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Chapitre 33
Une lumière dans les profondeurs

L'escalier descendait dans l'abîme en une interminable spirale. Thorsfeld et Ark s'y étaient engagés il y a de cela dix minutes ; il descendait du centre de la surface de Dolenhel, jusqu'à la ville souterraine. C'était une des deux entrées de la partie inférieure de la capitale, la seconde étant une rampe plus longue encore où circulaient les chariots et les animaux. L'escalier que descendaient Thorsfeld et Ark était large de plusieurs dizaines de mètres, comptait plusieurs milliers de marches, et était entrecoupés de plusieurs dizaines de paliers où s'arrêtaient ceux pour qui la montée était trop éprouvante. Au centre de l'escalier en spirale, un vaste puits était creusé, dans lequel les ténèbres étaient de plus en plus présentes au fur et à mesure de la descente. Malgré l'aide bienvenue que leur offrait la gravité, les pieds de Thorsfeld n'appréciaient pas le dénivelé, et l'ex-Dieu-Roi faisait tout son possible pour le faire remarquer à son compagnon.

  • Il va falloir déménager dans la ville souterraine, lança Thorsfeld lorsqu'ils passèrent un énième palier sans s'y arrêter. Je ne remonterai pas cet escalier de malheur ; ou alors, tu devras me porter.
  • Des dizaines de personnes font le voyage tous les jours pour aller travailler dans la forêt troglodyte, répondit Ark. Ils ne se plaignent pas, eux.

Depuis longtemps, la lumière ambiante tenait plus son origine des torches accrochées aux murs que de la lumière du jour, qui peinait à voyager jusqu'aux profondeurs du puits. Les parois de pierre se faisaient plus irrégulières, plus humides ; le froid n'était plus aussi mordant, ce qui rendait l'air presque doux. Les sons se répercutaient sur les murs de la grotte en échos cristallins. La sensation de profondeur était presque écrasante.

  • Je ne vois pas l'intérêt de cette ville souterraine, dit Thorsfeld en s'épongeant le front de la manche de son manteau. Pourquoi construire la moitié de la ville aussi loin sous la surface ? Et au cas où tu n'aurais pas compris, c'est une question rhétorique. Je ne veux pas savoir.
  • Tu as dû voir que Dolenhel est un îlot de civilisation perdu au milieu d'un désert de glace, n'est-ce pas ? commença Ark malgré l'avertissement de l'ex-Dieu-Roi. Il n'y a pas de champs, pas de forêt, pas d'élevage, rien. Aucune ville ne pourrait se passer de tout cela. Eh bien, c'est à cela que sert la ville souterraine ; elle abrite toutes les forces agricoles de la capitale.
  • Donc, quand on dit que les paysans vivent dans des trous perdus, à Dolenhel, c'est littéralement exact ?
  • Personne ne vit dans la ville souterraine. Elle contient la forêt troglodyte, bien sûr, ainsi que les champs et les élevages, et quelques industries. C'est un monde à part.
  • Je ne vois toujours pas l'intérêt.
  • La stratégie habituelle, lorsqu'on attaque une ville, c'est de s'emparer de ses moyens de subsistance ; à Dolenhel, tout ça se trouve dans les souterrains, totalement inatteignable. Les champs, les forêts... On ne peut passer que par la ville, et la Strome, qui coule dans la cité souterraine, se faufile par des passages trop étroits pour y faire passer une armée. C'est grâce à ça que Dolenhel était la capitale d'Hindenland, le plus grand des six royaumes. Tu vois l'intérêt, maintenant ?
  • Je vois l'intérêt.
  • Dolenhel est la seule ville de tout Dromengard à posséder l'incroyable richesse de cette forêt souterraine. Il s'agit d'un biome unique. En vérité, j'ai hâte de voir ça.

Thorsfeld laissa passer quelques temps de silence. En réalité, lui aussi avait très envie de voir la cité souterraine ; depuis son retour à Dromengard, il se sentait beaucoup plus intéressé par les merveilles de son monde. S'il ne se sentait pas mourant à ce moment, il aurait sûrement paru presque enjoué.

