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Chapitre 35
Au sommet du monde

Le cortège traversa la ville en ligne droite, des entrepôts au palais, passant en quelques minutes d'un voisinage glauque et délabré au quartier le plus huppé de la capitale. Thorsfeld et Ark suivaient en silence Mars Ænland, encadrés par une demi-douzaine de soldats qui semblaient être présents plus pour l'image que pour de véritables raisons de sécurité. D'après l'air détaché de Mars, Ark et Thorsfeld pouvaient supposer qu'il n'avait pas connaissance de leur identité ; eux-mêmes n'avaient aucune idée de la raison pour laquelle ils étaient escortés au palais Impérial.

C'est donc dans un état de circonspection et de méfiance mêlées qu'ils traversèrent des rues animées, remplies de citoyens qui fêtaient à grand renforts de nourriture, de boisson et de chansons le jubilé de leur Empereur. La lumière du soleil avait depuis longtemps laissé sa place à la lueur bleue et mauve des torches et des lampions, qui éclaboussaient maisons et arbres d'un halo coloré. Il n'était pas une avenue, une place, ni même une ruelle qui ne soit pas animée par la fête. Néanmoins, l'omniprésence des soldats, disséminés partout dans la cité en vigies discrètes, rappelait que la joie dont la ville transpirait était comparable à une fine couche de peinture colorée sur un métal menacé par la rouille.

Ils finirent par atteindre les monumentaux escaliers menant au palais, au centre de la ville. L'édifice était plus impressionnant encore vu d'en bas, avec sa base massive au toit arqué, supportée par de larges contreforts et d'interminables colonnes de pierre. Au-delà de cette construction, qui ailleurs aurait en elle-même constituée un palais respectable, s'élevaient les hautes tours couleur d'ivoire aux coupoles de cuivre qui avaient donné à la ville son nom de "Cité des tours blanches". La lumière émanant de la ville donnait à l'ensemble une teinte mauve, presque rose, qui faisait se détacher les tours du palais sur le ciel brun du début de soirée.

Ils traversèrent le vestibule, pièce gigantesque et haute de plafond dont les murs étaient couverts de vitraux magistraux représentant la guerre d’unification. La fresque de verre faisait intégralement le tour du bâtiment, entourant la base du palais des scènes les plus évocatrices de l’accession au pouvoir de Samahl Enerland. Au-dessus de la porte, la représentation de celui qui devait un jour devenir l’Empereur se tenait à côté d’un homme aux cheveux noir plus grand et plus large, dont la pose identique signifiait probablement un quelconque lien de parenté. Plus loin, Thorsfeld pouvait voir ce qui devait être une femme se faire transpercer par une épée tenue par un homme couronné aux tempes grises. Il se conforta en songeant que pour une fois, le porteur de la couronne n’était pas lui. Les vitraux projetaient sur le sol une myriade de couleurs, que la lumière du jour faisait resplendir plus encore.

Soudain, Mars brisa le silence qui avait duré depuis leur départ.

  • Je vous prie de m’excuser si la question vous parait indiscrète, dit-il à Thorsfeld, mais… est-ce que je vous connais ?
  • Ne vous a-t-on pas dit qui vous alliez chercher ? se força à répondre l’intéressé.
  • Pas du tout. J’ai seulement l’impression tenace que je vous ai déjà vu. J’oublie rarement un visage.

C’est à ce moment que se fit dans l’esprit de Thorsfeld la connexion qui aurait dû s’établir dès sa rencontre avec Mars. Si l’homme au chapeau était un membre de la Garde Impériale, alors c’était un des hommes de Freya. Si c’était un des hommes de Freya, alors il était de ceux qui avaient partagé sa vie avant le combat qui avait scellé son destin. S’il faisait partie de Dix de Vaughan, alors il était là lors de la bataille d’Orsmarhel. Et s’il était là lors du combat… Alors il l’avait en effet déjà vu. Cette réalisation fit à elle seule monter la fièvre de Thorsfeld.

  • Peu de chances que vous m’ayez déjà vu, dit-il d’une voix qui se voulait détendue. Moi et mon compagnon…
  • …Venons des îles d’Alylyancë, compléta Ark en espérant que Mars Eeland ne serait pas trop curieux de leur passé dans ces îles du Sud qu’il connaissait mal.
  • Ah, souffla Mars. Alylyancë. Belle région.
  • Oui. Nettement moins… brumeux.

Mars hocha la tête et continua à avancer en silence. Malgré le fait que ses traits rongés par la fatigue et la maladie soient méconnaissables, Thorsfeld évita dès lors de trop exposer son visage aux yeux de leur guide.

Le vestibule du palais était aussi rempli de soldats que le reste de la ville. En prévision d’une éventuelle bataille contre les Ombergeists, une bonne partie de la population en âge de se battre avait été recrutée pour la défense de la cité, ainsi que les membres de la milice et tous les mercenaires se trouvant actuellement à Dolenhel. Beaucoup de soldats armés se dirigeaient par groupe de dix vers l’extérieur, vers la fête et, plus précisément, vers les murs qui séparaient les festivités des hordes de monstres.

