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Chapitre 36
La théorie du complot

Ark, Lieros et Mirridian avaient le regard fixé sur Thorsfeld, retenant leur souffle en attendant une manifestation, un signe, n’importe quoi qui leur montrerait que le Dieu-Roi était de retour avec sa puissance d’antan. Au lieu de ça, il porta ses mains à sa bouche avec une grimace.

  • Eh bien ? demanda Ark.
  • Je me suis mordu la langue.

Regard interloqué.

  • Quoi ? C’est l’excitation.
  • Et c’est tout ? Pas d’éclairs, pas de trompettes ? Où sont tes pouvoirs ?

Thorsfeld reposa ses mains sur sa couronne, comme s’il cherchait à l’enfoncer plus solidement sur sa tête. Son visage était figé dans une expression de concentration intense.

  • Je ne sens rien, dit-il d’une petite voix. Il n’y a… aucun effet.

Ark et ses Skryggars se regardèrent. L’expression déçue du Prince de Nornfinn était bien peu de choses par rapport à celle de l’ex-futur-Dieu-Roi. Thorsfeld décrocha la couronne du sommet de son crâne et entreprit de la triturer dans tous les sens, l’agitant entre ses mains comme une patate chaude. Quelques gouttes de sueur commençaient à perler sur son front.

  • Je ne comprends pas, dit-il d’une voix hachée. Ça devait marcher.
  • C’est bien la bonne couronne ? hasarda Ark.
  • Évidemment que c’est la bonne couronne ! tonna Thorsfeld. C’est la mienne, je l’ai créée, et je l’ai portée pendant des dizai… des milliers d’années. C’est la bonne, j’en suis persuadé.
  • Alors pourquoi est-ce que tes pouvoirs ne reviennent-ils pas ? Qu’est-ce qui te faisait croire que ce serait le cas, pour commencer ?
  • Parce que je le sais. Vais-je devoir t’expliquer le concept de « Dieu » ? Ça fonctionne comme ça : je sais les choses.

Et pourtant, il ne le savait pas. En réalité, il s’était contenté de suivre les conseils de C. aveuglément. Il n’avait même pas changé ses plans lorsqu’il avait rencontré l’homme dans la réalité, chose qui aurait dû lui faire comprendre à quel point il était suspect. C. lui avait menti. Son cœur fit un saut en chute libre dans sa poitrine lorsqu’il réalisa que C. était peut-être un de ses ennemis. Cette pensée lui donna la nausée. Et s’il l’avait seulement lancé à la poursuite de la couronne pour l’amener à Dolenhel ? S’il était le complice d’Aarland ? Mais ça n’avait aucun sens. Il avait pu le retrouver sans mal, et rentrer à Dole-Halsring sans éveiller le Gardien. S’il avait tant de facilité à outrepasser les règles établies de Dromengard, pourquoi ne l’avait-il pas tué lui-même ? Et pourtant, la piste de la couronne s’était conclue en déception.

Les quelques forces qui lui étaient revenues depuis son arrivée au palais Impérial quittèrent le navire avec précipitation. Il se laissa retomber dans un fauteuil, le regard fixe, l’air hagard.

  • Je ne sais pas, admit-il d’une voix faible. La couronne ne contient pas mes pouvoirs. Ça ne fonctionne pas. Ça ne… fonctionne pas. Je suis désolé.

Et il l’était. Probablement pour la première fois, il était sincèrement et véritablement désolé. Il était désolé pour lui-même, et pour Ark. Désolé pour Dromengard, désolé pour Dolenhel. Il pensait pouvoir élucider le mystère, pouvoir donner des réponses à tous ceux qui lui avaient posé des questions depuis son retour, mais il en était incapable. Il ne sauverait personne, pas même lui. Il se sentait plus impuissant que jamais. Ark le regarda, les sourcils légèrement froncés.

  • C’est… décevant, se contenta-t-il de dire.

Il fit quelques pas en direction de la porte. D’un geste de la main, il fit signe à ses Skryggars de le suivre ; Lieros et Mirridian se dirigèrent à sa suite, sans que leurs pas ne laissent échapper le moindre bruit.

  • Nous devons changer nos plans, lança Ark. On va te laisser. On se verra au repas… Erik.

Et ils quittèrent la chambre de Thorsfeld, laissant ce dernier prostré, incapable de bouger, ni même de détourner son regard du mur vers lequel ses yeux étaient fixés.

Il resta seul, dans sa chambre plongée dans l’ombre, avec pour seule compagnie le silence et le sentiment d’un échec duquel il ne se relèverait pas.

Ils se retrouvèrent plus tard dans la salle du trône, à l’occasion du dîner. Un serviteur était allé chercher Thorsfeld, qui était allongé en position fœtale dans son lit, très occupé à pratiquer son nouveau sport favori, la contemplation de mur avec regard vide. Une longue table avait été installé et décorée de fleurs, ainsi que d’une quantité incroyable d’argenterie qui recouvrait presque entièrement la nappe brodée, et de chandeliers ; ces derniers faisaient écho aux centaines de bougies agglutinées contre les colonnes, qui faisaient baigner la salle dans une lumière chaude et tamisée. Les arcades de pierres étaient ouvertes sur l’extérieur, laissant entrevoir la ville en contrebas ; malgré le froid qui régnait à l’extérieur, la salle du trône était emplie d’une douce tiédeur que venait renforcer des brasiers allumés aux extrémités de la table. Thorsfeld alla tirer une chaise à côté d’Ark.