  • Pourquoi Dolenhel est-elle devenue la capitale de l'Empire ? finit-il par demander pour meubler leur interminable descente. Je ne crois pas que l'Empereur ait été originaire d'Hindenland.
  • Samahl Enerland était le souverain du Juenland, avant de déclarer la guerre d'unification. Mais la capitale du Juenland, Hoelragan, n'a jamais eu la carrure d'une capitale impériale. Juenland était à l'opposé d'Hindenland ; un minuscule royaume sans grand intérêt. Hoelragan n'est pas une grande ville, et elle s'étend sur plus d'un tiers du royaume. Et puis, Dolenhel avait une valeur symbolique : la ville imprenable… Qui a fini par être prise. Je ne sais pas comment Enerland a réalisé cet exploit. Hindenland était sa dernière conquête. Il y aurait dû avoir Nornfinn ensuite… Mais nous savons comment ça s'est terminé. Ou comment ça ne s'est pas terminé, justement.
  • Juenland… Je crois que je n'y suis jamais allé, commenta Thorsfeld distraitement. Ça ne me dit rien.
  • J'y étais il y a peu de temps, pour ma part, dit Ark. C'est reposant, comme endroit ; très pluvieux, mais très beau. Ils ont des falaises impressionnantes, et ils distillent un alcool ambré qui brille très légèrement dans le noir, c'est origi… Ah, je crois qu'on arrive.

Et en effet, Thorsfeld pouvait percevoir une lumière différente au bout de la galerie dans laquelle ils s'étaient engagés. Une lumière plus bleue, plus proche de la lumière naturelle du jour. Le sol lui-même se faisait moins pentu. Ils traversèrent un pont-levis qui formait un passage au-dessus d'un gouffre dont le fond était trop profondément enfoui dans les ténèbres pour être distingué ; néanmoins, de légers clapotis laissaient entendre qu'une partie au moins de la Strome coulait sous ce pont. Quatre soldats étaient postés dans une cabine côté surface, mais leur attention était monopolisée par une virulente discussion ; plusieurs d'entre eux fumaient la pipe.

Quelques dizaines de mètres plus tard, la galerie s'élargissait, et devant leurs yeux apparut la cité souterraine.

En fait de ville, c'était une forêt, la fameuse forêt troglodyte de Dolenhel. Des hectares d'arbres s'étendaient à perte de vue, dans l'immensité caverneuse qui les entourait ; le plafond était par endroit si haut qu'il était difficile de ne pas le confondre avec le ciel d'encre nocturne. Les cavernes formaient des chambres gigantesques, qui se perdaient à leurs extrémités en de plus petites veines. La forêt laissait parfois la place à des bosquets plus réduits, voire à des arbres isolés, perchés sur la roche comme des bateaux échoués. D'autres zones étaient plus encrées dans la civilisation, présentant des cultures, des enclos, et parfois même des champs entiers. Des chemins étaient dessinés sur les sols, qui sinuaient entre les bois et les affleurements rocheux, emmenant avec eux leurs pavés et leurs barrières de bois grossier. L'endroit était peuplé d'ouvriers et de paysans comme peuvent l'être les zones agricoles habituellement situées en surface, et par endroits, des bâtiments avaient poussés comme des champignons ; leur apparence similaire aux bâtisses de la zone où Thorsfeld et Ark avaient élu domicile indiquait qu'il s'agissait là d'entrepôts et d'ateliers. La ville souterraine exhalait une aura intense de gigantisme ; elle était baignée d'une lumière douce et orangée qui s'insinuait dans l'air brumeux, donnant à la forêt troglodyte la lumière la plus proche d'un coucher de soleil que Dromengard puisse offrir. Même Thorsfeld ne pouvait rester de marbre face à la beauté unique de ce paysage caverneux.

  • Eh bien, dit-il, c'est magnifique, ici. Pourquoi est-ce que personne ne veut y habiter ? Pourquoi préférer le froid désertique de la surface ?
  • J'imagine que le manque de soleil finit par incommoder la plupart, répondit Ark en faisant quelques pas sur le chemin poussiéreux qui s'ouvrait à eux. Mais bon sang, c'est vrai que c'est beau. Un tel endroit, totalement coupé de la surface… Dolenhel possède une richesse insoupçonnable.