Ils passèrent de nouveau à l’extérieur, empruntant le passage qui reliait la galerie aux tours du palais, constitué d’un jardin parfaitement architecturé et entretenu, seulement entrecoupé par les épais contreforts du palais. Un homme les croisa ; il portait une armure légère et une cape gris pâle qui dissimulait son visage. Il fit en direction de Mars le signe universel de l’appel de la pinte, en serrant le poing à l’exception de l’auriculaire et du pouce, qu’il porta à ses lèvres. Il reçut une réponse négative et silencieuse de son camarade, qui lança un évasif coup d’œil vers Ark et Thorsfeld pour se justifier. L’homme à la cape s’éloigna. Le tigre blanc qui le suivait rendait les présentations superflues ; Thorsfeld détourna discrètement le visage lorsque Levi passa à sa hauteur.

L’intérieur du palais Impérial était une succession de paliers et d’escaliers. Thorsfeld avait vu assez de marches pour une vie entière, entre Dole-Halsring, la cité souterraine et cette nouvelle série d’escaliers qui s’ouvrait devant lui. Il monta péniblement, sans un mot.

Le palais était magnifique, avec ses sols couverts de mosaïques, ses murs sculptés et ses statues exquisément détaillées. Beaucoup de fenêtres étaient ornées de vitraux, et le marbre laissait parfois la place à des tentures couvertes de plus de détail que l’œil ne pouvait en déceler. C’était presque aussi beau que la demeure du Dieu-Roi : là où Dole-Halsring montrait une beauté chaotique et surnaturelle, le palais de Samahl Enerland offrait aux yeux du visiteur la plus grandiose preuve du talent humain.

Lorsqu’ils arrivèrent à hauteur d’un énième palier, Ark attira l’attention de Thorsfeld avec un coup de coude discret. En suivant le regard de son compagnon, l’ex-Dieu-Roi aperçut sur une passerelle au-dessus d’eux une mince silhouette qui les regardait, avec des yeux dans lesquels se lisaient une méfiance et une froideur à peine dissimulées. C’était un homme vêtu d’un chapeau et d’un long manteau bleu sombre agrémenté seulement de boutons en argent et d’une écharpe gris anthracite. Il avait un visage émacié au teint pâle sur lequel se dessinaient des cicatrices parfaitement symétriques.

  • Slen Aarland, souffla Ark à l’oreille de Thorsfeld.

Ainsi l’ex-Dieu-Roi apprit-il à quoi ressemblait cet homme dont il avait tant entendu parler sans jamais le rencontrer. Celui qui était à l’origine de toutes leurs mésaventures, si leurs théories s’avéraient exactes. Avant qu’il ait pu observer l’Alyv avec plus de précision, Aarland tourna les talons et disparut.

Leur destination se révéla à eux lorsqu’ils ressortirent de nouveau. Au-dessus d’eux se trouvait seulement le ciel, empli de nuages menaçants qu’éclairait la lumière timide du début de soirée. Ils avaient atteint le point le plus élevé de Dolenhel, après avoir visité les entrailles de la ville le matin-même. Ils se trouvaient sur le toit de la tour la plus haute du palais. Et sur ce toit parfaitement plat s’étendait un jardin. Un jardin magnifique, varié, riche de toutes les couleurs que la nature avait à offrir. L’endroit contenait une bonne partie des espèces végétales de Dromengard, y compris un certain nombre qui ne poussaient habituellement qu’à Halsring. Non-loin du passage d’où ils avaient émergés, Thorsfeld aperçut un Brannentrad, isolé au centre d’un cercle dénue de toute végétation, pointant vers le sol ses fruits explosifs.

  • Par ici, leur lança Mars.

Les soldats qui constituaient leur escorte les avaient abandonnés un à un à mesure qu’ils gravissaient les étages du palais. Ils étaient désormais seuls en compagnie du garde Impérial.

Le jardin était désert, à l’exception de deux personnes qu’ils apercevaient au loin. Guidés par Mars, ils se dirigèrent vers eux.

La première était une jeune fille à la peau noire, plutôt petite et aux cheveux tressés et réunis en un lourd chignon que supportait un carcan doré. Elle portait l’armure noire et la cape écarlate de la Garde Impériale, et un fleuret pendait à sa ceinture. À côté d’elle se trouvait un homme voûté, vêtu d’une robe couleur de cendres agrémentée de pointes de rouges et de nombreux bijoux. Ses cheveux châtains tiraient sur le gris ; ils étaient attachés grossièrement derrière sa tête. Son visage pâle et couvert de rides lui donnait l’apparence d’un vieillard fatigué ; sur toute sa partie droite, il était recouvert d’un cache de cuir. Thorsfeld et Ark avaient vu ce visage sur les ardents, et sur la statue qu’ils avaient commentée plus tôt. Ils n’avaient pas besoin de voir la couronne, posée sur un petit tabouret non-loin, pour savoir qu’ils étaient en compagnie de l’Empereur.

Samahl Enerland entendit leurs pas s’approcher de lui, et se tourna vers eux. Il semblait les attendre.

  • Ah, merci infiniment, Mars, dit-il lorsqu’ils furent assez proches. Toi et Lyn pouvez nous laisser, maintenant.

Ses deux gardien s’écartèrent et allèrent se poster à l’entrée du jardin, laissant Ark et Thorsfeld seuls en compagnie de l’Empereur.

