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Chapitre 34
Dos au mur

Il s'appelait Ilfling. Le garçon d'écurie le lui avait dit en lui tendant les rênes, quelques minutes auparavant. Ilfling était un cheval gris sombre aux pattes et à l'encolure parcourus par de légères rayures plus claires. Il était grand et robuste, tellement musculeux, de fait, qu'on aurait pu le prendre pour un animal de traie. Freya ne savait pas pourquoi on lui avait prêté ce cheval en particulier, mais il lui plaisait. Malgré toutes les offres qu'elle avait eues depuis son arrivée à Dolenhel, six ans plus tôt, elle ne possédait pas son propre cheval ; lorsqu'elle faisait encore partie des Dix de Vaughan, un client avait tenu à leur prouver sa gratitude en leur offrant les chevaux qu'il leur avait prêté pour leur mission. Elle avait donc eu son propre animal pendant des années, avant que celui-ci ne périsse, frappé par une flèche perdue lors d'une bataille. Le choc de cette séparation avait convaincu la jeune fille de renoncer à se procurer une nouvelle bête ; elle préférait se tenir éloignées des sentiments inutiles liés à l'attachement. Et puis, les écuries du palais étaient toujours pleines de chevaux prêts à l'emporter partout où elle voulait aller.

Dolenhel était déjà grouillante de monde, malgré l'heure matinale. L'air était frais et sec, et les toits des maisons étaient encore blancs de givre. L'herbe avait cette texture cassante que le gel nocturne lui donnait tous les matins, mais Freya, montée sur son cheval, ne pouvait le sentir. Les rues étaient trop peuplées pour elle ; elle préféra utiliser des ruelles et de petites venelles étroites pour atteindre les remparts, plutôt que de se perdre dans les rangs serrés des passants, obligée de saluer et de supporter les regards comme un char à la parade.

Elle fit monter Ilfling par une des rampes qui longeait les murs de la ville, pour se rendre en haut des remparts, dont elle entreprit de faire le tour. Elle était habitué à ces promenades à cheval en périphérie de la ville ; elle aimait faire le tour de la cité, avec d'un côté une vue sur les toits, les arbres et les cheminées à perte de vue, et de l'autre l'étendue infinie de la plaine de glace qui cernait Dolenhel. Ce jour-là cependant, l'extérieur de la ville n'offrait à l'œil qu'une masse de brouillard fixe et empli d'une menace aussi réelle que silencieuse. Elle avait du mal à regarder la plaine de Dolenhel sans sentir des sueurs froides couler le long de son dos, au souvenir de ses rencontres passées avec les Ombergeists. La brume n'était pas sombre, et le ciel bleu donnait à cette matinée une ambiance qui aurait dû être apaisante, voire prometteuse ; pourtant, le simple fait de savoir la ville entourée par les Ombergeists laissait planer une menace qui assombrissait le ciel et salissait la neige.

La cité assiégée préparait le jubilé de l'Empereur, qui devait avoir lieu le lendemain. Un nombre inimaginable de bannières, de fanions, de guirlandes et de tables en bois avaient été installés pendant les jours précédents, et l'excitation était à son comble. Mais c'était une excitation fébrile, nerveuse, presque paranoïaque, bien différente de celle des années précédentes. La rumeur avait fait le tour de la ville, et tout le monde savait que les Ombergeists étaient réels, et plus proches qu'on ne pourrait le croire. Cette année, le jubilé serait morose, au mieux ; Freya se demandait si Elska avait raison de croire que les célébrations remonteraient le moral des habitants.

Sur les remparts, chaque créneau était orné d'une torche, qui, la nuit venue, éclairait les alentours d'une lumière bleutée. Comme le voulait la tradition, une trainée de ces feu azurés faisait le tour de la ville, avançant chaque nuit un peu plus jusqu'à faire le tour des murs. Le dernier pan des remparts serait illuminé ce soir-là, achevant le cercle. Peut-être cette lumière bleue qui rayonnait de la ville la nuit dissuadait-elle les Ombergeists d'attaquer ? Freya n'en avait aucune idée, mais elle se demandait bien ce qui poussait ces monstres à entourer la ville sans jamais avancer au-delà des limites de la brume. Cette pression montante rendait chaque jour plus insupportable la présence de ce brouillard impénétrable.

Elle croisa de nombreuses patrouilles, qui parcouraient le mur inlassablement, dans les deux sens. Leur fréquence était largement supérieure à celle des autres jours, et de nombreux autres militaires se tenaient immobiles derrières les créneaux, scrutant en permanence le brouillard et l'inatteignable horizon. En bordure des remparts, des recrues s'entrainaient ; l'enrôlement des forces de réserve avait donc commencé. Quelques soldats s'essayaient au maniement du fusil, une arme capable de retournements de situation spectaculaires lors d'un siège. Mais Freya savait que comme les épées, les balles et la poudre seraient inefficace contre la peau inattaquable des Ombergeists.

Il lui fallut quitter les murs lorsqu'elle atteignit une tour de jonction, car la lourde et étroite entrée de l'édifice n'avait pas été prévue pour un cheval ; de fait, elle avait été conçue pour rendre la simple tâche d'y entrer le plus ardu possible. Deux rampes plus tard, elle rejoignait de nouveau le chemin de ronde, et elle fut alors rejointe par un autre cavalier.