  • Nous devons fuir Dolenhel, dit-il d’un ton résolu en s’asseyant.
  • Une idée grandiose, observa Ark. J’ai hâte d’écouter ton plan.
  • Je n’en ai pas… pour le moment, ajouta-t-il en voyant l’air amusé de son compagnon.

Ark serra ses poings posés sur la table. Il tapotait la nappe en rythme avec ses doigts, en tournant la tête vers Thorsfeld, affichant un air mystérieux.

  • Je n’ai pas attendu tes précieux conseils pour réfléchir à un autre plan. Visiblement, Dolenhel ne nous apportera pas de réponses, et la ville commence à sentir le roussi. Mirridian a repéré une voix pour s’échapper, mais rien ne nous assure que nous puissions passer au-delà des Ombergeists en l’empruntant.
  • Je n’ai surtout pas envie d’attendre le moment où Enerland s’apercevra qu’il n’a rien à apprendre de nous et que nous lui serons plus utiles morts que vivants. Alors, quel est cette échappatoire ? Si c’est une catapulte, j’y ai réfléchi, et je ne crois pas que ce soit une bonne…
  • Non, non, ce n’est pas ça. L’autre jour, je te parlais de la Strome ; la rivière a un cours souterrain, et comme je te le disais, il est peut-être possible d’y passer. Mais c’est dangereux : s’il y a toujours un chemin vers l’extérieur de Dolenhel, alors il est constitué de parois verticales, de chutes d’eaux et de pierre humide. Donc, pas une promenade de santé.
  • C’est notre seul choix ?
  • Tant que les Ombergeists n’attaquent pas, oui. Nous pourrons sans doute profiter un peu plus de l’état de siège pour échapper aux gardes du palais. Ils sont peu nombreux. Mais tout ça, ce sera uniquement si je n’arrive pas à valider mes soupçons.
  • Tes soupçons à propos de quoi ?
  • Eh bien, tu gardes ça pour toi, mais j’ai…
  • Messieurs. Désolé de vous avoir fait attendre.

L’Empereur venait de pénétrer dans la salle, interrompant leur discussion. Il était accompagné de ses gardes Impériaux, qui fermèrent les grandes portes de la salle du trône, et restèrent à l’extérieur.

Il se dirigea vers la table en s’aidant de sa canne, qui résonnait contre les dalles du sol en brisant le silence de la salle trop vaste et trop vide. Il prit place en bout de table, repoussant les pans de sa robe pour s’asseoir dans le fauteuil en bois orné de soie qui avait été préparé à son égard.

  • Je reviens tout juste du Temple d’Edelyn, leur dit-il. Vous ne savez pas votre chance de ne pas avoir à assister aux cérémonies religieuses ; je suis sûr que pour simplement saler leur soupe, il doit leur falloir deux heures de pourparlers. Enfin. C’est important… j’imagine. Je n’ai jamais été un homme de foi.

Des serviteurs habillés de noir, avec de longs tabliers qui leur couvraient les jambes, entrèrent avec des plats qu’ils déposèrent face aux convives.

  • Nous ne sommes que trois ? demanda Ark pendant que Thorsfeld regardait son assiette à soupe d’un air absent.
  • Oui, lui répondit l’Empereur. Je préfère me dispenser de la lourde tâche de vous présenter à mes conseillers, aux notables de la ville et à mes proches, si vous voyez ce que je veux dire. Je pense qu’ils ont d’autres obligations, ce soir, de toute façon. Ce sera un repas en cercle restreint, pour une fois. Cela me fera des vacances.

Leurs assiettes furent remplies d’une épaisse soupe de légume, dans laquelle nageaient des morceaux de pâtes à brioche, une mise en bouche typique d’Hindenland. Thorsfeld attrapa sa cuillère et mangea en silence, machinalement, comme une machine programmée pour vider sa soupe. La saveur du plat ne lui inspirait aucune réaction. Rien n’avait plus ni goût ni saveur autour de lui.

  • Je dîne souvent dans la salle du trône lors des jours précédant les jubilés, continua Enerland. La vue d’ici est superbe. Dolenhel est illuminée comme jamais ; elle est toujours visible de l’autre côté du globe, mais ce soir, elle est plus belle encore que le soleil lui-même.

Le repas se poursuivi, d’entrée en hors d’œuvres et d’amuse-bouche en plats de résistance. C’était une ribambelle de goûts et de couleurs qui défilait devant les yeux d’Ark et Thorsfeld. Le Prince de Nornfinn les dégustait avec intérêt ; l’ex-Dieu-Roi, lui, mâchait avec autant de passion qu’un géranium oublié au soleil.

La discussion entre Ark et l’Empereur était cordiale, mais aucun d’eux n’abordait de sujets véritablement importants. Ils ne parlèrent pas des Ombergeists, de la guerre, ou de politique. Ils préférèrent s’attarder sur la botanique, la gastronomie de Nornfinn ou les livres qu’ils avaient lus dernièrement. Samahl Enerland fut fortement intéressé par la description qu’Ark lui fit de la bibliothèque de Dole-Halsring. Ils devisaient agréablement, mais aucun d’entre eux n’oubliait qu’ils étaient ennemis, et que leurs peuples respectifs auraient du mal à leur pardonner autant de cordialité.