  • Bien, fit ce dernier. Nous voilà seuls, vous et moi. Bonjour à vous, Prince Ark Erlang de Nornfinn, et bonjour à vous, Thorsfeld de… de Dromengard, j’imagine ? Je suis Samahl Enerland.

Ni Ark ni Thorsfeld ne répondirent à son salut. Ils restèrent face à lui, visiblement incapables de réagir, sans oser s’approcher de leur hôte.

  • N’ayez aucune crainte, leur lança l’Empereur en voyant leur air circonspect. Je n’ai aucun autre projet vous concernant qu’une simple discussion. Vous êtes mes invités. Mes gardes du corps – il désigna du bout de sa cane Lyn et Mars au loin – n’ont aucune idée de vos identités. Et d’autant que je sache, ils ne peuvent pas nous entendre. Détendez-vous.

Ark joignit les mains derrière son dos, opposant à la frêle prestance de l’Empereur toute l’ampleur de sa carrure massive.

  • Comment avez-vous su que nous étions à Dolenhel ? demanda-t-il. Nous avons été discrets, et nos visages ne sont pas connus. Qui est au courant ?
  • Oh, peu de monde, vraiment, répondit Enerland. Je tiens cette information d’un de mes conseillers, Slen Aarland. C’est un homme que je qualifierais de bien informé. Bien peu de choses lui échappent dans l’enceinte de la capitale ; c’est ce qui fait de lui un homme si précieux pour moi. Le voilà, justement.

Ark et Thorsfeld se retournèrent pour apercevoir Aarland débarquant sur le toit. Il avait une conversation animée avec les Gardes Impériaux, apparemment peu disposés à le laisser pénétrer dans le jardin.

  • Personne ne pourra nous atteindre ici, fit l’Empereur. Pas tant que mes gardiens auront pour ordre de nous laisser en paix.

Et en effet, après des gestes menaçant et des regards noirs, ils virent que le prêtre rebroussait chemin, en prise à une colère à peine contenue. Il disparut dans l’escalier par lequel il était venu.

  • Lorsque j’ai appris que le Prince héritier de Nornfinn et le Dieu-Roi séjournaient en ville, j’ai immédiatement voulu vous rencontrer. Enfin, pour être honnête, j’ai commencé par rire de l’humour de Slen ; difficile à croire que de tels personnages voyageraient ensemble et se dissimuleraient à Dolenhel. Apparemment, il avait raison. Vous formez un duo… surprenant, c’est le moins qu’on puisse dire.
  • Un duo forcé, plutôt, souffla Thorsfeld.
  • Alors c’était vrai, dit Enerland. Le Dieu-Roi est de retour parmi nous, dépossédé de ses pouvoirs… Difficile à croire, et pourtant, vous voilà. Thorsfeld. Je n’aurai jamais cru vous voir si… démuni. Vous me semblez au bord du trépas, vous qui fûtes l’alpha et l’oméga.
  • Je vous retourne le compliment.
  • Ah, sans aucun doute ! lança l’Empereur avec un rire plus proche du grincement étouffé que d’une vraie manifestation de joie. La différence, cependant, est que malgré la couronne et les honneurs, je ne suis qu’un humain. Contrairement à moi, vous devriez glisser sur les ailes du temps, et vous rire de la vieillesse et de la maladie. Les temps changent, j’imagine. Venez donc vous assoir ; le simple mortel que je suis aura du mal à rester debout plus longtemps.

Il se dirigea vers un kiosque de pierre, qui marquait le centre du jardin. L’édifice était paré de fines colonnes et de rosiers grimpant sur sa surface, jusqu’à son toit. Ils montèrent quelques marches, et l’Empereur prit place sur un siège de pierre recouvert de coussins. Thorsfeld l’imita, s’asseyant sur un banc en face d’Enerland. Ark resta debout derrière l’ex-Dieu-Roi.

  • Et nous voilà, continua Enerland, sans aucun doute les trois personnes les plus puissantes de ce monde, au milieu d’un jardin sur le toit du monde. Je voue à cet endroit une passion débordante, notamment pour la vue. Dolenhel est magnifique sous tous les angles, mais ne dit-on pas que l’aval ne peut être vraiment admiré que de l’amont ?

Ark regarda au loin. Ils se trouvaient sur le toit le plus haut du palais, à l’endroit le plus élevé de la ville. Sous eux s’étendaient des kilomètres de paysage urbain, ressemblant de leur point de vue haut perché à une mer de petites boites, une fourmilière que la distance rendait intrigante et magnifique. Au loin s’étendaient les chaînes montagneuses qui entouraient la plaine de Dolenhel. Entre ville et montagne se déployait l’inquiétant brouillard, qui avait transcendé son état de nappes de brumes éparses pour devenir un océan blanc impénétrable.