Thorsfeld suivit Ark en direction du bois le plus proche. Le chemin sur lequel ils se trouvaient s'y perdait, après avoir grimpé quelques paliers de roche brune. Les sapins et l'herbe qui poussaient tout autour d'eux avaient une teinte pâle inhabituelle, tirant légèrement sur le bleu. Thorsfeld finit par poser la question qui le tiraillait :

  • D'où vient la lumière ? demanda-t-il. Nous sommes à des centaines de mètres de la surface, alors pourquoi est-ce que tout est ainsi éclairé ?
  • J'ai entendu dire que les roches de la cité souterraine étaient couvertes d'un type de mousse assez particulier. La mousse qui recouvre une zone est liée par un réseau de racines qui traverse la roche jusqu'à la surface, et jusqu'à une plante, la cybèle. Elle pousse un peu partout dans la ville, c'est une plante en tige avec de petites fleurs en forme de clochettes blanches. Bref, la plante absorbe la lumière du jour – j'ai remarqué que ses fleurs étaient dirigées vers le soleil – et la mousse à l'autre bout du réseau de racines la réémet, ce qui donne cette lumière ambiante qui éclaire la cité souterraine. À ce qu'on m'a dit, il est interdit d'arracher la cybèle en surface ; une plante qui meurt peut faire s'éteindre une zone de mousse sur un diamètre de plusieurs dizaines de mètres.

Ark s'accroupit près d'un rocher et passa sa main à la surface du minéral. La mousse était invisible à l'œil nu, et la lumière qu'elle produisait était insoupçonnable, mais la sensation de frottement sur sa main trahissait la présence de la mousse de cybèle.

  • N'est-ce pas passionnant ? lança-t-il à Thorsfeld en se relevant. L'existence de cet endroit repose sur tant de choses ! Il faut un réseau de grottes naturelles assez vastes, ainsi que la lumière que seuls ces végétaux peuvent produire, sans oublier un air respirable et le passage de la rivière… Cette forêt souterraine avait si peu de chance de trouver les conditions propices, et pourtant, la voilà ! Elle existe ! Pas étonnant que les fondateurs de Dolenhel aient choisi cet endroit pour ériger leur ville.

Ark paraissait jubiler. Il ressemblait à un gamin à qui on aurait présenté le Père Noël ; s'il s'était trouvé dans une comédie musicale, il se serait mis à chanter gaiement en sautillant sur les pavés du chemin, étreignant les arbres et caressant les écureuils. Mais Broadway se trouvant dans un autre monde, il se contenta d'avancer dans la forêt aux couleurs pastel en humant l'air à plein poumon ; ce dernier avait la senteur épicée des conifères, avec l'habituelle note fraiche des grottes humides. Thorsfeld le suivait, opposant à l'allégresse d'Ark une image totalement opposé, avec ses yeux cernés à l'extrême, sa peau tantôt pâle comme la neige, tantôt écarlate, maladive. Il se sentait toujours partir, comme perdu entre deux mondes, mais au moins l'environnement champêtre de la cité souterraine lui mettait du baume au cœur.

Ils croisaient parfois des travailleurs, affairés à tirer une charrette de bois, à mener un troupeau, ou à porter des sacs de denrées. La partie souterraine de Dolenhel était au moins aussi bourdonnante d'activité que sa surface ; à plusieurs reprises, ils aperçurent des chargements entiers de torches de jubilé se dirigeant vers la surface. Dans deux jours, la ville entière serait éclairée de leur lumière bleue pour fêter les vingt-cinq ans de la création de l'Empire… Et donc, de la conquête de la ville. Ark n'était pas le seul à se demander comment l'Empereur avait conquis Dolenhel, une ville si simple à défendre, disposant de ressources imprenables, de murs immenses, et située au milieu d'un désert de glace que même des pingouins trouveraient inhospitalier. Thorsfeld lui aussi aurait aimé savoir. Il se promit de demander à l'Empereur lui-même lorsqu'il aurait récupéré ses pouvoirs ; on refusait rarement une audience au Dieu-Roi…

Au fur et à mesure de leur avancée, la végétation se faisait plus présente, et les signes de civilisation plus rares. Ils dépassèrent plusieurs entrées de zones minières, larges puits parfaitement circulaires qui faisaient descendre leurs parois de pierre lisse jusqu'à des profondeurs insoupçonnées. Plusieurs fois, ils traversèrent des chambres basses de plafond, où la forêt laissait place à la pierre humide des cavernes de jonctions, aux champignons et aux murs rocheux que la mousse de cybèle parait d'une brillance indistinct et éthérée.