C’est seulement au moment où le dessert fut apporté qu’Ark aborda le premier sujet qui fut au-delà du bavardage. Lui et l’Empereur étaient en train de parler de la cybèle, l’herbe qui apportait la lumière dans les profondeurs de Dolenhel.

  • L’avez-vous vue ? demanda Enerland en repoussant une assiette à peine entamée. Avez-vous vu la lumière qui émane de cette mousse ? Elle a une lueur absolument unique, très difficile à reproduire. J’ai plusieurs tableaux dans ma collection qui ont été peints dans la ville souterraine – les artistes considèrent cela comme un défi. Peu d’entre eux ont réussi à représenter cette lumière. Difficile à expliquer pourquoi, mais les tableaux semblent… peu naturels.
  • Oui, nous y sommes allés hier. C’est la première fois que je venais à la capitale, je voulais contempler la cité souterraine de mes propres yeux. C’est là la richesse cachée de Dolenhel, ce qui en fait la ville invincible.
  • Exactement.
  • À ce propos… Je me demandais…
  • Ah. Le moment est venu, fit l’Empereur en s’enfonçant dans son siège.
  • Quel moment ? demanda Ark avec des yeux ronds.
  • Le moment où vous me demandez comment j’ai réussi à conquérir la capitale d’Hindenland.

Ark reposa sa cuillère dans son assiette et croisa les bras. L’Empereur le regardait de ses yeux fatigués, passant le doigt sur les pics de sa couronne, posée sur la table à côté de lui.

  • En effet, fit le Prince. Je suis intrigué. Dolenhel a toujours été imprenable, et elle a de bonnes raisons de l’être.
  • Ses remparts sont hauts et épais, dit Enerland. La ville se trouve au milieu d’une plaine où la végétation est rare ; la vue porte loin, et le vent et le froid rendent difficile d’y parquer une armée. Et puis, il y a la ville souterraine, qui fournit à la cité tout ce dont elle a besoin, et qui ne peut être prise par l’ennemi. Oui, Dolenhel était réputée imprenable.
  • Alors comment vous en êtes-vous rendu maître ? demanda Ark en se penchant en avant – son visage était illuminé d’une curiosité irrépressible. J’ai pensé que vous aviez peut-être empoisonné la Strome.
  • Je ne l’ai pas fait. Les courants sont trop forts, le poison serait emporté bien vite. De plus, il y a trop de précipitation dans la région pour pouvoir efficacement assoiffer la ville. Non, j’ai utilisé un autre moyen, beaucoup plus subtil. Vous auriez pu y penser, vous plus que quiconque.

Ark haussa un sourcil. De toute évidence, l’Empereur était fier de son histoire, et se délectait de l’intérêt de son convive. Thorsfeld écoutait l’histoire d’une oreille distraite ; il se sentait épuisé au point qu’il avait du mal à garder les yeux ouverts.

Finalement, Samahl Enerland rompit le suspens :

  • J’ai utilisé un dragon, dit-il.

Ark bondit sur sa chaise comme si son dossier avait explosé.

  • Impossible ! s’écria-t-il.

Thorsfeld lui-même montra son premier signe d’intérêt depuis le début du dîner, en tournant la tête vers l’Empereur. Il avait réussi à attiser la curiosité de l’ex-Dieu-Roi à l’agonie, et sous les tremblements de sa voie lasse s’entendait une pointe de fierté triomphante.

  • Il est impossible à quiconque ne faisant pas partie de la famille royale de Nornfinn de communiquer avec les dragons, continua l’Empereur. Je vous accorde ceci, et croyez que je tuerais père et mère pour connaitre votre secret – si mes parents étaient toujours en vie. J’ai simplement dit avoir utilisé un dragon ; et de fait, l’histoire est plus complexe que cela.
  • Je suis curieux de l’entendre, fit Ark qui s’était ressaisi aussi vite qu’il avait perdu le contrôle de ses émotions.

Le Prince de Nornfinn s’enfonça tout au fond de son fauteuil, les doigts joints, dans une position de concentration extrême. Comme à chaque fois qu’une discussion tournait autour des dragons, il était devenu d’un sérieux de marbre.

  • Avant toute chose, dit l’Empereur, sachez que cette histoire, vous êtes parmi les premiers à l’entendre. Très rares sont ceux qui sont au courant, et vous comprendrez bientôt pourquoi.

Un serviteur lui avait apporté une longue et fine pipe bourrée d’un tabac léger, qu’il alluma avec une bougie. Il tira une longue bouffée et envoya voltiger une longue trainée de fumée qui alla s’aventurer le long des colonnes de pierre. Il s’éclaircit la gorge avec un son bref et guttural.

  • C’est en fait une des premières choses que j’ai faite au début de la guerre de conquête. Hindenland me faisait peur, à l’époque. Ce n’était pas de la peur comme celle que l’on peut ressentir lorsqu’on craint pour sa vie, mais plutôt la peur d’échouer. J’ai conquis mes premiers royaumes très rapidement, en jouant sur l’effet de surprise. Alylyancë a été conquis en une journée seulement. Par la suite, mes forces s’étaient agrandies et les royaumes suivants, Innenring par exemple, ont été conquis grâce à la supériorité de mes armées. Mais Hindenland… Hindenland était une autre histoire. Le plus vaste et puissant royaume du monde ! Même en réunissant la puissance des autres royaumes, je n’étais pas sûr de pouvoir marcher sur Dolenhel, la cité réputée imprenable. Alors j’ai commencé à la conquérir dès que j’ai quitté Hoelragan.