  • Dolenhel contient un exemplaire de chaque espèce végétale de Dromengard, clama l’Empereur en embrassant du regard la végétation parfaitement maîtrisée qui les entourait. Le chêne et l’aulne, le trèfle et la fougère, ainsi que tous les fruits et légumes que la nature a pu imaginer. Bien entendu, toute ces plantes ne tiennent pas dans ce modeste jardin ; elles sont éparpillées dans toute la cité. Mais j’ai toujours veillé à ce que la ville se fasse le conservatoire de tout ce qu’Edelyn nous a offert qui ait des feuilles et des racines. Autour de nous… j’ai rassemblé des espèces exotiques et rares. Les cristallins d’Alylyancë, l’herbe grappin, ainsi que beaucoup d’autres. J’ai aussi des exemplaires de tout ce que nous avons chez vous à Halsring, Thorsfeld. La seule chose qui me manque, véritablement, serait un couple de Svillingstrads, mais je ne crois pas qu’en amener ici au cœur de la capitale enverrait le bon message.
  • Je vois que vous avez aussi des Aurores de Minuit, fit Ark en désignant de grosses fleurs orange et mauves à quelques mètres d’eux.
  • Ah, en effet ! fit l’Empereur. Des fleurs de Nornfinn, pour le moins passionnantes : elles s’ouvrent lorsque quelque chose ou quelqu’un bouge à proximité, et elles s’éclairent légèrement. La nuit, elles sont magnifiques ; ici, nous les appelons des Fleurs aux Aguets. Seriez-vous intéressé par la botanique, Prince Erlang ?
  • Pas autant que vous, visiblement ; mais l’érudition est une tradition de la famille royale de Nornfinn. Mon père a toujours veillé à mon éducation.
  • Hm. Il y a vraisemblablement réussi. J’ai entendu parler de vous comme d’un jeune homme sage et cultivé. Vous ressemblez énormément à votre père, bien que vous soyez… un peu plus grand.

Thorsfeld poussa un long soupir.

  • Sérieusement ? Vous nous avez amenés jusqu’ici en secret, simplement pour discuter botanique et généalogie ? Si vous n’avez pas besoin de moi, je préfère repartir.
  • Vraiment ? fit l’Empereur avec une voix dans laquelle s’entendait une pointe de déception. Vous prendrez sûrement cela pour de l’égoïsme, mais je vais avoir du mal à vous laisser partir. Je n’aurai sans doute pas tous les jours l’occasion de deviser avec le Dieu-Roi.
  • Pourquoi êtes-vous tellement persuadé que je suis le Dieu-Roi ? demanda Thorsfeld avec agacement. Comment votre grenouille de bénitier le sait-il ?
  • Oh, je ne sais pas comment lui le sait. Quant à moi… Je possède un portait de vous dans ma collection. Une peinture d'un réalisme saisissant. Mais pour ce qui est d’être sûr, ma foi… J’avoue que le doute m’assaille ; vous n’avez rien d’extraordinaire, il faut le dire. J’aurais cru… Eh bien, je ne sais pas, j’imagine que je m’attendais à ressentir quelque chose de particulier en votre présence.
  • J’ai perdu mes pouvoirs. Vous sembliez pourtant être au courant.
  • Tout de même. Enfin. Permettez-moi de vous poser une question à laquelle je songeais ce matin : jusqu’où monte Dole-Halsring ?
  • Dole-Halsring ?
  • Oui. C’est bien votre demeure ?
  • Évidemment. Vous voulez savoir jusqu’où elle monte ? Elle ne monte vers rien. Elle est infinie.
  • Vraiment ? Alors pourquoi ne redescend-t-elle pas de l’autre côté du globe ? Elle doit forcément s’arrêter à Santengard.
  • Pourquoi pensez-vous que Dole-Halsring mène à Santengard ?
  • Je ne crois rien, je suis juste curieux. Selon les textes de Slen Aarland, Santengard se trouverait à l’intérieur du soleil. Il pense que Dole-Halsring y mène.
  • C’est ridicule. Il n’y a rien à l’intérieur du soleil. Rien à part de la matière en fusion. Si le domaine des Dieux s’y trouvait, ils rôtiraient, les pauvres.
  • Vraiment ?
  • Mettriez-vous en doute ma parole ?

Samahl Enerland ne répondit que par un air amusé en direction de Thorsfeld. Malgré sa position assise, il était toujours voûté, et semblait se reposer entièrement sur sa canne.

  • Bien, maintenant, assez bavardé, lança Thorsfeld. Je ne peux pas croire que nous sommes venus pour tailler le bout de gras. Pourquoi nous avoir convoqués ?
  • Ne vous l’ais-je pas déjà dis ? Vous êtes là dans l’unique but de discuter. Que voudriez-vous faire d’autre ? Fuir la ville ? Je crains que ce ne soit impossible, même pour vous. Il semblerait que nous soyons sous le coup d’un siège.
  • Si vous pensez pouvoir nous soutirer des informations sur les Ombergeists, vous perdez votre temps. Nous sommes aussi démunis que vous à ce sujet. Et si vous pensez que j’y suis pour quelque chose… Vous vous trompez. Ces saloperies me dépassent, moi aussi.
  • Dans ce cas, peut-être accepterez-vous de me dire ce que vous êtes venus chercher à Dolenhel ?
  • Rien de particulier, fit Ark avec un calme olympien. Nous cherchons simplement des réponses, sans savoir si nous en trouverons. Dromengard est en train de sombrer dans les ténèbres, et les Ombergeists ne sont qu’un symptôme. Vous êtes le maître de l’Empire, vous devez être au courant de tout ce qui s’est passé d’étrange depuis la mort de Thorsfeld. Le voilà qui réapparait, et visiblement, il ne sait rien de plus que nous.
  • Ne savez-vous vraiment rien ? demanda Enerland à Thorsfeld avec méfiance.