  • Ah, Freya, fit Vaughan en mettant son cheval au pas à sa hauteur. Est-ce que je me trompe si je suppose que Samahl t'a demandé un rapport sur nos défenses ?
  • Tu te trompes, oui. Je ne fais que me promener. L'Empereur n'a pas l'esprit aux manœuvres militaires ; je crois qu'après son déjeuner, il compte passer l'après-midi dans son jardin.
  • Je vois. Peut-être que sortir du palais lui ferait du bien, à lui aussi.

Vaughan montait une jument baie qui était à l'image de son maître : calme, fine et élancée, mais vive et douée d'une allure altière. Le Général et sa tunique de maître d'arme étaient inséparables, mais il portait une chemise légère en-dessous que Freya n'avait jamais vue. Son épée était fixée à une attache sur la droite de sa selle. Il paraissait de bien meilleure humeur que la veille.

  • Je te trouve bien guilleret, lui lança Freya. Faut-il un siège à l'issue incertaine pour te mettre en joie ?
  • Je n'irais pas jusque-là, répondit Vaughan en souriant légèrement, mais je préfère cette effervescence nerveuse à l'immobilisme habituel de la capitale. Pour poser ça simplement… Sais-tu depuis combien de temps je n'avais pas été occupé ainsi ? La vie à Dolenhel m'ennuie. Alors, oui, de ce point de vue, être du côté de l'assiégé me redonne le sourire.
  • Eh, nous avons vécu assez de sièges pour savoir nous tenir en de telles circonstances. Aussi bien vus de l'extérieur que de l'intérieur ; te souviens-tu de la bataille d’Usranhel ? Au moins, Dolenhel n'est pas en train de brûler. Et nous étions engagés par les défenseurs, cette fois.
  • Bien, je vois qu'on se comprend, soupira Vaughan. Mais tout cela reste entre nous ; officiellement, nous ne sommes qu'appréhension et rigueur militaire.
  • Appréhension et rigueur militaire, Général. Tout à fait – elle fit de la main un salut avec une ferveur volontairement exagérée.

Ils dépassèrent une énième patrouille de soldats, qui les saluèrent avec déférence. Quelques flocons de neige se mirent à tomber mollement, signe avant-coureur d'un après-midi couvert. Déjà dans le ciel commençaient à se montrer quelques nuages grisâtres.

  • Bien, plus sérieusement maintenant, reprit Vaughan, les choses ne se passent pas comme je l'espérais. Nous ne savons toujours rien des Ombergeists, à part que maintenant, nous avons la certitude de leur présence.
  • Les raids à l'extérieur ont-ils ramenés quelques informations ?
  • Non, justement. Personne n'a rien vu. Mais ce sont uniquement ceux qui sont rentrés.
  • Y en a-t-il qui ne sont pas revenus ?

Vaughan regarda vers l'extérieur de la ville, son regard se perdant dans l'infinité blanche de la brume qui encerclait la ville.

  • Tous ne sont pas rentrés, non. Sur les huit équipes de patrouilleurs qui ont été envoyées à l'extérieur, trois ont disparues. Plus de nouvelles depuis hier soir. Ils n'ont pas sonné le cor, ils ne se sont présentés nulle-part. Officiellement, ces soldats sont morts.
  • Et personne n'a rien vu ni entendu ? s'étonna Freya. Ils n'ont pas pu s'éloigner beaucoup des remparts, et les murs grouillent de soldats en patrouille. Aucun combat n'a été détecté ?
  • Aucun.

Vaughan avait les lèvres serrées, presque pincées. Son visage avait retrouvé son air grave et préoccupé.

  • Depuis ce matin, continua-t-il, la ville est officiellement en état de siège, même si c'est toujours une information que seule l'armée possède. L'intégralité des effectifs est en alerte, les novices ont été mobilisés, et le recrutement civil a commencé. La milice a troqué ses uniformes contre des armures, malgré les réticences de Ferderik Uland. Il a argué que ses hommes n'étaient pas des soldats, ce qui est vrai ; mais quand la ville est assiégée, tout homme valide est un soldat.
  • Et pour ce qui est des contacts avec l'extérieur ? demanda Freya. Personne n'est arrivé j'imagine ? Les hérauts envoyés vers les autres villes ne sont pas revenus ?
  • Non. D'eux aussi, aucune nouvelle ; ils peuvent très bien avoir atteint les cités alentours, mais Dolenhel est clairement coupée du monde, désormais. Rien n'y entre, et rien n'en sort : j'ai ordonné il y a quelques minutes de fermer définitivement les grilles intérieurs. Les murs de la ville sont scellés.
  • Donc Eckland avait raison. Dolenhel est seule au milieu de ses ennemis.
  • Je le crains.