Ils finirent par arriver dans une clairière ; depuis longtemps, les bruits de l'activité industrielle et agricole s'étaient éteints avec la distance, absorbés par la densité impénétrable de la forêt troglodyte et la brume ambiante qui stagnait à la cime des arbres, disputant à l'ombre les hauteurs des grottes les plus vastes. Les plaintes de l'ex-Dieu-Roi s'étaient tues, elles aussi ; il s'était passé de longues minutes sans que lui et Ark n'échangent le moindre mot. Thorsfeld ne détestait pas cette promenade, malgré sa réticence lorsqu'il avait fallu descendre, et son appréhension du moment où, fatalement, il faudrait remonter. De fait, la cité souterraine de Dolenhel était un paysage enchanteur, où le froid peinait à pénétrer, et qui était dénué des menaces muettes qui peuplaient l'extérieur. Ici, pas d'Ombergeists, pas de cité assiégée par des monstres. D'ailleurs, rien ni personne n'avait tenté de les massacrer depuis qu'ils avaient pénétré dans la forêt troglodyte, un luxe qu'ils n'avaient pu s'offrir depuis longtemps.

Ark s'assit sur une souche ; le morceau de tronc avait été arraché des années auparavant, et le bois sec et noirci par l'âge était couvert de pousses, de petites fleurs violettes et de plantes grimpantes qui semblaient faire la course pour atteindre la partie la plus haute. Thorsfeld resta debout, tournant le dos au Prince de Nornfinn.

  • Bien, nous y voilà, dit Ark en cueillant une longue herbe qui poussait près de son genou. Rien à faire, nulle part où aller, personne pour entendre. C'est le moment.
  • Le moment pour quoi ? fit Thorsfeld avec sa voix la plus blasée.
  • Je pensais que tu pourrais m'expliquer la raison de ta présence à Dolenhel. Il faut regarder les choses en face : tu n'es pas le bienvenu, ici, encore moins qu'ailleurs. C'est extrêmement dangereux pour moi, pour ne pas dire stupide, de venir en personne à Dolenhel ; mais pour toi, c'est encore pire. En plus de ça, je ne sais pas ce que tu as, mais je crois que ton visage a décidé de déserter ton crâne. Tu as une tête de cadavre. Alors la question que je me pose… que je me pose depuis Dole-Halsring, en fait, c'est : qu'est-ce que tu cherches ? Quel est ton but ?
  • Je fais du tourisme, répondit Thorsfeld du tac au tac.
  • Il y a ici quelque chose ou quelqu'un que tu cherches. Ça n'a rien à voir avec Freya, j'imagine ; tu pensais qu'elle te serait utile, mais ce n'est finalement pas le cas. Alors qu'est-ce qui justifie ta présence ici ?
  • Qu'est-ce qui justifie la tienne ?
  • Des dragons, répondit Ark. Lieros et Mirridian pensent qu'il y en a un ou plusieurs, terrés dans la cité souterraine. Mais tu le sais déjà.
  • Est-ce pour ça qu'on est venus jusqu'ici ? Pour débusquer un dragon ? J'ai oublié de prendre mon filet à papillon, je te préviens.
  • Mirridian est déjà en train d'enquêter. Nous sommes venus ici parce que je voulais voir la ville souterraine. Mais cesse d'esquiver ma question et réponds-moi.

