue de ses propres yeux. Elle se garda donc d'en parler.

  • Une erreur de procédure, c’est un peu léger comme explication, tu ne trouves pas ? De toute façon, je mène l'enquête discrètement avec les autres. Je n'ai pas besoin de toi. Je prouverai qu'Aarland complote quelque chose, lui et sa secte.
  • Le Printemps est un groupe reconnu, la reprit Vaughan. Un simple courant religieux ; ils font beaucoup pour le peuple de l'Empire. Ce sont eux qui ont arrangé le placement des réfugiés qui sont arrivés avec toi. Tu les accuse aussi ?
  • On verra.
  • Fais attention, Freya, dit-il alors que la jeune fille se dirigeait vers la porte d'un pas décidé. Ne vas pas te fourrer dans des manœuvres que tu ne contrôles pas. Réfléchis à ce qui est en jeu : qu'est-ce qu'Aarland aurait à gagner avec son complot ? Il est déjà au-dessus de tout, dans la hiérarchie religieuse.

Mais pas au-dessus de l'Empereur, pensa Freya. Il a un Empire à portée de main, et Enerland qui boit ses conseils.

  • J'éclaircirai ça dès cet après-midi. En attendant, ne devait-on pas aller manger ?
  • Si, et apparemment, Samahl te veut à la place d'Aarland. Le bon moment pour commencer ton enquête : cache-t-il une masse d'arme sous son siège ?
  • Je le soupçonne plutôt de cacher une lance entre le siège et le chapeau, mais on verra.

Ils se lancèrent mutuellement un regard amusé en quittant la salle du trône.

Thorsfeld était debout depuis plus de deux heures, et pourtant, par moment, il avait la sensation de se réveiller en sursaut, seulement pour se souvenir qu'il n'était pas au lit, mais en plein milieu de Dolenhel.

Il s'était levé aux aurores, après une nuit de plus passée à somnoler, au mieux, perdu dans des songes indistincts. Cette fois, il n'était même pas sûr d'avoir dormi, ne serais-ce qu'une seule minute de toute la nuit ; il s'était levé brusquement, en sueur, incapable de fermer de nouveau les yeux et ainsi retrouver cet état de demi-mort qui l'étreignait chaque nuit. Alors que son sommeil était irrégulier il y a quelques jours de cela, il en était arrivé au point où il considérait l'option de ne plus jamais s'allonger de nouveau, pour éviter de retomber dans ses songes chaotiques. Mais toutes les nuits sans sommeil qu'il avait vécu commençaient à le rattraper, et il avait passé la matinée à errer dans la ville, perdu entre songe et réalité.

Ni Ark, ni ses Skryggars n'étaient présent dans l'entrepôt lorsqu'il s'était réveillé. La pièce glauque aux fenêtres condamnées dans laquelle les serviteurs du Prince de Nornfinn avait élu domicile était vide, livré à la poussière et aux rats. Seule sur la table l'attendait une corbeille de fruits qui n'était pas là la veille, dissimulée sous une cloche en verre ébréchée qui la maintenait hors de portée des rongeurs qui devaient sans aucun doute infester les lieux. Il avait mangé quelques fruits – dont certains dont il ne connaissait pas l'existence – et avait décidé d'aller se promener à l'extérieur. Dans ses habits de Dole-Halsring et le visage dissimulé sous la capuche de sa cape, il s'était aventuré dans les rues étroites de la capitale Impériale.

Dolenhel avait un visage tout à fait différent de celui qu'elle avait, la nuit précédente, lorsqu'ils étaient arrivés parmi les réfugiés du convoi. Sous le soleil, la cité était bourdonnante d'activité ; toute la journée, c'était une ronde sans fin de charrettes dans les rues, d'enfants jouant sous les arbres, d'adultes buvant un verre sur le pas de leur porte en jouant à divers jeux de table, et de soldats patrouillant en régiments serrés. Cette impression de ruche besogneuse que donnait la ville était renforcée par son architecture ; comme Thorsfeld avait pu le remarquer la nuit précédente, la ville était constituée de maisons aux formes droites, empilées les unes sur les autres en de vastes escaliers d'habitations, se constituant en pyramides de hauteur modestes, véritables enchevêtrements de bâtiments, de pontons, de verdures et de toits qui encadraient des rues étroites qui se perdaient en labyrinthes complexes. La ville n'était pas la même partout ; elle était constituée en plusieurs couches séparées par des murailles successives, comme un oignon urbain dont le cœur serait le palais Impérial, palais dont les hautes tours étaient visibles de partout dans Dolenhel. Certains quartiers étaient des capharnaüms de maisons placées sans logique aucune, et d'autres étaient des modèles de précision géométriques, alignant des bâtiments parfaitement parallèles qui surmontaient des rues au pavage impeccable. Sans aucune hésitation possible, Dolenhel était une ville magnifique, à la richesse et à la complexité qui la plaçait bien au-dessus de toutes les autres petites bourgades que l'ex-Dieu-Roi avait eu l'occasion de traverser pendant son voyage. Il aurait sans doute beaucoup apprécié cette ville gigantesque, vivante et colorée, s'il n'était pas à ce moment-là plongé dans une lente agonie.