Quelques minutes s'écoulèrent sans qu'aucun des deux ne prononce le moindre mot. Cette promenade ramenait à leurs esprits des échos lointains, quand ils avaient l'habitude de chevaucher ensemble, le vieux guerrier et la gamine sauvage, le maître et l'élève. Tous les membres des Dix avaient été plus ou moins les apprentis de Vaughan pour ce qui était du maniement des armes ; Rowan et Alrone étaient sous ses ordres depuis des années, bien sûr, et d'autres l'avaient rencontrés alors qu'ils savaient seulement agiter une épée maladroitement avec un air menaçant – certains, comme Freya, avaient atteint une efficience incroyable dans cette discipline. Même ceux dont les capacités avaient été éprouvées par des années d'expérience avant de rejoindre la troupe, comme Levi ou Adol, avaient eu à apprendre une chose ou deux du maître d'arme de l'Empereur. Mais avec Freya, c'était spécial. Ils avaient une relation qui allait au-delà des autres. Pour cette raison, et malgré les obstacles hiérarchiques et protocolaires que la vie avait placé entre eux, ils ressemblaient plus à un père et sa fille qu'à un général et son capitaine.

  • Je me demande ce qu'il peut advenir d'un Empire livré à lui-même, finit par dire Vaughan. Que deviendra Dromengard si Dolenhel tombe ?

Freya le regarda avec de grands yeux.

  • Crois-tu que Dolenhel pourrait vraiment tomber face aux Ombergeists ?
  • C'est une possibilité. Toute bataille implique une chance de défaite. Imaginons que les Ombergeists attaquent ; s'ils sont invincibles, tel que tu l'as dit, peut-on vraiment gagner ? Même si tu peux les vaincre, tu n'es pas douée d'ubiquité, et tu seras seule face à des centaines, peut-être des milliers de monstres impitoyables.

Freya ne dit rien. La perspective d'une annihilation totale de la capitale impériale des mains des Ombergeists était à envisager. Ces monstres étaient bien pires que ce que Vaughan pouvait imaginer, elle le savait, car personne ne pourrait concevoir l'horreur de leur existence sans en avoir été le témoin. Dolenhel pouvait tomber. Tel que les choses avançaient, l'hypothèse devenait même plus plausible à chaque heure qui passait.

  • Ce que je me demande, continua Vaughan, c'est ce qu'il adviendra de l'Empire dans ce cas. Une nation qui tombe face à un ennemi est toujours soit conquise, dans le cas d'une guerre, soit reprise par son peuple, si c'est une révolution. Dolenhel abrite tout ce qui fait que l'Empire est l'Empire. La capitale, la quasi-totalité du pouvoir exécutif, législatif et militaire, les chefs des Temples... Qu'arrivera-t-il si Dolenhel tombe face à des monstres qui ne l'attaquent que dans le seul but de l'écraser, sans avoir de vues sur le pouvoir ? C'est une question que je me pose. Comment le reste de l'Empire réagira-t-il lorsque le trône sera vide et que personne ne se présentera pour s'asseoir dessus ?
  • Eh, il pourrait bien ne plus y avoir de trône.
  • Possible. Dis-moi, tu vois où se trouve le royaume d'Innenring ?

La question surprit Freya. Elle le regarda avec circonspection.

  • Évidemment, lui lança-t-elle. C'est le royaume qui se trouve autour d'Halsring.
  • Exact. Lors de la guerre de conquête, Innenring s'est retrouvé seul face aux armées de l'Empire naissant. Leur armée était faible et leur territoire trop étendu pour être défendable. Sais-tu ce qu'a fait Orrien Rigenris, le Roi d'Innenring ?
  • N'est-ce pas celui qui a capitulé avant qu'une seule bataille ait lieu ?
  • C'est lui. L'Histoire retiendra sûrement un couard, un genou-plié. Pourtant, Rigenris a eu le courage d'abandonner un combat perdu d'avance, et en ce faisant, il a sauvé ses sujets. Innenring était voué à devenir le quatrième royaume de l'Empire.
  • Où veux-tu en venir ?
  • Dans notre cas, cette décision ne nous appartient pas. Nous ne pouvons pas capituler, ni maintenant, ni plus tard. Les Ombergeists, si j'en crois vos descriptions, ne s'arrêteront pas si nous jetons nos épées à leurs pieds. Ils n'hésiteront pas face à un drapeau blanc. Dans cette bataille, les seules issues sont la victoire ou la mort.

La neige s'était mise à tomber en de plus gros flocons, qui vinrent ponctuer la déclaration morbide de Vaughan. Pourtant, malgré ses mots, il n'avait pas l'air abattu, ni même sur la défensive. Il ressemblait plus à l'ancien Vaughan, le chef charismatique d'un petit groupe de mercenaires, celui qui était capable de renverser le cours des batailles et qu'aucun client n'avait jamais rechigné à payer.

  • Ce que je viens de te dire, nos soldats l'ont entendu, eux aussi. Je leur ai tenu ce discours ce matin, à au moins deux-cent d'entre eux, réunis sur la place Enerion. La victoire ou la mort. Le combat inévitable contre un ennemi d'apparence invincible. Le destin de l'Empire tout entier dans la balance de ce siège. Crois-tu qu'ils ont paniqué ? Que nous avons eu, suite à ce discours, des vagues de désertion ? Que notre armée est moins concentrée sur sa tâche ? Non, absolument pas. Nos soldats semblent plus vaillants et déterminés que jamais. Ils ne sont pas faibles. Ils sont nombreux, et ils sont ce que Dromengard a de mieux pour mener ce combat. Nous vaincrons les Ombergeists, quel qu'en soit le prix. J'ai foi en nos hommes.
  • Ça, ce n'est pas nouveau. Tu n'es pas général pour rien, mon cher.
  • Tu crois que c'est ma confiance en mes hommes qui a fait de moi un général ?
  • Ce n'est sûrement pas ton humour, lui répondit Freya avec un grand sourire.