Thorsfeld se leva brusquement. À sa grande surprise, leur discussion l’avait quelque peu tiré de sa somnolence, et ses jambes lui faisaient un peu moins mal – mais c’était sûrement un effet purement psychologique.

  • Je ne sais rien ! s’emporta-t-il. Croyez-vous que je suis derrière tout cela ? Vous imaginez-vous que j’ai tout prévu, tout orchestré depuis le début ? Que j’ai délibérément choisi de me faire tuer par Freya ? Je ne sais pas comment elle a pu le faire, ni ce qui s’est passé entre temps. Je suis revenu à la vie, et je n’ai plus aucun contrôle de Dromengard. Vous avez sûrement festoyé pendant des mois lorsque j’ai mordu la poussière, il y a six ans. Vous n’aimiez pas le chef d’orchestre, alors vous lui avez fait la peau, sans même vérifier avant que quelqu’un d’autre était capable de tenir la baguette. Voyez ce que cela vous a rapporté : Dromengard va finir par devenir un monde vide et mort, et personne ne peut rien y faire.

Il reprit son souffle lentement. Ark et l’Empereur le regardaient fixement, avec des regards emplis d’inquiétude.

  • Nous devrions commencer par trouver un moyen de repousser les Ombergeists, finit par dire Ark. Les morts ne se relèvent sans doute pas sans raison. Il doit y avoir un catalyseur.

Enerland leva les yeux vers lui, intrigué.

  • Les morts ? Pensez-vous que les Ombergeists sont des cadavres réanimés ?
  • Cela me parait évident, fit Ark. Nous étions dans la caravane lorsqu’elle a été attaquée, l’autre soir. C’est ainsi que nous arrivés à Dolenhel. J’imagine qu’un des survivants vous a décrit ces monstres ?
  • Oui. On m’a dit qu’ils étaient humanoïdes… Très maigres, avec une peau noire, des veines brillantes… Les descriptions étaient un peu floues.
  • Je vois. Peut-être suis-je le seul à avoir fait attention à ce détail… Tous les orifices sur le visage des Ombergeists sont soit inexistants, soit bouchés. Leur peau recouvre les orbites des yeux, ainsi que les oreilles… Mais la bouche, elle, est encore apparente. Il me semble avoir clairement distingué que leurs bouches étaient cousues.
  • Cousues ? fit Thorsfeld. Ils sont donc fabriqués par quelqu’un ?
  • Non. Réfléchis plus loin.
  • La peste blanche, dit Enerland. Les cadavres des victimes n’étaient pas brûlés car ils étaient souillés. Ils étaient enterrés… Tous les orifices cousus.
  • Exactement.

Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence complet. L’Empereur se caressait la barbe d’un air songeur, les bras croisés ; tout comme Thorsfeld, il semblait plus alerte, moins voûté que quelques instants auparavant.

  • C’est une théorie plausible, finit-il par dire. Plausible autant que fascinante. Il y a eu des milliers de morts lors de l’épidémie, et des cadavres aux quatre coins du globe. Si cela s’avère exact, les Ombergeists doivent être encore plus nombreux que l’on ne pouvait l’imaginer. Et selon vous, qu’est-ce qui aurait pu relever ces malheureux ? Et pour quelle raison ?
  • Je n’en ai aucune idée, admit Ark. Nous avons vu bien des choses terrifiantes ces derniers temps, et aucune d’entre elles ne semblait avoir d’autre raison d’être que de nous tuer. Les Ombergeists ne sont que l’une d’entre elles.

Thorsfeld poussa un autre soupir. Il croisa les bras et regarda tour à tour Ark et l’Empereur.

  • Regardez-vous discuter des Ombergeists, lança-t-il. Auriez-vous oublié que vous êtes censés être ennemis ?
  • Les guerres et la politiques me semblent bien puériles, aujourd’hui, fit Ark. Les Ombergeists ne sont pas les ennemis de l’Empire ou de Nornfinn, mais de l’humanité toute entière. Nous sommes tous prisonniers dans l’enceinte de Dolenhel.
  • Voilà des paroles bien sages, observa l’Empereur. Il est aujourd’hui difficile de discerner ses amis de ses ennemis. Si Dromengard tombe, nous tombons tous. N’êtes-vous pas censé être notre ennemi, vous aussi ? Je n’ai pas souvenir que le Dieu-Roi ait été un ami de l’humanité. Un père abusif, certainement, mais pas un ami.
  • Je ne fais pas cela de gaieté de cœur, lâcha Thorsfeld. Dans le meilleur des mondes, à l’heure actuelle, je serais bien au chaud à Dole-Halsring, avec mes serviteurs et mes pouvoirs intacts. Seulement, le meilleur des mondes m’a été arraché.
  • Vous nous rejoignez donc. Nous sommes tous dans la même galère, si je puis dire.
  • J’imagine.

L’Empereur s’arque-bouta sur sa canne pour se lever. Il fit quelques pas en s’éloignant du banc de marbre.