Non pas qu'il avait mal où que ce soit, non, mais il se sentait disparaitre. Comme s'il se détachait du monde, petit à petit. Ses membres étaient pris d'un engourdissement discret mais croissant jour après jour. Son esprit était chaque minute un peu plus embrouillé. Il se sentait fatigué, bien sûr, car il ne dormait toujours pas. Exit les rêves sur fonds blancs, avec chuchotements, lumières clignotantes et son indistincts. Même ces visions dignes d'une toile d'art moderne avaient été éphémères. Maintenant, il se réveillait sans même s'apercevoir qu'il était resté inconscient plusieurs heures, comme si même le temps de Dromengard n'avait plus prise sur lui. Maux de tête et courbatures venaient contempler le tableau. Désormais, il en était sûr, il mourrait à petit feu, sans même avoir pu déterminer là où il se trouvait dans le monde réel. Il était toujours coincé à Dromengard, et ça le tuait aussi sûrement qu’un couteau dans le cœur.

La veille, il n'avait pas assisté à l'explication d'Ark pour ses deux gardes du corps. Il était tombé inconscient bien avant. Néanmoins, Lieros et Mirridian avaient visiblement assez confiance en leur Prince pour ne même pas demander qui était l'homme pâle aux yeux creusés et aux traits tirés qui l'accompagnait. Peut-être avaient-ils attendus qu'il dorme, ou bien craignaient-ils le courroux d'Ark en posant une question indiscrète ? Pourtant, Ark et ses Skryggars semblaient avoir une relation amicale loin des rapports maître-serviteurs qu'on pourrait attendre. Dans tous les cas, Thorsfeld était libre pendant que les autres menaient l'enquête sur les affaires qui les intéressaient.

Libre était tout de même un bien grand mot. Il n’avait plus beaucoup de temps, il en était sûr, et il n'avait toujours aucune idée de la façon dont il allait mettre la main sur sa couronne. Il s'était dit que quelque chose se présenterait – après tout, quelque chose s'était toujours présenté jusque-là. Mais pas cette fois. Plus que jamais, il se sentait impuissant.

Il manquait cruellement d'attention. Son esprit vagabondait ; à certains moment, il avait avancé dans les rues, empruntant des itinéraires précis, seulement pour s'apercevoir quelques minutes après qu'il avait eu une absence ; il ne se souvenait même pas de quel direction il venait, ni ce qui s'était passé depuis que sa conscience l'avait quitté. Voilà ce que ça doit faire d'être vieux, se disait-il. Si ça continue, je vais avoir besoin d'un déambulateur pour ne pas m'affaler.

Le soleil avait quasiment atteint sa forme zénithale lorsque Thorsfeld tomba sur Ark. Du moins, ce fut plutôt Ark qui le trouva, car lui était occupé à s'appuyer sur la rambarde d'un pont, la tête ensevelie sous les bras. Il se sentait mal, comme s'il avait le mal de mer ; l'eau qui s'écoulait sous le pont ne devait en rien arranger ce mal, pourtant peu commun sur la terre ferme. Le Prince de Nornfinn portait toujours ses vêtements de Dole-Halsring, agrémenté d'une cape qui dissimulait efficacement son visage.

  • As-tu passé toute la journée à errer dans les rues ? lui lança-t-il d'une voix enjouée. Ouah !

Il avait sursauté en découvrant le visage de Thorsfeld, qui avait relevé la tête brusquement en entendant sa voix.