Il lui répondit à son tour par un sourire. Ils étaient arrivés à hauteur d'un abri comme il y en avait plusieurs sur les remparts ; ces constructions sommaires, constituées de quatre piliers de bois et d'une vaste toile de jute en guise de toit, offrait un abri aux soldats en patrouille. Celui-ci recouvrait un large brasero à même le sol, où rougeoyait de petites montagnes de charbon ardent. Autour du feu se trouvaient une demi-douzaine de soldats, emmitouflés dans leurs capes. Ceux qui venaient de rentrer sous le toit battant au vent étaient en train d'épousseter leurs vêtements pour les débarrasser de la neige, qui tombait de plus en plus drue. Le ciel s'était assombri très rapidement.

  • Bien, je vois qu'on doute de la capacité de ses supérieurs à sortir des traits d'esprit, mademoiselle, lança Vaughan en s'éloignant de Freya. Je vais donc prendre mon congé de ce public difficile ; j'ai une ronde à finir, et je crois qu'il serait bon d'expliquer aux novices par quel côté une épée doit être tenue. Messieurs.

Les soldats amassés sous l'abri le saluèrent à l'unisson. Freya s'arrêta à leur hauteur et descendit de son cheval.

Sur le brasero étaient en train de cuire ce qui constituerait le déjeuner des soldats qui passeraient par cette partie des remparts. Des brochettes de boulettes de viande étaient plantées à même le sable qui constituait le lit sur lequel le charbon avait été déposé. Elles se dressaient en de longues tiges entre les théières posées à même le feu. Quelques boules de pain brioché les accompagnaient ; ces énormes morceau de pain fourrés de fromage et cuits directement dans les braises était appelé Urbrak. La croute était trop calcinée pour être mangeable, mais l'intérieur de ce met traditionnellement militaire était fondant à se damner.

Freya s'avança vers le brasero, saluée par les soldats. Elle rejoignit Halek et Rowan, qui se trouvaient justement sous cet abri de fortune. Les deux membres de la Garde Impériale étaient mêlés aux autres soldats ; la vaste silhouette noire de Rowan reflétait peu la lumière orangée du feu, mais cette dernière s'attardait volontiers sur les muscles saillants de Halek, dessinant nettement les contours de ses tatouages. Le froid polaire et la neige qui s'accumulait sur ses épaules ne semblait pas le gêner.

  • Alors, leur lança Freya, vous avez aussi été recrutés pour patrouiller ?
  • Lyn et Mars sont avec l'Empereur, lui répondit Halek. Klov pionce, Alrone pareil. Levi gambade je ne sais où. Et nous…
  • Nous, on s'emmerde, compléta Rowan.
  • Exactement. On respire le grand air et on boit du thé. Et puis… – il tapota les pommeaux de ses épées, rangées dans leurs fourreaux des deux côtés de sa ceinture – Si les Ombergeists attaquent, je veux être le premier au front. S'ils veulent prendre la ville, ces salopard, faudra me passer sur le corps.
  • Ça risque d'arriver, dit Freya. Et toi, Rowan, premier à te battre, toi aussi ? Je croyais que nous n'avions qu'un seul suicidaire dans la troupe – elle lança un regard à Halek, qui lui sourit de toutes ses dents.
  • Moi, je suis là parce que Klov m'a demandé d'accompagner le chevelu, répondit Rowan de sa voix de basse. Il a peur qu'il tombe des murs si on le laisse seul. Bon, je crois qu'il a raison d'avoir des craintes, quand on voit le bonhomme, mais personnellement, je m'en moque comme de ma première chemise.
  • Oh, écoutez-le, celui-là, fit Halek en lui donnant des coups de coude insistants dans les côtes. Tu serais effondré si je tombais du mur.
  • Pas autant que toi, mon grand. Enfin, on pourrait toujours récupérer la peau et la tendre sur un cadre pour en faire un tableau. Essaie de ne pas trop l'abimer en tombant. ET ARRÊTE DE ME TAPER DANS LES CÔTES, SINON C'EST MOI QUI TE BALANCE.

Halek se mit à rire, de son grand rire clair et insouciant.

  • Eh, en plus de ça, ce soir c'est le début du jubilé, dit-t-il. Je serais le premier à pouvoir attraper un tonnelet de bière. Ça va être une excellente soirée.
  • Si tu finis dans le même état que l'année dernière, dit Freya, alors tu devrais vraiment t'éloigner des hauteurs.
  • J'y songerai, mon capitaine, j'y songerai.

Rowan se baissa et, attrapant une des théières dont un filet de vapeur s'élevait du bec, il remplit trois verres en argile d'un thé fumant, brun et trouble. Freya posa le sien sur un créneau ; autour de la base du verre, le blanc du givre devint moins opaque, jusqu'à former un rond bien net, blanc crème comme la pierre des murailles. Halek but le siens sans se préoccuper de la température, presque cul-sec.