  • Croyez bien que j’en suis navré, dit-il, mais je dois vous fausser compagnie. Je commence à avoir froid, et j’arrive à un âge ou le moindre courant d’air est un ennemi mortel. Je dois aller me préparer pour une cérémonie au Temple d’Edelyn, mais je vous prie de profiter de mon jardin aussi longtemps qu’il vous plaira. Je suis mortifié à l’idée que des hôtes aussi prestigieux puissent loger dans le quartier le plus miteux de la ville, aussi ai-je demandé à mes serviteurs de vous préparer des chambres. Ils vous y guideront lorsque vous le leur demanderez. J’espère vous voir à ma table ce soir ; entre deux cérémonies assommantes, j’aurai bien besoin du calme d’un repas en petit comité.
  • Nous y serons, répondit Ark.
  • Vous m’en voyez ravi, Prince Erlang. Quand à vous, Dieu-Roi, prenez donc du repos. Vous m’avez l’air épuisé.

Thorsfeld garda les bras croisés et ne répondit pas. L’air des hauteurs semblait avoir éclairci son esprit ; aussi fatigué qu’il soit, il semblait presque en pleine forme comparé à l’Empereur. Ce dernier attrapa péniblement sa couronne à cinq branches, le reposa avec une grimace sur sa tête, et commença à s’éloigner. Au loin, Mars et Lyn commencèrent à se rapprocher de lui afin de l’escorter. Il se retourna vers Thorsfeld avant qu’ils n’arrivent.

  • Freya m’a dit avoir passé quelques jours à Halsring, dit-il. J’ai du mal à croire que vous ne vous y soyez pas rendu vous-même après votre… retour à la vie. Alors dites-moi : avez-vous voyagé à ses côtés ?

Face au silence d’Ark et Thorsfeld, il continua :

  • Je me fie entièrement à Freya. Elle a gagné cette confiance il y a bien longtemps. Aussi, je ne chercherai pas à savoir pourquoi elle a mis ses sentiments de côté pour vous épargner. Elle a sûrement une excellente raison, je n’en doute pas.
  • La même que vous, je pense, répondit Thorsfeld. Elle croit que je possède des réponses, et que je lui serai plus utile vivant que mort. C’est pour cela que vous m’avez amené ici, n’est-ce pas ? Mais je n’ai rien. Une fois qu’elle a compris cela, elle s’est lassée de ma présence. Je n’ai pas attendu si longtemps pour me lasser de la sienne.

Samahl Enerland s’appuya sur sa canne, posant sur Thorsfeld des yeux dans lesquels brillait une flamme fatigué mais toujours vivace.

  • Je sais ce que vous ressentez à son égard. C’est tout à fait compréhensible. Mais Freya est bien plus que ce qu’elle parait. Vous pourriez vous trouver des points communs.
  • Absolument, fit Thorsfeld avec un sourire sarcastique. Freya et moi, on est comme les deux doigts de la main. Le pouce et l’auriculaire.

L’Empereur eut un petit rire essoufflé alors que Mars et Lyn arrivaient à sa hauteur.

  • Messieurs, je vous retrouverai plus tard. En attendant, profitez bien de mon jardin. Vous le savez aussi bien que moi : on a beau être habitué à la vue que nous offre le sommet du monde, on ne s’en lasse jamais.

Et sur ces mots, il s’éloigna, suivi des Gardes Impériaux, laissant au centre du jardin Thorsfeld et Ark.

Sans qu’ils s’en aperçoivent, la neige s’était remise à tomber.

Thorsfeld regarda autour de lui. C’était une simple chambre, mais après des jours à dormir dans des cales, sur une charrette et dans un entrepôt miteux, il était plus heureux de trouver un véritable lit qu’il n’aurait aimé l’avouer.

On les avait menés vers leur chambre quelques minutes plus tôt. Elles se trouvaient dans l’aile Sud du palais, dans une des tours les plus trapues. Bien que l’endroit n’ait pas la beauté et le luxe extravagant des chambres à coucher de Dole-Halsring, c’était une belle pièce, spacieuse et bien décorée. Au mur, une représentation de lui-même sous forme de vitrail le regardait, éclairant son visage d’une mosaïque de lumières multicolores. Si la chambre avait été choisie en fonction de ce vitrail, alors l’attention venait sans doute de Samahl Enerland. Mais peut-être était-ce un hasard.

Depuis son arrivée au palais Impérial, Thorsfeld se sentait empli d’une étrange satisfaction ; il avait pu voir une bonne dizaine de représentations de sa personne dans les couloirs, aux fenêtres et dans les galeries de statues. Rares étaient les œuvres qui rendaient justice à son visage, mais il était toujours reconnaissable à son halo, à son armure et à son allure générale. Tout cela était la preuve que malgré la peur qu’il inspirait, malgré la haine que l’humanité semblait lui vouer, il exerçait sur les habitants de Dromengard une fascination qui lui avait survécu. Le blason de l’Empire ne reprenait-il pas son symbole, le cercle et la croix fléchée, symboles de son omniscience ? Certes, sa marque était côtoyée par celles d’Edelyn et d’Addaltyn, mais le fait que l’Empire ait choisi de la reconnaitre au même niveau que ses Dieux protecteurs révélait le respect dont il faisait l’objet. Et Thorsfeld s’était toujours délecté de ce respect, aujourd’hui comme avant sa mort.

  • Alors ? fit Ark sur le pas de la porte. Moins confortable qu’à Dole-Halsring, mais nettement moins poussiéreux que notre cher entrepôt, n’est-ce pas ?
  • Oui, et je me réjouis que nous ayons des chambres séparées. Enfin, je m’en réjouissais. Ne peux-tu pas te passer de moi quelques instants ?
  • Ta bonhommie me manque.