Il tira de nouveau sur sa pipe. Il n’était plus affalé au fond de son siège comme un vieillard ; depuis le début de son récit, il semblait reprendre des couleurs, et se rapprochait plus d’un homme de son âge. Ark n’avait pas bougé d’un pouce.

  • Le hasard a voulu qu’au moment où je planifiais l’entrée en guerre de Juenland, je me rendis possesseur d’un œuf de dragon.
  • Un œuf de dragon à Juenland ? fit Ark d’une voix rauque et autoritaire. J’ai du mal à le croire.
  • Vous seriez étonné de tout ce qu’un roi peut se procurer auprès d’un marchand, répondit l’Empereur. Il est aisé de se procurer des objets rares et précieux, provenant de tout Dromengard. En l’occurrence, un œuf de dragon de Nornfinn. Je l’avais acheté par curiosité, d’abord, pensant l’étudier – j’avais encore à l’époque des réflexe d’académicien plus que de Roi guerrier. Et puis j’ai eu une idée folle qui pouvait, si la chance était de mon côté, m’assurer la conquête d’Hindenland.

Nouvelle bouffée de fumée.

  • J’emmenais avec moi deux de mes amis les plus proches. Le premier était bien évidemment Vaughan, que vous avez déjà peut-être croisé. Il était mon maître d’arme et un conseiller en qui reposait toute ma confiance. Le second, Elroemos Arghen, était un ami d’enfance, un combattant agile et bon vivant… qui hélas n’est plus parmi nous aujourd’hui. Nous partîmes à cheval et chevauchâmes une semaine entière, voyageant rapidement jusqu’au cœur d’Hindenland. Nous arrivâmes à Dolenhel sans que personne sache que le Roi de Juenland et ses hommes de main les plus fidèles se trouvaient à la capitale. De fait, nous n’entrâmes pas dans Dolenhel ; mon idée était de pénétrer dans la ville de la façon la plus discrète qui soit : en empruntant à contre-courant le cours souterrain de la Strome. Il nous fallut une journée et une nuit pour explorer les cavernes à l’aval de la rivière, et remonter le réseau de grottes et de cascades qui menait à la cité souterraine. Cent fois, nous faillîmes échouer, mais nous arrivâmes finalement à destination. Et là, dans une grotte éloignée de tout, au plus profond de la capitale d’Hindenland, je laissais mon œuf, dans un endroit propice au développement d’un dragon… Et en sus, quasiment introuvable par la population. Et ainsi, nous fîmes le chemin inverse, et nous rentrâmes dare-dare à Juenland.
  • Je vois, fit Ark. Je vois exactement. C’est… Bon sang, c’est impressionnant.
  • N’est-ce pas ?

Thorsfeld ne comprenait pas le stratagème de Samahl Enerland aussi bien que son compagnon. Et puis, tout lui apparut soudainement.

  • Vous avez attendu que le dragon naisse ! s’écria-t-il – c’étaient ses premiers mots depuis le début du repas. Il a grandi, et attaqué la ville de l’intérieur.
  • Exactement, fit Enerland. Je laissais là mon œuf, et partais en guerre contre le monde. Il aura fallu des années avant que le dragon devienne adulte et – comme le sont toujours ces créatures – très possessif de son territoire. Lorsque je revenais, longtemps après, pour conquérir la ville, elle avait été ravagée de l’intérieur par mon complice écailleux. La ville comptait tellement sur les ressources de la cité souterraine qu’elle eut du mal à soutenir mon siège. Finalement, après quelques semaines d’attente, Dolenhel était mienne.

Quelques instants de silence passèrent. L’Empereur fumait sa pipe, Ark semblait perdu dans ses pensées, et Thorsfeld attendait la réaction du Prince. Finalement, il se décida à parler.

  • Vous avez déchainé un dragon contre vos ennemis, dit-il. Vous avez utilisé la puissance de cette noble créature à votre avantage. C’est… impressionnant, je dois vous le concéder. Et qu’advint-il du dragon ?
  • Cette partie ne va pas vous plaire, Prince Erlang. Hélas, le dragon périt. Pas du fait de mon armée, mais des mains des défenseurs de Dolenhel. Hélas pour eux, il était alors trop tard, et la ville fut prise. Je dois vous avouer que j’étais soulagé qu’ils soient venu à bout de ce dragon car en vérité… Je n’aurais bien sûr pas pu le contrôler. Il m’aurait fallu le vaincre de toute façon. Je conçois que cette stratégie vous paraisse barbare et terrible, mais elle fit de moi celui que je suis. En ce temps, j’étais hardi et passionné ; ma guerre de conquête a été une longue succession de ce genre d’astuces et de stratagème. Je suis assez fier de pouvoir dire que ma guerre fut menée intelligemment, en évitant les bains de sang. J’aimerais être encore le jeune homme que j’étais alors.

Ark croisa les bras et s’appuya sur la table. Il avait toujours l’air aussi sérieux et pensif. Le sourire en coin qui ornait habituellement son visage s’était effacé au début de l’histoire de Samahl Enerland et n’avait pas reparu depuis.