  • Eh, j'ai un truc pour vous, dit-il en s'essuyant la bouche d'un revers du bras. Devinez où je suis allé ce matin.
  • Quelque chose me dit que je n'ai pas envie de savoir, fit Rowan d'une voix lente.
  • Au temple d'Addaltyn, claironna Halek en l'ignorant.
  • Quelles sont les faveurs d'Addaltyn, déjà ? demanda Freya en se grattant ostensiblement le menton. Rigueur, logique, calme et sagesse, hm ? Tu devrais faire attention en entrant dans ce temple, Halek. Tu pourrais être foudroyé sur place.
  • Oh, capitaine, vous êtes si drôle, lui lança l'intéressé pendant que Rowan lançait un sourire hilare à la jeune fille. Eh bien figurez-vous que oui, j'y étais ; il y avait un monde proprement hallucinant ; presque tout le monde sait que la ville est assiégée et que les Ombergeists sont réels, maintenant, du coup il y a affluence dans les temples. Tout le monde veut prier, c'est affolant. Bref. Il y avait ton copain qui officiait, Aarland.

Freya lui fit signe de baisser d'un ton. Il y avait beaucoup de soldats autour du brasero et mieux valait garder leurs échanges discrets quand il s'agissait d'Aarland. Or, la discrétion n'était pas une qualité que Halek pouvait se targuer de posséder. Ils s'éloignèrent un peu du feu et des conversations des patrouilleurs, pour s'exposer à la neige et au silence surnaturel qui s'imposait lorsqu'elle tombait par gros flocon. L'air semblait se saturer de ces flocons cotonneux, et l'ambiance paraissait immédiatement plus feutrée.

  • Donc, comme je disais, j'ai vu Aarland ce matin, fit Halek – il tentait vainement de parler tout bas, mais ressemblait plus à quelqu'un imitant un chuchotement. Il prêchait. Vous l'auriez vu… Un vrai dément ; je ne sais pas comment il est habituellement lorsqu'il fait ses discours religieux, mais là, pour un peu j'aurais acheté le premier chapeau qui me tombait sous la main. À un moment, il a tourné les pages de tous les livres des fidèles d'un seul coup, pour les lancer sur le bon psaume. Il a juste levé la main, et ça s'est fait tout seul. Sacré pouvoir qu'il a là, notre ami Alyv. En tout cas, il n'avait pas l'air morose ni rien. Plutôt… fébrile, je dirais. Comme impatient. Moi, je le sens mal, ce type.

Freya regarda la neige qui s'accumulait à ses pieds, puis dirigea son regard vers la brume à l'horizon.

  • Aarland est notre ennemi, il n'y a aucun doute à ce sujet, dit-elle tout bas. Je l'ai confronté hier, et il a avoué.
  • Vraiment ? s'écria Rowan, avant de baisser la voix. Il a avoué toute l'histoire comme ça, entre la poire et le fromage ?
  • Il n'a pas l'air d'avoir peur de moi, ni du fait que je le sache coupable. Ce qui le protège, c'est que je ne sais pas exactement de quoi il est coupable. Ce qu'il mijote. Il a raison ; si je disais ça à n'importe qui d'autre que vous, ça semblerait stupide. Une accusation ridicule. Je n'arrive déjà pas à croire avec quelle facilité il a contré le coup de la prime. Une erreur. Mon œil.
  • Merde alors, jura Halek. Ce type est pas net. Je l'ai toujours dit : « Quand c'est mort, ça doit le rester. » – il hésita – Vous répéterez pas ça à Alrone, hein.

Freya porta son thé à ses lèvres. Il était encore bouillant, et son goût amer se diffusa dans sa bouche alors qu'elle sentait le liquide chaud s'écouler dans sa gorge. Halek et Rowan se chamaillaient comme des gamins, discutaient de la bataille comme si de rien n'était, et se préparaient au combat sans jamais vraiment le prendre au sérieux. C'était un instant qu'elle avait vécu cent fois, et pourtant, à ce moment particulier, ça voulait dire beaucoup. Ça signifiait qu'il y avait encore des choses qui tenaient debout, qui restaient fixes, immuables. Des choses auxquelles elle pouvait se raccrocher. Sans qu'elle sache pourquoi, elle était assaillie de nostalgie, depuis son retour à Dolenhel. Elle mettait ces sentiments sur le compte de son voyage aux côtés de Thorsfeld.

  • Bien, mes amis, leur lança-t-elle finalement en reposant son verre sur la pierre gelée, je vais continuer ma ronde. Restez prêts à combattre ; on ne sait pas quand ces monstres se décideront à attaquer.
  • Et s'ils ne se décident jamais ? demanda Rowan.
  • Ouais, ça, ça me tue, se plaignit Halek. De me dire que si ça se trouve, ces bestioles, elles vont rester pour l'éternité à nous observer sans jamais se lancer.

Freya remonta sur Ilfling dans un mouvement agile, malgré sa lourde armure. Le cheval renâcla sous son poids, et elle attrapa les rênes fermement.