Ark entra sans y être invité. Thorsfeld avait toujours du mal avec les manières du Prince Dragon : il était aussi poli et révérencieux avec les autres qu’il était décontracté et sans-gêne avec lui. Il ne montrait rien du respect dû à un Dieu. Sans doute l’avait-il trop fréquenté après sa déchéance, et trop peu avant.

  • Nous sommes loin d’être aussi bien installés qu’à Halsring, dit Thorsfeld. Dole-Halsring n’était pas une prison ; sous couvert d’invitation, nous sommes cantonnés au palais, et sans aucun doute surveillés.
  • Tu crois ? Nous faire surveiller signifierait dévoiler notre identité, et je ne crois pas qu’Enerland ait intérêt à le faire.
  • Les intérêts d’Enerland, j’ai du mal à les saisir. Je suis son ennemi. Tu es son ennemi. Pourquoi nous traiter aussi cordialement ?
  • Je me demande surtout pour quelle raison Aarland a fini par ébruiter notre présence dans les murs de Dolenhel. Selon moi, il a fini par abandonner l’idée de pouvoir nous éliminer.
  • Ce n’est pas faute d’avoir essayé…
  • Justement ! Il a déployé des moyens incroyables pour nous faire passer l’arme à gauche. Une ville entière rayée de la carte. Le dragon. Il a envoyé le meilleur chasseur de prime de l’Empire pour nous retrouver, et lui-même n’a pas pu nous arrêter. Peut-être a-t-il aussi dirigé les Ombergeists contre nous. Il est peut-être à court de moyens, et il a tenté une nouvelle tactique, en laissant l’Empereur se débarrasser de nous lui-même. Seulement… Je n’ai pas la sensation qu’Enerland soit disposé à jouer le jeu d’Aarland.
  • Enerland, ton nouveau meilleur ami… J’ai du mal à croire que vous soyez des ennemis mortels. N’a-t-il pas déclaré une guerre contre Nornfinn ? N’est-il pas à l’origine de milliers de morts pendant toute la durée du conflit ?

Ark s’enfonça dans un fauteuil près de la fenêtre et porta son regard sur les nuages qui envahissaient le ciel à l’extérieur. Ses yeux laissaient soudain entrevoir une nostalgie qui contrastait avec son amusement habituel.

  • Tu dois te dire que j’ai tout intérêt à voir Dolenhel tomber, finit-il par dire. Si la capitale est détruite, et si tous les maîtres de l’Empire venaient à mourir… Oui, sans aucun doute, ce serait bénéfique pour Nornfinn. Mais tu omets quelque chose : je suis victime de ce siège, moi aussi. Je suis menacé.
  • Je te croyais plus du genre à te sacrifier pour la cause, fit Thorsfeld avec un sourire malicieux.
  • Oui. Sans doute. Avant. Mais Nornfinn me manque. J’ai une famille à retrouver. Je veux revoir mon épouse, Helione… Peut-être suis-je devenu égoïste, mais après ces six ans d’exil que je me suis infligé, l’idée de ne pas revoir Nornfinn m’est insupportable.
  • Tiens donc. Le Prince Ark serait-il un type normal, après tout ?
  • Je suis un entêté et un égoïste. J’aurais dû rentrer à Nornfinn depuis longtemps, plutôt que de chasser des chimères ; Helione me l’a fait comprendre avec ses écharpes. Je n’ai pas voulu affronter la honte de retourner chez moi les mains vide. Rentrer en perdant. J’aurais été plus utile au royaume en y retournant plus tôt. Si je meurs, j’aurai véritablement fait tout cela pour rien. Est-ce que tu comprends cela ?

Sa voix s’était faite plus forte à mesure que les mots s’échappaient de ses lèvres. Thorsfeld fit pivoter un second fauteuil et s’assit en face de la fenêtre à son tour. Au dehors, les lumières bleutées formaient une constellation d’étoiles de glace qui recouvrait la ville plongée dans les ténèbres.

  • Non, dit-il. Nous ne nous comprenons pas, toi et moi. Tu me parles d’honneur, de devoir et de sacrifice. Crois-tu que ce sont des choses qui m’empêchent de dormir la nuit ? Tu me parles de famille, mais je n’ai pas de famille.
  • Et Edelyn ?
  • Combien de fois devrais-je le dire ? Edelyn…
  • …n’existe pas, très bien. J’ai compris.
  • Exactement.

Quelques secondes s’écoulèrent dans le silence. Aucun des deux ne regarda l’autre.

  • Sinon, reprit Thorsfeld, est-ce que Lieros et Mirridian ont pu nous suivre jusqu’ici ?
  • Sans aucun doute.
  • Tu l’ignores ?
  • Oui. Je leur fait confiance. Voilà autre chose que tu ne connais pas.
  • Pourront-ils trouver ma couronne ? N’oublie pas ce qui est en jeu. Je veux retrouver mes pouvoirs, tu veux que je t’offre Nornfinn. Nos intérêts, au moins, sont clairs. Avec mes pouvoirs, je pourrais nous sortir de ce bourbier.
  • Alors nous allons pouvoir essayer cela, fit la voix de Mirridian dans leur dos.