  • Mon vieux, t'as une sacrée sale tête, lui dit-il avec une moue incertaine. Tu ferais passer les Ombergeists pour des canons de beauté.
  • J'ai mal dormi, se contenta de répondre Thorsfeld – même sa répartie avait perdu de sa verve.
  • C'est ce que j'ai cru voir en partant ce matin. Tu gémissais dans ton sommeil, et honnêtement, ce n'est pas le genre de choses dont j'aime être témoin. Tu as visité un peu Dolenhel ?
  • Je ne visite pas Dromengard, dit-il avec une assurance peu convaincante. Je suis ici chez moi, comme partout ailleurs.
  • Tu as vu les remparts ? demanda Ark comme s'il parlait à un simple touriste. Le marché couvert ? La ville souterraine ? Les cent statues ?
  • J'ai vu tout un tas de foutues statues. Il y aurait de quoi en faire plusieurs armées, de tout leur tas de foutues statues.
  • Elles représentent les cent héros de l'antiquité, expliqua Ark, qui décidément maîtrisait parfaitement l'art de ne pas écouter les plaintes de Thorsfeld. Les cents héros qui se sont unis face à la guerre éternelle et ont créé les six royaumes humains. La légende dit qu'ils étaient respectés et estimés par tous, même par Edelyn et Addaltyn. Ce seraient eux qui auraient lancé les cultes des Dieux de l’Espace et du Temps. Il doit y avoir une part de vérité dans tout cela.
  • Oh, il y en a une, fit Thorsfeld en se redressant. Je les ai connus, moi.

Ark le regarda avec circonspection.

  • Quoi ? lança l'ex-Dieu-Roi. J'ai vécu depuis le début de l'univers, alors oui, j'ai eu l'occasion de rencontrer quelques gus célèbres. Les cent héros, oui, je me souviens d'eux. Enerion, Helstar, Æneszir, Aarfeldt, et environ 96 autres dont j'ai oublié les noms. Toute la clique.
  • Tu as connu les cent héros ? répéta Ark, les yeux écarquillés. Oui, j'imagine que c'est logique ; j'ai tendance à oublier que tu es le dieu-Roi. Étais le Dieu-Roi. Comment étaient-ils ?
  • Oh, de braves types. Ils en avaient marre de la guerre, les pauvres petits. Se sont fait leur petite armée, 'y se sont créés leurs petits royaumes, et tout le toutim. Edelyn et Addaltyn se sentaient plus, l'humanité était sauvée, c'était la fête. Et ensuite…
  • Ensuite ?
  • Ensuite ils se sont dits que quitte à avoir la paix, autant se débarrasser aussi de ce sale type qui n'en faisait qu'à sa tête, là-bas, à Halsring. Alors ils se sont attaqués à moi, tous les cent. Ils étaient vachement courageux, quand on y pense. Il en fallait du courage pour le faire. S'attaquer à moi.
  • Et qu'est-ce qui leur est arrivé ?
  • Les cent héros se sont transformés en les cent types crevés. Peut-être pas tous, y'en a peut-être qui sont rentrés chez eux la queue entre les jambes, mais c'était la fin des cents héros. Ça ne m'a pas demandé plus d'effort que d'écraser des mouches. Morale de l'histoire, les enfants, baissez le regard quand vous croisez le Dieu-Roi.
  • Je te verrais mal vaincre un seul des héros maintenant, lança Ark en souriant.
  • Pas besoin de le mentionner, répondit Thorsfeld avec une grimace. Je me sens déjà assez mal comme ça.
  • Et finalement, maintenant, il ne reste plus que cent statues d'eux, disséminées dans toute la capitale. Certaines sont au palais, on ne peut pas les voir. Ça, et le fait que les noms Impériaux se basent sur leurs patronymes.
  • Tiens, c'était lequel, celui-là ? demanda Thorsfeld en pointant du doigt une statue non-loin d'eux, qui les dominait de toute sa hauteur.

Ark tourna la tête en direction de l'ouvrage d'art. Il représentait un homme debout, les mains posées sur le pommeau d'une épée plantée dans le sol, ses longs cheveux tressés cascadant dans son dos et sur sa poitrine, encadrant un visage grave à l'air conquérant. La statue était en marbre, et devait bien mesurer une vingtaine de mètres. Elle trônait au sommet d'un bloc de maisons, et à ses pieds était déposée une quantité impressionnante de fleurs.

  • Ça, ce n'est pas une des cent statues. C'en est une autre. Elle représente l'Empereur, Samahl Enerland, au temps de la conquête. Tu n'as jamais vu l'Empereur, toi qui connais tout le gratin depuis que le monde est monde ?

Thorsfeld ne répondit pas. Il contemplait la statue qui les écrasait de sa hauteur. L'Empereur était représenté vêtu d'une armure aux motifs complexes, d'une cape aux plis et aux replis savamment sculptés. Il se tenait droit, les sourcils légèrement froncés, le visage illuminé d'un imperceptible sourire. Si Samahl Enerland avait eu la moitié de la prestance que lui prêtait la statue, il devait être un homme d'un charisme certain.