  • Si les Ombergeists n'attaquent jamais, dit-elle, je crains que la ville ne soit tout aussi condamnée. Dolenhel peut survivre à un siège interminable, mais en étant totalement coupée de l'extérieur comme elle l'est maintenant, on ne peut pas prévoir comment les gens finiront par réagir, à la longue. J'ai bien peur que la ville ne finisse par bouillir de peur et d'impatience, et que tout ça finisse en soulèvement généralisé. Mais cela, nous avons le temps de le voir venir.
  • Mieux vaudrait les attaquer avant ! lança Halek. Un peu de brume ne me fait pas peur, à moi. On y va, et on vire les Ombergeists de là à coup d'épée. Ça a toujours marché jusqu'à maintenant.
  • Mouais, souffla Rowan. On va finir par te laisser y aller juste pour avoir la paix.
  • Je déconseille de commencer à lancer les gens par-dessus les murs, lui répondit Freya avec un sourire. Gardons nos effectifs. Par contre, en cas d'excès de bière, un collier et une chaîne pourront être envisagés.
  • Peuh ! grogna Halek. Un jubilé, ça se doit d'être correctement arrosé. C'est pour ça que ça s'appeler un jubilé, et pas un pleurniché. Avec une bonne bataille pour arroser ça… Oui, ça pourrait me plaire.
  • Moi, je serais plus pour un bon feu et un bain de pieds, fit Rowan. Chacun son truc, j'imagine. En attendant, ma grande, bon vent.
  • À plus tard, lui répondit Freya avec un signe de la main.

Et elle s'éloigna d'eux, sous le rythme régulier des sabots d'Ilfling sur les pierres du mur. La neige noyait le paysage dans un océan de blanc, et bientôt, la lueur chaude du brasero disparut dans la distance, et avec elle, les silhouettes d'Halek et Rowan.

Lorsqu'elle regarda de nouveau en direction de la brume, il lui sembla voir un trait lumineux orange se dessiner au loin. L'impression fut brève, et avant qu'elle puisse mieux regarder afin d'être sûre de ce qu'elle avait vu, la lumière disparut, comme un bougie qu'on éteint.

Ne resta plus que l'immensité blanche, le froid, et le silence.

  • Allez, bois, lança Ark. Tu me sapes le moral, là.

La fête du jubilé avait débuté tôt dans l'après-midi à Dolenhel. Comme chaque année, elle devrait durer la bagatelle de trois jours. Trois jours d'ambiance festive, de festin, de beuverie, le tout aux frais de l'Empereur. À l'extérieur de leur entrepôt miteux, ils pouvaient entendre la rumeur distante de la fête ; musique, tintements de vaisselle et cris se mêlaient dans une cacophonie lointaine et indistincte, qui parvenait malgré tout jusqu'au quartier industriel dans lequel ils avaient élu domicile. Ark tentait tant bien que mal de faire entrer l'ambiance du jubilé dans leur abri ; Thorsfeld se plaisait à saboter ses efforts.

Ark avait réussi à dénicher un tonnelet de bière tiède, et des verres qu'un observateur peu regardant aurait pu éventuellement considérer comme propres. S'il était saoul, et qu'il se tenait très loin, par temps de brouillard.

  • La bière n'est pas fameuse, admit le Prince, mais on n'a pas mieux. Allez, bois un verre, ça te motivera pour les suivants. C'est de la bière, bon sang ; c'est forcément bon pour ce que tu as.

Thorsfeld finit par accepter, notamment pour qu'Ark arrête de presser avec insistance la chope crasseuse contre sa joue. Ce dernier savait se faire insistant jusqu'à en devenir insupportable, mais à la consternation de l'ex-Dieu-Roi, il finissait toujours par obtenir ce qu'il voulait. Sa capacité à l'avoir à l'usure l'agaçait profondément.

Il goûta la bière. Elle était répugnante. Le genre de breuvage qui pourrait causer un suicide collectif dans une assemblée d’amateurs de houblon habituellement peu prompts à la dépression. Une telle bière, lâchée dans un concert de punk-rock, pourrait faire un carnage. Thorsfeld en avala une seconde gorgée. Il avait presque perdu son sens du goût, de toute façon ; le peu qui lui restait fut annihilé sur le coup.

  • Tu aurais dû sortir un peu, dit Ark. C'est magnifique, dehors. Des lumières partout ; les torches bleues font quasiment le tour des remparts. Tu me croiras si tu veux, mais ils ont placé tellement de lampions et de lanternes qu'on dirait que le palais est fait de pierres bleues et roses. Ce soir, ce sera fantastique. J'ai l'impression qu'ils ont joué le grand jeu, cette année ; j'étais venu il y a trois ans, ça ne m'avait pas laissé un tel souvenir.
  • À l'époque, il devait y avoir moins d'Ombergeists autour de la ville, fit la voix de Lieros au plafond.

Le Skryggar était perché sur une des lourdes poutres de bois qui s'entrecroisaient dans les hauteurs de l'entrepôt. D'un bond agile, il atteignit le sol près de la table autour de laquelle Ark et Thorsfeld étaient assis.

  • Évidemment, fit Ark, sans les Ombergeists, la fête ne serait pas complète. Apparemment, Samahl Enerland se figure qu'une fête de jubilé particulièrement somptueuse canalisera la peur des habitants de Dolenhel.
  • Il a raison, je pense, fit Lieros de derrière son masque. Il est un peu tôt pour se prononcer ; les célébrations commencent réellement à la nuit tombée. Mais de ce que je peux en dire, pour ce soir, les gens oublient la présence des monstres dans la brume. Il faut croire que ça fonctionne.
  • De la bière, du pain et des jeux, fit Ark. La formule reste inchangée ; j'espère juste que les jeux ne seront pas un combat contre une armée d'Ombergeists.
  • En parlant de bière, lança Lieros, vous ne devriez peut-être pas consommer cette pisse de cheval. La bière d'Hindenland est une véritable catastrophe.