Ark était toujours assis sur sa souche. Thorsfeld avait rarement pu contempler un regard aussi sérieux sur le visage du Prince de Nornfinn ; dénué de son habituel sourire en coin, il laissait apparaitre chaque angle de son faciès avec une netteté qui donnait à son regard une pesanteur toute nouvelle. Autour d'eux, la forêt souterraine était plongée dans un silence qui paraissait presque surnaturel ; le vent ne soufflait pas dans la cité souterraine, et seuls quelques bruits aussi lointains qu'occasionnels trahissaient la présence de la civilisation. Thorsfeld se tourna vers Ark et lui rendit le sérieux de son regard.

  • Tu m'as amené ici pour trouver les conditions optimales, n'est-ce pas ? demanda Thorsfeld. L'ambiance parfaite pour poser ta question. Tu as bien fait de rayer l'option du dîner aux chandelles, je n'ai pas très faim, en ce moment.

Il abaissa sa capuche des deux mains. Ark faisait tourner machinalement son brin d'herbe entre deux doigts, en attendant sa réponse. Elle finit par arriver.

  • Je suis en train de mourir, avoua finalement Thorsfeld.

Sur le visage d'Ark, un sourcil se souleva avec circonspection.

  • Oui, moi aussi, dit-il. Je sais que c'est nouveau pour toi ; la vie est une foutue maladie, pas vrai ? On en sort toujours les pieds devant.
  • Je suis en train de mourir maintenant, articula Thorsfeld entre ses dents serrées, agacé. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment, mais jour après jour, je me sens partir. Je ne dors plus la nuit. Je n'ai plus faim. Je me sens sans arrêt nauséeux. Et ne me demande pas si je suis malade, lorsque je suis revenu à la vie, j'ai fait une randonnée de plusieurs heures nu dans la neige. Je ne tombe pas malade.
  • D'accord, d'accord, fit Ark. Tu es en train de mourir. Je vais t'avouer quelque chose : ça se voit.
  • Je sais ça ! s'emporta Thorsfeld.
  • Et tu es venu à Dolenhel pour… pour quelle raison, du coup ? Pour mourir en beauté dans la plus belle ville de l'Empire ?

Thorsfeld lança un regard à Ark que ce dernier interpréta comme de la lassitude. C'était en fait de l'hésitation. Une hésitation qui ne dura pas longtemps : il se savait mourant. Il savait qu'il n'avait aucune chance de mener son plan à bien. Il avait besoin d'Ark. Il allait devoir faire quelque chose qu'il avait craint être amené à faire depuis son retour à Dromengard. Quelque chose qu'il n'avait jamais réussi à faire et qui lui donnait des sueurs froides. Il allait devoir faire confiance à quelqu'un.

  • Lorsque Freya et moi avons eu… notre petite prise de bec d'il y a six ans, ma couronne est restée entre ses mains. J'ai toutes les raisons de croire qu'elle se trouve maintenant ici, à Dolenhel. De fait, je suis persuadé que l'intense colonne de lumière que nous avons vue lorsque nous étions dans le Termalath était la preuve que la couronne contient toujours une partie de mon pouvoir.
  • Je vois ! s'exclama Ark en jetant son brin d'herbe. Tu penses donc que ton pouvoir est emprisonné dans la couronne, et tu es venu ici récupérer l'objet ?
  • Une partie de mon pouvoir seulement, je pense. Après tout, seule la couronne n'a pas été détruite par Edelynenlassja, cela doit signifier quelque chose, non ?
  • Si tu le dis.

Thorsfeld aurait pu expliquer sa certitude en parlant à Ark de son entrevue avec C. Mais il n'était pas prêt à avouer l'existence de C. ; le vieil homme était toujours associé dans son esprit au monde réel. Il était trop proche d'Erik Nyquist pour que Thorsfeld puisse parler de lui. Il préféra faire comme s'il n'existait pas.