  • C’est en effet une façon intelligente de conquérir la ville, admit-il. Je n’en attendais pas moins de vous. Et vous dites que peu de gens connaissent cette histoire ?
  • En effet. J’avais depuis le début prévu de faire de Dolenhel la capitale de l’Empire, si je sortais victorieux de la guerre. Vous imaginez l’effet désastreux qu’aurait eu une telle révélation sur la population de la ville ; il valait mieux que tout le monde pense que le dragon et moi n’avions rien à voir. C’est toujours ce qu’ils croient.
  • Et qui est au courant ?
  • Eh bien, Elroemos est mort lors de la guerre, hélas… Ainsi que plusieurs autres personnes qui étaient au courant. Vaughan est toujours à mes côtés… Et Slen Aarland, le Grand Prêtre d’Addaltyn, était déjà un de mes conseillers à l’époque, lui connait toute l’histoire. Ainsi que vous, maintenant. Voyez ? Vous êtes maintenant dans la confidence.
  • Dolenhel était plus fragile que chacun le pensait, observa Thorsfeld.
  • Beaucoup de choses le sont, n’est-ce pas ? fit Enerland avec un léger sourire dans sa direction. Vous êtes bien placé pour le savoir, Dieu-Roi. Maintenant, l’aval de la Strome est surveillé, car je n’aimerais pas qu’une telle stratégie soit employée contre moi. Je vous assure qu’aucun dragon n’y passera, désormais !
  • Oui, commenta Ark avec une voix froide. Un dragon dans la cité souterraine… Ce serait… ennuyeux.
  • Je ne vous le fait pas dire, répondit l’Empereur. Bien ! Tous ces souvenirs m’ont remis en appétit. Je vous propose un verre d’Aljafrost et quelques fruits confits pour conclure ce repas.

Il claqua dans ses mains, et d’autres serviteurs apportèrent des plateaux pleins de sucreries, et remplirent leurs verres d’alcool.

À l’extérieur, les lumières de Dolenhel brillaient toujours de mille feux, comme pour mieux repousser les monstres qui la menaçaient.

Qui pouvait dire combien de temps encore brûleraient les feux de la capitale ?

Dans la ville, entre le palais et les remparts, l’ambiance était toute autre.

Freya se laissait aller en arrière, penchant son tabouret en bois rustique pour s’appuyer contre un muret. Elle fumait une petite pipe que Rowan lui avait prêtée ; il se trouvait lui-même à ses côtés, occupé à faire voltiger d’impressionnants ronds de fumée dans le ciel nocturne.

Sur le visage de la jeune fille s’étalait une expression de profond contentement. Elle se trouvait comme enfermée dans une bulle duveteuse, confortablement repue par le copieux repas qu’elle avait partagé avec Rowan, Halek, Levi et bon nombre d’inconnus. L’alcool avait coulé à flot, et elle avait ingurgité suffisamment de bière pour que ses sens la laissent un peu en paix, libre de laisser son esprit vagabonder. Un léger sourire était tout ce que ses lèvres avaient à accorder à l’ambiance festive autour d’elle, aux beuveries, aux danses et aux chants. Le dos calé contre les pierres glacées du mur, elle profitait de la fraicheur du soir, avec à sa portée du bon tabac, de la nourriture à foison, et une bière qui n’avait pas percé le fond de sa choppe, ce qui était une denrée rare à Hindenland. Pour rien au monde elle n’aurait passé la fête du jubilé enfermée dans les murs du palais, et elle était reconnaissante envers l’Empereur de n’avoir pas requis sa présence.

Le rougeoiement timide au bout de sa pipe finit par mourir, et la tête lui tournait moins que quelques minutes auparavant. Elle tapota l’instrument contre le bois usé de son tabouret pour en déloger le tabac noirci, et se tourna vers Rowan. Il semblait dormir, le menton appuyé sur sa vaste bedaine, mais elle savait qu’il n’en était rien.

  • Où est passé Levi ? demanda-t-elle, comme si elle découvrait seulement que leur camarade s’était éclipsé.
  • Trop de monde, ici, lui répondit Rowan sans même prendre la peine d’ouvrir les yeux. Tu sais que dès qu’il y a plus d’une personne en face, il fait dans son froc.
  • Tu es dur. Il fait des efforts.
  • Ouais. M’a sorti trois mots sans bégayer, hier. Tellement émouvant. Mais sérieusement, il a embarqué Java vers les remparts. Il va sûrement faire un combat de répartie avec les briques ; il finira bien par les battre.

Freya se leva, avec un peu trop de difficulté à son goût. Elle avait le ventre trop plein et la tête trop légère ; la fête la rendait molle. Elle jeta la pipe de Rowan sur le ventre de son propriétaire en passant devant lui.

  • Tu vas où ? lui demanda-t-il.
  • Voir Levi. Je ne crois pas que tu aies besoin de mon aide pour t’endormir sur ta chaise ?
  • J’ai pris de l’avance. Allez, bon vent !

Il lui fit un signe de la main sans grande conviction. Elle le laissa à sa somnolence, et s’éclipsa en direction d’une ruelle plus calme, non sans jeter un coup d’œil vers Klov, qui dansait en charmante compagnie. Elle le laissa à ses ébats et, enjambant la chaine qui reliait le corps inconscient d’Halek à un arbre, elle rejoignit Ilfling en monta en selle.