Ark but malgré tout une gorgée de bière avec un sourire. Il paraissait d'excellente humeur ; Thorsfeld supportait mal la félicité qu'Ark semblait tirer de leur échange. En fait, à ce stade, Thorsfeld supportait bien peu de choses. Lui qui était souvent ouvertement grognon, cynique et impatient, il était devenu une véritable loque, replié sur son tabouret, enveloppé dans sa cape, tantôt tremblotant de froid, tantôt transpirant à grosses gouttes. Pour ce qui le concernait, le monde était rempli de deux types de personnes : il ne se souvenait pas de la différence entre les deux, mais tous deux l'insupportaient.

  • La ville est officiellement coupée du monde, dit Lieros – changeant de sujet à une vitesse effarante. Le Général Vaughan a déclaré l'état de siège.

Vaughan. Ce nom était familier aux oreilles de Thorsfeld.

  • Ah, oui, s'écria-t-il d'une voix éraillée. C'était le chef de la troupe de Freya. Je me souviens.

Devant le regard de ses camarades, il reposa de nouveau la tête entre ses bras, croisés sur la table.

  • Désolé, on n'interrompt pas les grandes personnes quand elles parlent. Poursuivez, je vous prie, messeigneurs.

Ark rompit un morceau de pain qu'il avala avec sa bière. Il avait les pieds posés sur la table avec nonchalance, les jambes tendues et croisées, se balançant légèrement sur sa chaise.

  • As-tu croisé Mirridian aujourd'hui ? demanda-t-il à Lieros.
  • Ah, oui, répondit le Skryggar. Il m'a mis au courant pour votre… nouveau projet.

Thorsfeld ne pouvait voir le visage de Lieros sous son masque, mais il savait qu'à ce moment, il le dévisageait intensément. Il lui était cependant impossible de savoir ce que les Skryggars d'Ark pensaient de la présence de l'ex-Dieu-Roi ; leur discrétion et leur confiance totale en leur maître les dissuadait visiblement de tout commentaire sur ses choix de fréquentation.

Le changement de sujet lui fit temporairement oublier sa souffrance ; il tendit l'oreille.

  • Mirridian et moi nous sommes vus ce matin, dit Lieros. Ni lui ni moi ne savons où se trouve la couronne, mais il commençait à envisager des angles d'approche.
  • Il s'agit de trouver la collection personnelle de l'Empereur, fit Ark en s'époussetant le menton. Vu le statut du bonhomme, il doit avoir un véritable musée privé quelque part dans le palais. L'équivalent de la Galerie Iowan à Nornfinn.

À ce moment, Mirridian se réceptionna entre Thorsfeld et Lieros, sans faire un bruit lorsqu'il toucha le sol. L'ex-Dieu-Roi sursauta face à l'apparition aussi silencieuse que soudaine du Skryggar, qui arrivait lui aussi du toit. Un mince rayon de lumière filtrait travers les poutres, dévoilant une ouverture sur l'extérieur située dans le grenier.

  • La collection est localisée, se contenta-t-il de dire.

Sa cape était légèrement blanchie par quelques flocons qui s'y étaient déposés ; à l'extérieur, une neige fine tombait par averses sur la fête du jubilé.

  • Où se trouve-t-elle ? demanda Ark.
  • Dans l'aile Est du palais Impérial. Tout près des appartements de Samahl Enerland ; probablement un des endroits les plus gardés de Dromengard. Il va être difficile d'y pénétrer. Je peux à peine approcher du palais.
  • Vraiment ? fit Lieros sur un ton plus proche du reproche que de l'étonnement.
  • Il y a un pisteur expérimenté qui quadrille la ville. J'ai plusieurs fois failli me faire repérer. On dirait qu'il sait ce qu'il cherche, et j'espère que ce n'est pas nous.
  • Un rôdeur capable d'égaler un Skryggar ? questionna Ark en soulevant un sourcil circonspect.
  • J'en ai peur. Il a un tigre blanc avec lui.
  • Levironos Eeland, souffla Lieros.
  • Bon sang, s'écria Ark en se redressant soudainement, éclaboussant la table de son piètre ersatz de bière. La Garde Impériale en a après nous ?
  • Impossible à dire, dit Mirridian calmement. Mais il va falloir être prudent ; Eeland était déjà le meilleur pisteur de l'Empire lorsqu'il était mercenaire solo. Je vous conseille de faire profil bas quand vous déambulez en ville. Profil très bas.
  • Ah ! lança Thorsfeld en relevant la tête. Levironos Eeland… C'est celui qu'ils appellent Levi. Le gars avec le tigre. Eh, c'est comme retrouver les personnages d'un roman dans la vraie vie. C'est amusant.
  • Ignorez-le, fit Ark. Rien de nouveau du côté de l'Église d'Addaltyn ?
  • Aarland n'a pas quitté le palais depuis le début du jubilé, reporta Lieros. Il apparaitra peut-être en soirée. J'ai repéré beaucoup de prêtres qui tournaient en ville, visiblement aussi nerveux que désœuvrés. On sent qu'ils attendent quelque chose, mais peut-être est-ce lié au jubilé. Notez que ça concerne aussi bien le clergé d'Addaltyn que celui d'Edelyn.