  • Seulement, continua-t-il, je ne peux pas atteindre la couronne. Si elle se trouve dans la collection privée de l'Empereur, il doit être affreusement difficile de s'en approcher.
  • Et qu'est-ce que cette couronne t'apporterait ? Tu penses qu'en la remettant sur ta tête, tes pouvoirs reviendraient ?
  • Probablement pas. Mais peut-être que ça m'éviterait de mourir. Je ne sais même pas si ça durerait longtemps, mais au moins pendant ce temps, je peux espérer être assez puissant pour découvrir ce qui se passe. Qui est derrière tout ça, où est parti le reste de mon pouvoir… Il y a là une possibilité d'expliquer tout ce qui s'est passé d'étrange à Dromengard depuis mon départ. J'étais omniscient, avant de rencontrer cette foutue gamine avec son épée. Si je pouvais me rapprocher juste un peu de cet état…

Il tendit la main en avant, comme pour attraper un invisible morceau d'omniscience. Ark resta silencieux quelques instants. Il ne cessa pas une seule seconde de fixer Thorsfeld du regard.

  • Tu veux donc que je t'aide à récupérer ta couronne, puisque tu ne peux le faire seul, dit-il dans un souffle.
  • Oui. Ce que je pourrais découvrir alors serait susceptible de t'intéresser, n'est-ce pas ?
  • Peut-être. Dis-moi… Quel intérêt aurais-je à te laisser retrouver tes pouvoirs, même si ce n'est qu'une petite partie, et même si ce n'est que temporaire ? Depuis l'aube des temps, tu as été le pire Dieu que l'humanité aurait pu avoir. Cruauté, abus de pouvoir, folie, entre autres inestimables qualités qui furent les tiennes. Ton règne n'a pas été celui d'un Dieu sur une population, mais celui d'un enfant sur un bac à sable. Lorsque tu as été détruit, il y a six ans, le monde entier a poussé un soupir de soulagement ; je ne crois pas qu'il y ait eu une seule personne qui t'ai regretté. C'est pour cela que je suis incapable de considérer Freya comme une ennemie ; bien qu'elle travaille pour l'Empire, elle n'en a pas moins sauvé l'intégralité du monde en plongeant sa lame dans ta poitrine. Alors vas-y, maintenant. Convainc-moi.

Thorsfeld fit quelques pas, tapa dans un caillou du bout du pied et le regarda rouler sur quelques mètres pour s'immobiliser dans un tapis de trèfles. Puis il regarda en l'air, dans la direction des ténèbres qui cachaient l'extrémité supérieur de la grotte cyclopéenne ; seule de petites lumières floues indiquaient que l'étendue d'ébène au-dessus de leurs tête n'était pas le ciel nocturne.

  • J'ai entendu des gens parler des pousses de cybèle, là-haut, finit-il par dire. Je ne savais pas à quoi servait la plante à ce moment, mais ils se plaignaient de ne pas pouvoir arracher ce qu'ils appelaient "des mauvaises herbes".
  • C'est vrai qu'elle pousse où bon lui semble. Comme de la mauvaise herbe.
  • Oui. Elle n'en fait qu'à sa tête, cette plante, hein ? Elle pousse où elle veut, elle n'est pas particulièrement belle… Les habitants de Dolenhel ne l'aiment guère, mais ils ne peuvent pas la supprimer. C'est interdit. Que se passerait-il s'ils passaient à l'acte ? Ils arrachent la cybèle qui pousse dans leur jardin, et leur carré de pelouse sera plus beau, il paraitra mieux entretenu. Mais dans la cité souterraine, une zone énorme sera privée de lumière. Et si tout le monde arrache la cybèle en surface, l'intégralité de cette grotte sera plongée dans les ténèbres.
  • Je vois où tu veux en venir. Si je comprends bien la métaphore, tu considères donc que tout ce qui se passe à Dromengard depuis six ans est le résultat direct de ta mort ?
  • C'est évident, non ? s'emporta Thorsfeld. Toi-même, tu le penses. Les dragons ont disparus, les Ombergeists envahissent le moindre buisson, des villes sont vidées de leur population en un claquement de doigt… Quelle est la cause ? La cause, c'est qu'Edelyn a fait cadeau d'un désherbant sacrément efficace à Freya. Et voilà où on en est.

Ark s'était assis en travers de sa souche, sur le dernier tronçon de branche qui restait accroché à ce qui était autrefois un arbre. Les jambes pliées devant lui, il avait les yeux fixés sur ses genoux, à quelques centimètres de son visage, qui était figé dans une expression de réflexion.