  • En ce temps-là, il venait de conquérir les cinq royaumes de l'Empire. Il était invincible, lui qui était seulement à la tête du royaume le plus insignifiant des six. Mon père l'avait rencontré plusieurs fois à l'époque. Ils n'étaient pas encore ennemis. Il m'a décrit un homme sage mais implacable.
  • Vous seriez surpris, si vous le voyiez aujourd'hui, fit une voix derrière eux.

Ils se retournèrent brusquement. Sur le pont, dans leur dos, était apparu un homme en robe rayée de mauve, aux manches amples qui dissimulaient ses mains. Il avait la peau d'un noir d'ébène, le crâne rasé et les yeux d'un gris argenté qui contrastait avec sa complexion. Il les regardait avec un léger sourire.

  • Un diplomate nous rend visite, fit Ark avec un air malicieux. Comment était cette réunion exceptionnelle ?
  • Assommante, répondit l'homme.

Sa voix disait quelque chose à Thorsfeld. Il ne mit pas longtemps à comprendre que l'homme était Lieros, déguisé en citoyen Dolenhely, débarrassé de sa tenue traditionnelle de Skryggar. Il avait le visage rond, une barbe naissante et des arcades saillantes qui surmontaient un nez droit barré par une ancienne cicatrice devenue presque invisible. Avec son masque et son attirail de guerrier de l'ombre, Thorsfeld ne l'avait pas du tout imaginé ainsi.

  • Et donc, qu’est-ce qui se passe avec l’Empereur ? demanda Ark.
  • Rien de nouveau. Son entourage s’inquiète de sa santé, et à raison. Je suis là depuis une vingtaine de jours, et je peux constater que la situation empire. Apparemment, c’est une situation qui dure depuis longtemps, depuis bien avant qu’il se mette à porter un cache-œil pour dissimuler la maladie.
  • Tu vois ? lança Ark en direction de Thorsfeld. Tu n’es pas le seul à aller mal.
  • Je me sens déjà mieux rien qu’à entendre ça, soupira l’intéressé. Si l’Empereur se meurt, vous devez sauter de joie, côté Nornfinn.
  • Pas vraiment, dit Ark. Si l’Empereur venait à mourir, nous ne pouvons être sûrs qu’il ne sera pas remplacé par quelqu’un de plus belliqueux que lui ne l’était. Quelqu’un qui décidera de terminer une bonne fois pour toute cette guerre de conquête que son prédécesseur a laissé s’enliser aux frontières de Nornfinn. Et je te rappelle que Freya a levé l’hypothèse d’un complot ; quel genre de personne succèderait à Samahl Enerland, s’il meurt dans des conditions louches ?

Thorsfeld reporta de nouveau son regard sur l’eau qui coulait en-dessous d’eux. Le pont sur lequel ils se trouvaient était de petite taille, et perdu au milieu d’un quartier calme de la ville, le genre de zone résidentielle où le temps semble se figer pendant la journée. Malgré le fait que les alentours soient déserts, Lieros lançait des coups d’œil vigilants autour de lui en permanence. Il semblait soucieux de préserver le secret de leur conversation.

  • Et donc, reprit Ark, qu’est-ce qui ressort de cette réunion ?
  • Officiellement, rien d’inquiétant. C’est du moins ce qu’ils aimeraient que la population croie. En réalité, tout porte à croire que la ville est assiégée par une armée d’Ombergeists dissimulée dans les nappes de brume.
  • Si les Ombergeists sont capables de rester sagement cachés dans le brouillard mouvant, ils sont peut-être plus futés que ce qu’on croit.
  • Des patrouilles ont été lancées. Le contact a été coupé avec les villes voisines ; soit les routes ont été coupées pendant la nuit, soit les Ombergeists ont intercepté tous ceux qui se sont aventurés dans la plaine. Le général Vaughan favorise la seconde solution ; il semble pessimiste quant à la situation de la ville.
  • Compris. As-tu pris le temps d’observer Tu-Sais-Qui ?
  • Slen Aarland ? Il est très peu intervenu pendant cette rencontre, beaucoup moins qu’à son habitude. La présence de Freya a eu l’air de le décontenancer. Il s’est contenté de proposer qu’elle accompagne les escouades de soldats qui patrouillent à l’extérieur de la ville.
  • Étonnant, dit Ark en roulant des yeux. En tout cas, la prime qui avait été posée sur notre tête a été supprimée, j’ai vérifié. Tu ne t’en es pas trop préoccupé, n’est-ce pas ?

Aucune réaction du côté de Thorsfeld.