Ark et Thorsfeld se redressèrent dans leurs fauteuils. Derrière eux, Lieros et Mirridian se tenaient debout près du lit, dans leurs tenues de Skryggars. Mirridian tenait une boite rectangulaire entre ses mains.

  • Vous l’avez trouvée ? s’écria Thorsfeld. Est-ce ma couronne ?

Il se précipita vers les deux Skryggars, suivi par Ark. Mirridian ne répondit pas, mais il ouvrit lentement le couvercle de la boite.

À l’intérieur, baignée de lueurs dorées, se trouvait la couronne, le symbole du pouvoir du Dieu-Roi.

Dans les yeux de Thorsfeld brilla une lueur d’avidité irrépressible. Il eut seulement le temps d’esquisser un geste de la main vers la boite, avant que Mirridian ne la referme avec un claquement sec. Sur le visage de Thorsfeld s’afficha une grimace.

  • Je croyais que cela vous prendrait plus de temps, fit Ark. N’était-elle pas lourdement gardée ?
  • Les appartements de l’Empereur sont lourdement gardés, précisa Lieros. Ils n’ont aucune raison de surveiller la couronne en particulier.
  • La surveillance se relâche lorsqu’Enerland quitte ses quartiers, dit Mirridian. Aujourd’hui plus encore qu’à l’accoutumée : tous les soldats disponibles sont mandés à la périphérie de la ville. Ils craignent un assaut des Ombergeists. Nous nous sommes grimés en militaires, et personne n’a pris la peine de vérifier nos identités. La couronne n’était pas dure à trouver.
  • L’avez-vous remplacée ?
  • Étais-ce nécessaire ?

Ark tourna les yeux vers Thorsfeld.

  • J’imagine que non, admit-il.
  • Bien, lança l’ex-Dieu-Roi, c’est de l’excellent boulot. Je vous recommanderai. Maintenant, donnez-moi la couronne.

Mirridian n’ouvrit pas la boite pour autant. Il se contenta de tourner son masque vers Ark.

  • Donnez-la-lui, fit le Prince d’une voix rauque. Une promesse est une promesse.

Le Skryggar rouvrit enfin la boite, et la tendit à Thorsfeld, qui prit la couronne entre ses mains. Il parcourut sa surface des yeux ; même éclat doré, gravures identiques, et toujours cette forme pointues finement ciselée. Elle avait même les quelques éclats qui l’avaient atteint au fil des ans, preuves discrètes du manque d’attention de Thorsfeld ; il avait décidé de les laisser, car elles donnaient un caractère unique à cet objet qui avait été formé avec une telle perfection qu’il paraissait artificiel. L’ex-Dieu-Roi caressa les contours de sa couronne du bout des doigts, pendant que le monde autour de lui retenait son souffle.

  • Thorsfeld, l’interpela Ark. J’ai rempli ma part du marché. Souviens-toi de notre accord.
  • Ne me ferais-tu pas confiance ?
  • À ton avis ? Je n’ai pas le choix. Je ne peux que subir. Alors, par pitié… Si tes pouvoirs te reviennent, souviens-toi que pendant une période, toi et moi regardions le monde de la même hauteur.
  • Ce sera tout ?

Ark resta silencieux un instant, puis reprit :

  • Et si tu dois te venger de Freya – car tu vas le faire, n’est-ce pas ? Alors ne sois pas cruel. Le résultat sera le même. Crois-tu pouvoir faire cela ?

Thorsfeld regarda droit devant lui, en direction de la fenêtre, à travers laquelle s’immisçait la lumière bleue de la ville. Il poussa un simple soupir, à peine audible.

  • Non, répondit-il.

Et d’un geste brusque, il posa la couronne sur sa tête.

Dans le Temple d’Edelyn, avec le ciel pour seul toit, Elska Hyaland célébrait une cérémonie religieuse en l’honneur du jubilé. Samahl Enerland était assis au premier rang, encadré par Lyn et Mars qui restaient debout, aux aguets. Freya était dans un autre quartier de Dolenhel, en train de partager un repas copieusement arrosé avec Halek, Klov, Alrone et Rowan. Levi était assis non-loin sur un muret à moitié écroulé, en train de fumer une longue pipe. À ses pieds, Java déchirait de ses crocs un morceau de viande grillée avec délice. Dans le palais, Slen Aarland était occupé à faire glisser sa plume contre le papier parcheminé d’un grimoire relié de cuir rouge. Vaughan se trouvait sur les remparts, les bras croisés, appuyé contre un créneau, perdu dans ses pensées, les yeux se perdant au loin. Dans toute la ville, des soldats patrouillaient nerveusement, se préparant à une bataille qu’ils ne pourraient pas gagner. Quant au reste de la population, elle noyait sa peur dans la fête, tentant en vain d’oublier le sort qui leur était réservé. Dolenhel rassemblait en son sein des dizaines de milliers d’âmes, et aucune d’elles n’avait la moindre idée de ce qui était en train de se passer au palais, dans la chambre de Thorsfeld. Personne n’avait la moindre idée de ce qui se déroulait à leur insu.

La raison en était simple, et Thorsfeld s’en aperçut avant tout le monde, quelques secondes seulement après avoir posé sur sa tête la couronne qui avait été l’objet de ses désirs pendant si longtemps.

Car rien, absolument rien ne se passa.

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