  • Tu te souviens de ce que tu disais tout à l'heure ? reprit Thorsfeld. Que si l'Empereur mourrait, rien ne vous assurait, vous les Nornfinniens, qu'il ne serait pas remplacé par un dirigeant plus belliqueux encore ? Dis-moi, maintenant, qui gouverne Dromengard, depuis mon départ ? Quelqu'un de meilleur que moi ?

Ark ne répondait toujours pas. Thorsfeld en profita pour s'asseoir dans l’herbe ; son discours n'avait pas arrangé son état, et il se sentait pris de vertige. Il fallait qu'Ark accepte. C'était sans doute sa seule chance.

Le craquement d’une branche lui indiqua qu'Ark s'était levé. En se retournant, il vit le Prince de Nornfinn s'avancer vers lui, les mains jointes dans le dos. Il avait retrouvé son sourire en coin.

  • Très bien, dit-il. Tu auras ta couronne.

Les yeux de Thorsfeld s'écarquillèrent.

  • Avec une condition, cependant, continua Ark.
  • Évidemment. Lorsque j'aurai récupéré mes pouvoirs, je t'épargnerai. Je ne suis pas un ingrat.
  • Ce n'est pas ça.
  • Toi et tes Skryggars ? Peu importe.
  • Nous avons passé beaucoup de temps ensemble, dit Ark, et pourtant j'ai l'impression que tu ne sais rien de moi. Crois-tu vraiment que je gâcherais l'occasion d'un contrat avec un Dieu en demandant qu'il m'épargne ? Surtout qu'on dirait que j'ai l'ascendant dans cet accord.
  • Bon, cesse de tourner autour du pot, répondit Thorsfeld avec impatience. Que veux-tu ?
  • Je veux Nornfinn.

Regard étonné.

  • Tu as déjà Nornfinn, argua Thorsfeld. Tu es le Prince héritier, non ? À moins que tu veuilles que je n'arrange un enterrement anticipé pour ton père, mais je ne crois pas que tu sois le genre d'homme à…
  • Je n'ai pas Nornfinn, l'interrompit Ark. Nornfinn t'appartient, comme le reste de Dromengard. N'est-ce pas ta façon de voir les choses ? Ma famille et moi ne sommes que les intendants, dans ton paradigme.
  • Alors tu…
  • Je veux Nornfinn, répéta Ark en l'interrompant de nouveau. Lorsque tu auras ta couronne, et si un jour tu redeviens le Dieu-Roi, Nornfinn ne t'appartiendra plus. Tu n'y seras plus chez toi. Tu y seras interdit de séjour, à part pour une visite amicale.
  • Une visite amicale ? s'étrangla Thorsfeld avec fureur. Pourquoi voudrais-je visiter Nornfinn amicalement ?
  • Eh bien, si je t'aide à retrouver tes pouvoirs, j'espère au moins que tu passeras prendre un verre de temps à autre, tout de même. Ce serait le minimum.

Il ne se contentait plus de son habituel sourire en coin. Il était radieux. Thorsfeld le savait, Ark jubilait de son pouvoir sur lui. Il était en train d'essayer d'acheter son royaume et son peuple au Dieu le plus puissant et le plus cruel de la création, et celui-ci ne pouvait rien faire.

  • Saisis-tu ce que tu me demandes ? lança Thorsfeld avec aigreur.
  • Oh, j'en suis tout à fait conscient. Fais ce que tu veux de tes pouvoirs une fois que tu les auras retrouvés ; mais Nornfinn sera protégée de tes actions pour l'éternité. C'est exact : je veux que tu m'offres une partie de ton précieux monde.

Thorsfeld était effondré. Il tenait sa tête entre les mains, laissant ses cheveux noirs cascader entre ses doigts. Il avait un goût de rouille et de poussière dans la bouche.

  • Tu savais que le jour viendrait où tu aurais l'occasion de demander cela, n'est-ce pas ? lança-t-il au Prince de Nornfinn. C'est pour ça que tu me suivais partout. Pour ça que tu ne m'as pas dénoncé. Tu attendais. Et c'est moi qu'on considère comme maléfique… Bien joué, Ark, bien joué. C’est d’accord : amène-moi ma couronne et lorsque mes pouvoirs seront revenus, Nornfinn est à toi.
  • Parfait, se contenta de répondre Ark.
  • Tu vas devoir révéler mon identité à tes hommes.
  • Oh, ils savent déjà. Je n'ai rien à leur cacher. Tu as entendu ce qui s'est dit, Mirridian ?