Elle fit avancer sa monture au pas à travers plusieurs rues. Elle s’éloignait des quartiers animés pour rejoindre la partie de la ville que même les célébrations du jubilé ne parvenaient pas à réveiller pendant la nuit : la zone industrielle, pleine d’entrepôts, de remises, et de jardins ouvriers cloisonnés. Elle passa la Strome, et soudain la rumeur lointaine se tut ; mises à part les torches bleues sur les remparts, rien ne pouvait plus laisser présager de l’ambiance festive de Dolenhel.

Elle retrouva Levi sur la plate-forme de liaison qui parcourait l’intérieur des remparts, à mi-hauteur entre les plus hauts toits de la ville et le sommet des murs. Il était debout, l’arc bandé, le regard concentré. Lorsqu’elle s’approcha, il décocha sa flèche, qui se ficha au centre d’un poteau de bois situé à une cinquantaine de mètres. Java était couché près de son maître, mais leva la tête lorsqu’il entendit les sabots d’Ilfling sur la pierre du chemin de ronde.

  • Tu es au courant que c’est le jour du Jubilé, au moins ? lui lança Freya en descendant de sa selle.
  • Je suis totalement imprégné de l’esprit des fêtes, répondit Levi avec un sérieux empli d’ironie. Regarde, je me conforme aux traditions.

Il tapota du pied une chope de bière à moitié vide qui racla la pierre du sol avec un bruit cristallin. Freya remarqua qu’il n’avait pas pu s’empêcher de relever machinalement sa capuche en la voyant arriver.

  • Tu n’as pas besoin d’être aux aguets, lui dit-elle. Pas ce soir. Profites de cette occasion pour te montrer un peu. Tu ne vas pas perdre tes talents d’archer pour un ou deux verres de trop !
  • Désolé, s’excusa-t-il, mais tu sais que ce n’est pas mon truc. Surtout pas pendant un siège. Je trouve que les murs sont trop peu gardés, ce soir. Vaughan voulait que les soldats prennent un peu de bon temps, mais…
  • Vaughan voulait surtout leur faire oublier que nous sommes cernés par une horde de monstres. Cela ne peut faire de mal à personne.
  • Ouais. Sans doute.

Il décocha une seconde flèche, qui se planta sur un autre poteau, plus loin encore que le précédent. Il se tourna brusquement vers Freya, l’arc baissé.

  • Écoute, lui confia-t-il, je ne supporte pas les sièges. Je ne les ai jamais aimés. Je suis un chasseur, un traqueur, pas un combattant. Je déteste l’ambiance qui précède les grandes batailles. Je n’arriverais pas à me détendre, mais ça, c’est pas nouveau.
  • Même avec un peu de bière dans le sang ?
  • J’en ai pris cinq verres. Maintenant, je suis tendu ET déprimé. L’alcool me fait ça. Et toi, tu n’es pas en train de dîner avec l’Empereur ?
  • L’Empereur dîne seul, pour ce que j’en sais. Je n’ai pas insisté pour me coltiner un repas officiel de plus, surtout pendant le Jubilé ; contrairement à toi, j’aime bien l’ambiance de Dolenhel en ce moment, avec les… lumières… et les…

Son regard s’était fixé sur un point dans la ville. Levi relâcha la tension de son arc et reporta son attention sur sa camarade.

  • Qu’y a-t-il ?
  • Regarde, fit Freya en gardant les yeux rivés sur la rue dont le tracé se dessinait face à eux.

Loin en dessous des remparts, dans la pénombre des murs, une charrette se faufilait dans une ruelle à peine assez large pour la laisser passer. Elle était tirée par un âne, et à la place du conducteur se dessinaient deux silhouettes surmontées de deux chapeaux identiques.

  • Un véhicule dans les rues un soir de jubilé ? s’interrogea Levi, la voix emplie de suspicion. Voilà qui n’est pas commun.
  • Et dans le quartier des entrepôts, fit Freya. Et si nous allions demander à ces prêtres la raison de tant de discrétion ?

Ils descendirent des remparts ensemble. Freya laissa Ilfling derrière elle, et Java leur emboita le pas sans un bruit. Ils empruntèrent une rue parallèle et rattrapèrent vite l’attelage ; mais lorsqu’un des prêtres aperçut Freya et Levi arriver vers eux à un croisement, il avertit d’un geste son compère et, sans même se laisser le temps de la réflexion, ils sautèrent à terre et s’enfuirent à toute vitesse, laissant derrière eux leur chargement. Freya et Levi eurent à peine le temps de réagir face à la soudaineté de la débandade.

  • Mais… ? Ils se tirent ! lança Freya.
  • Attention ! s’écria Levi.

Un de deux fuyards avait lancé un objet rond dans la charrette avant de disparaitre. Il atterrit au milieu du chargement avec un bruit humide, et sans autre signe avant-coureur, la charrette explosa.

Levi eut seulement le temps de se jeter sur Freya pour l’écarter avant qu’une épaisse pluie d’Alfrost pulvérisé ne s’abatte tout autour du véhicule détruit. L’explosion fit geler les pavés sur un diamètre de plusieurs mètres, envoya des morceaux de bois voler aux alentours, et tua sur le coup l’âne qui tirait l’attelage, qui s’écroula à terre, avalé par la glace. Java poussa un rugissement sauvage en s’abritant d’un bond derrière une pile de tonneaux.