Mirridian acquiesça pour valider l'observation de son camarade. Ils continuèrent à rapporter à Ark leurs observations anecdotiques de la journée.

Thorsfeld, lui, avait rejeté la tête en arrière sur sa chaise, et se balançait, le talon droit appuyé contre la table, offrant à son entourage une image quasi-parfaite de la flemme. Il avait à peine fini sa chope de bière, mais déjà la tête commençait à lui tourner ; dans son état, sa résistance à l'alcool était au plus bas. Cet était d'ivresse tout relatif avait l'avantage de le plonger dans une somnolence comateuse et confortable, qui soulageait ses maux de tête et ses courbatures. Pour un peu, il se serait presque senti bien.

Cet état de grâce fut éphémère : regardant d'un œil distrait à l'extérieur à la faveur d'un trou entre les planches qui condamnaient l'unique fenêtre de l'entrepôt, il aperçut du mouvement au coin de la rue.

À l'extérieur, une lanterne projetait sur les façades des remises et des entrepôts voisins une lumière jaune, spectrale, qui luisait plus qu'elle éclairait. Cela donnait à la rue une ambiance morte et froide, en comparaison aux lueurs bleues et mauves qui rayonnaient du centre de la ville, au loin. Ce ressenti était renforcé par les quelques flocons bien peu motivés qui s'échouaient sur le sol pavé, et la luminosité du jour déclinante, qui laissait la ville entre chien et loup ; l'ambiance glauque ne fut pas interrompue par les silhouettes sombres qui s'engagèrent dans la rue d'un pas décidé.

  • Eh, lança Thorsfeld à ses compagnons, en parlant de prêtres, ils ne savent pas que nous nous trouvons ici, je me trompe ?

Ark détourna son attention de ses Skryggars pour se tourner vers l'ex-Dieu-Roi, qui s'était redressé sur sa chaise pour lorgner à l'extérieur de l'entrepôt.

  • Peu de chances, dit-il. Ce quartier est une véritable oubliette, même les ouvriers y viennent rarement. Pourquoi ?
  • Parce qu'il y en a un qui vient par ici. Et il est accompagné d'une demi-douzaine de soldats.

Lieros s'approcha soudainement de la fenêtre, et regarda à son tour.

  • Il a raison, dit-il. Cinq soldats.
  • Tu pensais peut-être que j'avais pris un tas de neige pour une patrouille ? lui lança Thorsfeld avec dédain. Le type à leur tête porte un chapeau et un manteau long. Ça sent le prêtre.
  • Aarland nous aurait-il repéré ? fit Ark. Il doit avoir ses propres espions.
  • Si ce gus est responsable de tout ce qui nous est tombé dessus depuis qu'on s'est rencontré, fit Thorsfeld en faisant de grands gestes, pas étonnant qu'il ait fini par nous retrouver. Tirons-nous d'ici !
  • Du calme, dit Mirridian. Ils ne font peut-être que passer.

Ils gardèrent le silence pendant plusieurs secondes. Le sol de l'entrepôt était en contrebas de la porte d'entrée, qui s'ouvrait sur quelques marches. Elle laissa bientôt passer des bruits de bottes venant de l'extérieur, et une voix trop étouffée pour être reconnue. Autour de la table, Mirridian, Lieros, Ark et Thorsfeld retenaient leur souffle.

Les bruits s'arrêtèrent. Le temps sembla s'étirer douloureusement.

Puis on frappa. Deux coups. Sans violence, sans insistance, juste deux coups secs et nets. Tous les quatre se regardèrent.

Il n'y avait plus que deux personnes visibles dans l'entrepôt lorsqu'Ark ouvrit la porte. Face à lui se trouvaient cinq soldats de Dolenhel, facilement reconnaissable à leur armure réglementaire, et un homme qui avait tout l'attirail du fidèle d'Addaltyn : chapeau noir vissé sur la tête, long manteau de cuir sombre, livre à la couverture bleu nuit attaché à la ceinture, et visage sévère. Il avait la peau mate, les lèvres fines, et une barbichette courte d'un noir d'encre.

Le visiteur ne dit rien lorsque la porte s'ouvrit. Il ne tenta pas même d'entrer. Il se contenta de dévisager brièvement Ark, comme s'il ne s'attendait pas à trouver un Nornfinnien dans cet entrepôt, puis il regarda en détail l'intérieur. Une expression d'incompréhension dissimulée se lisait sur son visage.

  • Oui ? fit Ark avec dans la voix toute la douceur de l’innocence.

Le visiteur ne le voyait pas, mais juste au-dessus du cadre de la porte, Mirridian était collé au mur, les pieds calés sur une saillie du bois, arme au poing, prêt à frapper au moindre mouvement suspect. L'homme dirigea de nouveau son regard vers Ark.

  • Bonjour, finit-il par dire. Je vous prie de pardonner cette intrusion. Je suis Mars Ænland, de la Garde Impériale.

Il s’arrêta un instant, et posa son regard successivement sur Thorsfeld et Ark.

  • J'ai reçu de sa Majesté Samahl Enerland l'ordre de vous escorter au palais, reprit-il. Veuillez me suivre.
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