Thorsfeld se retourna brusquement lorsqu'il entendit un bruissement dans les arbres non-loin de lui. Mirridian était là. Et quelque chose lui disait qu'il avait fait ce bruit uniquement pour lui signifier sa présence. Les Skryggars ne faisaient pas de bruit à la simple mention de leur nom.

  • Une toute petite couronne de rien du tout, continua Ark. Je te laisse faire.

Cette fois, aucun bruit, mais Thorsfeld imaginait déjà le guerrier de l'ombre s'élançant dans la forêt troglodyte pour retrouver la surface au plus vite. Combien de temps faudrait-il aux deux gardiens d'Ark pour s'emparer de la couronne ?

Du côté du Dieu-Roi, la morosité était à son comble. Non seulement venait-il de mettre son sort entièrement entre les mains d'Ark, mais il venait en plus de lui promettre quelque chose dont il n'aurait jamais cru pouvoir se séparer : un énorme morceau de son propre monde. La seule chose qui lui avait fait accepter ce marché était la réalisation qu'un monde amputé d'un petit bout de continent valait mieux que de mourir en simple humain, avec des questions sans réponse sur les lèvres. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut avec une voix dont la simple diffusion à la télévision aurait pu ajouter un zéro au compteur du Téléthon :

  • Avec ou sans toi, je remonte. J'en ai assez de cet endroit. Et puis, je n'ai plus énormément de royaumes à distribuer.

Il commença à s'éloigner d'Ark. Ce dernier regardait ce qui tenait lieu de ciel dans la ville souterraine, l'air absent. Il finit par pousser un long soupir, et passa devant Thorsfeld pour emprunter le chemin par lequel ils étaient arrivés à la clairière. Il avait de nouveau perdu son sourire.

  • Voilà un visage bien morose pour quelqu'un qui vient de gagner la liberté de son royaume et de son peuple, commenta Thorsfeld en adoptant la mine enjoué qui s'affichait sur le visage d'Ark quelques secondes auparavant. Ou bien viens-tu d'en réaliser le prix ? Parce que pour avoir ce que tu m'as demandé, tu dois d'abord m'apporter ma couronne.
  • Je ne sais pas, souffla Ark. Peut-être ai-je fait la meilleure action de ma vie… ou la pire.
  • Oh, ne t'en fais pas, fit Thorsfeld en monopolisant toutes les forces qu'il lui restait dans les jambes pour le rattraper. L'Histoire se souviendra sûrement de toi comme l'homme qui a rendu Dromengard au Dieu-Roi simplement pour garder son petit royaume. Mais au moins, ce lopin de terre, il est à toi.
  • Ce que je fais, je le fais pour le peuple de Nornfinn. Pas pour moi, et encore moins pour ma réputation.
  • Voilà. Tu es un homme de priorités, Ark, évidemment. Le roi du sacrifice, à défaut d'être le roi des dragons, hm ?

Thorsfeld prit quelques pas d'avance sur son compagnon et se retourna, lui lançant le sourire le plus convainquant dont il était capable – un sourire que d’autres auraient interprété comme une attaque cérébrale.

  • Ne t'en fais pas. Lorsque Dromengard sera de nouveau à moi, lorsque Freya sera morte et que tu seras de retour à Nornfinn… Je viendrai boire un verre avec toi. Tu viens de m'échanger le monde contre un morceau de falaise ; je te dois bien ça.

Et il s'éloigna en gardant son sourire sur les lèvres. Il ne savait pas si sa tentative pour déprécier l'échange d'Ark avait réussi, mais pour sa part, intérieurement, il bouillait d'une rage dont il n'avait pas goûté depuis des jours. Et comme il s'y était attendu, cette fureur le faisait se sentir mieux. Puisse-t-elle le garder en vie assez longtemps pour contempler de nouveau la couronne qui faisait de lui le maître de Dromengard…

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