  • Mirridian m’a fait un rapport ce matin, continua le Prince. Aucun nouveau chargement d’Alfrost, d’alun ou de viande depuis deux jours. Si Dolenhel est vraiment isolée du reste du monde, on pouvait de toute façon s’y attendre. Personne ne semble être choqué par ces mouvements de marchandises ; en tout cas, l’Église du Printemps a toujours laissé ses chariots circuler sans même tenter de les dissimuler.
  • Personne ne ferait le lien, observa Lieros. Qui à Dolenhel saurait quels produits utiliser pour l’entretient d’un dragon ?
  • C’est surtout que l’alun est censé circuler en ville en ce moment ; il est utilisé pour produire des flammes bleues, un effet purement esthétique utilisé sur les torches de jubilé.
  • Ah oui, en effet. Les torches qu’ils mettent sur les murailles pour fêter l’anniversaire de la fondation de l’Empire ?
  • Oui, fit Ark avec son habituel ton didactique. Tous les ans, ils mettent ces torches bleues sur les murailles, pendant vingt-cinq jours. Ils en rajoutent chaque nuit jusqu’à ce que le feu fasse le tour des murs extérieurs de la ville. En plus de ça, la majorité des Dolenhelys mettent en place leurs propres torches et lampions sur leurs maisons. Bref, l’alun pulvérisé est massivement utilisé, en ce moment. Ce sont les autres ingrédients qui sont suspects.

Lieros regarda en direction du palais Impériale, dont les hautes tours se profilaient au loin.

  • Note que lors de la réunion, un représentant des travailleurs de la ville souterraine a mentionné que de nombreuses personnes avaient entendu des grondements étranges provenant des cavernes de la forêt enfouie. Ils ont peur d’éventuelles instabilités dans les roches de la cité souterraine…
  • …ou de dragons dissimulés dans le réseau de cavernes ?
  • Possible. L’information n’avait pas beaucoup d’importance, et quelqu’un a changé de sujet directement après. C’était Aarland, d’ailleurs.
  • On en revient toujours à lui… constata Ark. Mirridian se trouve dans la ville souterraine, on verra bien ce qu’il parvient à trouver. Toi, tu vas rester à la surface ; essaie de te rapprocher des instances militaires de la ville et de glaner toutes les informations que tu pourras concernant les patrouilles, l’état de siège de la ville, et tout ce qui s’y rapproche. Reste aussi en alerte des activités exécutives, des fois qu’une autre réunion de la sorte soit convoquée.
  • Bien compris.
  • Parfait. Maintenant, je crois qu’Erik et moi allons rejoindre Mirridian dans la ville souterraine.

Thorsfeld se redressa brusquement.

  • On va faire ça, nous ? Et pourquoi ?
  • Pourquoi ? Mais pour la raison la plus importante qui soit, mon cher Erik, répliqua Ark avec un sourire en coin. Pour faire du tourisme !
  • Du tourisme ?
  • Visiter Dolenhel sans descendre voir la ville souterraine, c’est comme courtiser une fille et se contenter de lui tenir la main. Tu loupes le meilleur.
  • Combien de fois faudra-t-il que je te répète que je ne suis pas là pour visiter Dolenhel ? Vas-tu me laisser mourir en…
  • Allez, viens, l’interrompit Ark qui avait commencé à marcher d’un pas pressé vers le centre de la ville. Cesse donc de te plaindre ; tu te lamentes comme tu respires. Tais-toi et suis-moi.

Thorsfeld regarda autour de lui. Lieros avait déjà disparu. Il mit en branle la machine souffreteuse et grinçante qu’était devenu son corps pour marcher à la suite du Prince de Nornfinn, qui s’éloignait déjà, sans pitié pour l’état de décrépitude de son compagnon. Il lança un dernier regard à la statue de l’Empereur, qui trônait sur l’autre rive. Ainsi, Samahl Enerland était aussi en mauvaise santé ? Décidément, c’était une cruelle période pour les puissants de Dromengard. Quelles étaient les chances que les responsables de la maladie de l’Empereur soient aussi impliqués dans les évènements qui avaient précipités la chute du dieu-Roi ? Plus Thorsfeld y songeait, plus l’hypothèse devenait séduisante.

Restait à espérer qu’Ark et ses Skryggars parviennent à mettre le doigt sur une information qui lui serait utile à lui, même sans qu’eux ne le sachent. Car aussi vrai que lui était impuissant, ses compagnons semblaient parvenir à s’infiltrer n’importe où, et avaient des pistes pour découvrir ce qui les intéressait.

Ils n’étaient pas seulement le seul espoir de Nornfinn. Ils étaient aussi le sien.

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