Freya et Levi se relevèrent en se débarrassant des morceaux de leurs vêtements qui avaient gelés. Une des manches de Freya tomba à terre et se brisa, dévoilant une marque noire sur son bras, là où le froid avait mordu sa peau. La capuche de Levi lui avait sauvé la vie, absorbant le liquide gelé à la place de son visage.

  • Ils ont lancé une poche d’eau dans de l’Alfrost ! dit Freya, estomaquée. Quel genre de taré ferait une chose pareille ?
  • Ils voulaient se débarrasser de leur chargement ; ils savaient très bien que l’eau et l’Alfrost ne se mélangent pas.

Freya prit quelques instants à reprendre son souffle. L’attaque avait été soudaine et imprévue.

  • Je vais tenter de les rattraper ! lui dit Levi en s’éloignant avec Java sur ses talons.
  • Ouais, fais ça, lui répondit Freya. Des prêtres profitent de la fête du jubilé pour amener en douce de l’Alfrost à Dolenhel, je veux savoir pourquoi ! Amène-moi ces types !

Elle vit son camarade s’éloigner quelques secondes, puis il disparut dans le silence.

Il ne restait plus grand-chose du chariot, qui était effondré au sol, entouré d’un parterre de glace et de morceaux de bois figés. Un détail cependant attira son regard ; sur un des flancs éventré du véhicule se distinguait encore un insigne peint, constituée d’une croix or et argent sur fond noir dans laquelle se mêlaient les symboles d’Edelyn et Addaltyn. Elska lui avait parlé de cette marque : c’était celle de l’Église du Printemps.

Il ne lui fallut que quelques instants pour retrouver Ilfling et le faire partir au galop à travers la ville. Elle quitta le quartier des entrepôts à toute allure, pénétra dans les quartiers animés par la fête, et, ne prenant pas même le temps d’éviter les foules compactes qui durent se pousser à son approche, se précipita vers le palais. Elle quitta sa monture et courut à travers escaliers et corridors jusqu’à arriver dans l’aile du château où Slen Aarland avait ses quartiers. Cette fois, il devrait s’expliquer.

Mais sa course fut interrompue lorsqu’elle aperçut Vaughan tourner au coin d’un couloir. Elle était presque arrivée aux appartements d’Aarland, mais elle dut se forcer à adopter une démarche moins pressée.

  • Qu’est-ce que tu fais là ? lança-t-elle à Vaughan.
  • Mes appartements sont dans l’aile sud… répondit-il en haussant un sourcil. Qu’est-ce que tu fais là ?
  • Je… J’ai un…

Elle ne voulait pas parler à Vaughan de ses histoires avec Aarland. Il la retiendrait. Il essaierait de la convaincre qu’elle se faisait des idées. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre du temps. Heureusement pour elle, la fée inspiration se pencha sur son cas.

  • Je me… promène, répondit-elle pendant que la fée inspiration se faisait la malle en ricanant.
  • Tu te promènes. Hum. Eh bien, bonne promenade.

Il ne fit pas plus d’histoire, et s’éloigna dans le couloir de sa démarche raide. Freya marcha tranquillement puis, dès qu’elle eut mis assez de distance entre elle et Vaughan, elle se remit à courir.

Les appartements d’Aarland n’étaient pas gardés. Elle ne s’embarrassa pas avec d’excessives politesses et entra en trombe, claquant la porte sur son passage.

Elle pénétra dans son bureau comme elle l’avait fait la veille. Toutes les bougies étaient éteintes, laissant la pièce dans une pénombre presque complète. Le fauteuil du prêtre tournait toujours le dos à la porte, mais il était là : elle voyait la silhouette de ses coudes, posés comme une ombre sur les côtés de son fauteuil, et son siège laissait entrevoir le bord sombre de son chapeau.

  • Joyeuse fête du jubilé, Aarland, lui lança-t-elle. Savez-vous sur qui je suis tombé à l’entrée de la ville, il n’y a pas dix minutes ?

Aucune réponse du prêtre.

  • Des hommes à vous. Ils transportaient une cargaison d’Alfrost, qu’ils ont prestement abandonné, sans oublier de la détruire. Alors je ne peux pas m’empêcher de me demander… Au-delà de la raison pour laquelle quiconque aurait besoin d’Alfrost à Dolenhel, comment des prêtres auraient-ils pu faire entrer de l’Alfrost encore frais dans une ville assiégée ? Le chapeau d’Addaltyn serait-il un laisser-passer efficace auprès des Ombergeists ?

Ses questions restèrent une fois de plus sans réponse. Elle s’approcha du fauteuil ; dans la pénombre, le manteau de l’homme au chapeau semblait noir comme la nuit. Elle foula du pied le sable du saedlaeda, troublant son motif parfaitement ordonné. Elle n’y fit pas attention, mais cette fois, il ne se remit pas en place. Le sable resta immobile.

Enfin, elle atteint le côté du fauteuil. Son cœur sauta dans sa poitrine.

Aarland était assis bien droit, et portait toujours ses habits de cérémonie. Mais il était mort : ses yeux blancs fixaient le mur droit devant lui, et sa gorge pâle était tranchée avec une effrayante netteté, laissant couler sur ses vêtements des flots transparents de son sang artificiel. Pour la seconde fois, Aarland était passé de vie à trépas, et cette fois, il ne se relèverait pas.

Le sang de Freya, lui, était bien rouge, et il ne fit qu’un tour ; elle quitta en trombe les appartements d’Aarland et se précipita en direction de la salle du trône. Elle ignorait avec qui se trouvait l’Empereur. Elle ne savait pas qui, mais quelqu’un avait assassiné Aarland. Quelqu’un qu’elle n’avait pas prévu dans ses théories du complot.

Cela pouvait être n’importe qui.

L’écho des portes s’ouvrant brusquement résonna dans la salle du trône. Freya passa entre Lyn et Mars et, les laissant à l’extérieur, s’avança vers le trône.

Près des arches ouvertes sur l’extérieur, une table avait été dressée pour le dîner, mais c’est l’Empereur qui attira son regard. Il se trouvait au centre de la pièce, avec Vaughan.

  • Freya, dit-il avec étonnement. Que nous vaut ta…
  • Aarland est mort, dit-elle en laissant échapper un souffle rauque, dernier vestige de son essoufflement. Il a été assassiné.

Vaughan eut pour seule réaction un haussement de sourcil. Samahl Enerland était de nature plus expressive que son Général. Ses doigts se serrèrent sur sa canne et il posa sur Freya un regard empli d’incompréhension.

  • Mort, tu dis ? Où ? Quand ?
  • Je suis allé lui rendre visite à l’instant. Il est dans son bureau, la gorge tranchée. J’ai aussitôt accouru. Il faut absolument que vous quittiez la salle du trône, vous êtes trop exposé, ici.
  • Tes théories s’écroulent, à ce qu’on dirait, fit une voix à sa gauche.

Elle tourna la tête pour apercevoir les deux silhouettes qui étaient encore assises à table. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’elle distingua Ark et Thorsfeld.

  • Vous ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que vous faites ici ?
  • Cache ta joie, ma grande ! lui répondit Thorsfeld. Nous avons été invités, ma chère.

Elle tourna les yeux vers l’Empereur.

  • Slen m’avait confié cette information, dit-il. J’ai invité le Prince Ark et le Dieu-Roi à se joindre à moi. Tu as voyagé en leur compagnie, n’est-ce pas ?

Vaughan se tourna vers Ark et Thorsfeld. Il semblait seulement apprendre l’identité des invités de l’Empereur. Il esquissa un mouvement réflexe de sa main vers son épée.

Freya commençait à avoir chaud. Non seulement ses théories s’effondraient bel et bien, mais l’Empereur était maintenant plus en danger que jamais. Et pour couronner le tout, lui et Vaughan étaient maintenant au courant de ses incartades avec Thorsfeld et Ark. Elle sentit une sueur froide lui parcourir le dos.

  • Que fais-tu ici ? demanda-t-elle à Vaughan.
  • Je passais seulement voir si tout se passait bien auprès de sa majesté. Tu te rendais donc chez Aarland, tout à l’heure ?
  • Peu importe, rétorqua-t-elle.

Elle tentait d’évaluer les risques à toute allure. L’Empereur était presque seul dans cette salle. À part elle, seul Vaughan portait une épée. Il faudrait protéger l’Empereur jusqu’à ce qu’elle rassemble la Garde Impériale. Il ne devrait pas sortir de ses appartements de la nuit, et il fallait au moins doubler… non, tripler la garde. Un instant, il lui vint à l’esprit qu’Ark ou Thorsfeld auraient pu faire tuer Aarland. Seul Ark aurait pu le faire ; mais quel intérêt aurait-il eu à se débarrasser du prêtre ?

Elle fit quelques pas vers le trône. Les ténèbres qui inondaient la vaste pièce lui semblaient soudain hostiles, emplies d’ennemis. Plus un seul recoin du palais n’était sûr.

  • Je vais aller réunir les membres de la Garde Impériale, lança-t-elle en balayant du regard chaque pavé, chaque colonne. Nous devons rester prudents. Je n’ai aucune idée de qui a bien pu…

Un mouvement d’air dans son dos la fit s’interrompre. Elle se retourna juste à temps pour apercevoir un éclair blanc se ruer sur elle. Du coin de l’œil, elle vit la lame s’approcher, trop tard pour pouvoir l’éviter. Au loin, une voix effacée lui criait quelque chose. Elle n’y fit pas attention. Elle ne pouvait voir que cette lame qui se dirigeait vers son ventre et qui, pendant une seconde, constitua l’intégralité de son univers. Une seconde pendant laquelle le temps suspendit son cours. Une seconde seulement. Car l’instant d’après, la lame pénétrait sa peau et s’enfonçait profondément dans sa chair. Elle sentit le froid dans ses entrailles. Elle sentit ses pieds se détacher du sol et son corps tout entier se soulever. Elle partit en arrière, et elle fut projetée sur le trône. La lame transperça son dos et la cloua au dossier du siège.

Trop rapide. Trop soudain. Elle n’avait pas vu d’où provenait l’attaque, ni de qui. Sa vision se floutait et ses muscles ne répondait plus, les ordres de son cerveaux recouverts par le hurlement de la douleur qui se répandait en elle.

Il n’avait fallu qu’un instant.

Lorsque ses sens purent enfin se focaliser sur celui qui l’avait attaqué, elle se sut perdue.

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