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Chapitre 37
Un sacrifice à la nuit

Thorsfeld n’en croyait pas ses yeux. Avait-il bien vu ? Étais-ce réellement arrivé ?

L’Empereur se tenait parfaitement droit, lui qui était voûté en permanence. Il tapa du pied par terre, et le sol se tordit comme la surface de l’eau jusqu’à ce qu’en sortent trois nouvelles lames de marbre, longues et sombres, identiques à la première. Il fit un geste vers Freya, et les lames lui obéirent. Elles traversèrent en une seconde l’espace qui les séparait du trône et se plantèrent dans le ventre et dans la poitrine de la jeune fille avec un bruit cassant, la clouant définitivement au trône. Elle lâcha un hoquet de surprise et fit quelques gestes faibles, comme pour se battre contre l’inévitable, mais ce fut en vain. Un léger filet écarlate s’échappa de ses lèvres, et sa tête s’affala sur ses épaules.

Thorsfeld resta pétrifié, sans savoir comment réagir. Ark s’était levé, mais semblait tout aussi estomaqué que lui. Aux côtés de l’Empereur, Vaughan regardait son vieil ami avec un regard fou. Il semblait lui aussi avoir du mal à réaliser ce qui venait de se dérouler sous ses yeux.

  • Qu’est-ce que… balbutia le général. Qu’est-ce que tu as fait !?

La surprise ne le paralysa pas plus longtemps. D’un geste brusque, il attrapa la poignée de son épée et la dégaina avec un glissement métallique. Il n’y avait plus aucune amitié, ni aucun respect dans son regard. Samahl Enerland n’était plus le vieil Empereur qu’il connaissait depuis toujours ; il venait de tuer Freya sous ses yeux.

  • Pas de ça devant moi, dit l’Empereur avec une voix autoritaire.

Il fit un premier geste, et le poignet de Vaughan se tordit, le faisant lâcher son arme et lui tirant un cri de douleur. Il en fit un second, et le corps tout entier de Vaughan fut projeté en arrière par une force invisible. Son dos heurta une colonne et il s’effondra au sol dans une pluie de bougies brisées. Incapable de se relever, il regarda Enerland.

  • Pourquoi ? murmura-t-il d’une voix faible.
  • Désolé, répondit Enerland. Tout cela fait partie du plan. Mais n’ai crainte : Freya n’est pas morte. Pas encore. Seulement, les années m’ont appris que si je lui laissais une seule chance de se relever, elle la saisirait toujours. J’ai de grands projets pour elle.

Il se tourna vers Ark et Thorsfeld, qui était toujours derrière la table du dîner. Thorsfeld ne s’était pas même levé.

  • Erlang et Thorsfeld ! leur lança l’Empereur. Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureux que vous soyez présents pour voir cela.

Il n’était plus l’homme vieux et las qu’ils avaient côtoyé pendant le repas. Sa carrure était beaucoup plus impressionnante désormais. Sa peau était plus tendue, ses rides moins apparentes, et ses cheveux moins gris. Il se tenait droit, et ne s’aidait plus de sa cane pour marcher. L’homme qui se tenait face à eux n’était plus Samahl Enerland l’Empereur vieillissant : il était Samahl Enerland le conquérant.

  • Que nous soyons présents pour voir quoi, exactement ? demanda Ark qui avait du mal à garder son calme. Pour vous voir tuer vos propres subordonnés ?
  • Je le répète : Freya n’est pas morte. Je ne la laisserai pas mourir. J’ai besoin d’elle pour mener mon armée d’Ombergeists à la guerre.

Ark et Thorsfeld sursautèrent de nouveau.

  • Votre armée d’Ombergeists ? fit Ark avec hésitation, comme s’il doutait d’avoir mal compris. C’est vous qui contrôlez les Ombergeists ?
  • Vous pensiez sûrement que c’était Aarland, n’est-ce pas ? Vous vous êtes trompés : les Ombergeists sont mon œuvre. Je les ai créés.

Thorsfeld tentait de ne pas paraitre choqué, mais il se sentait trembler de l’intérieur. Il émanait d’Enerland quelque chose qui ne lui était pas inconnu. Quelque chose qui l’effrayait tout en lui étant familier.

  • Vous aviez raison, Prince Erlang. Les Ombergeists sont les cadavres réanimés des victimes de la peste blanche. Je les ai étudiés, à l’époque de l’épidémie. J’ai découvert ce qui tuait ces malheureux, mais pas comment l’empêcher.
  • Et qu’est-ce qui les tuait ?
  • De l’Ambre des Dieux. Connaissez-vous cette matière ? Bien sûr que non. Ce n’est ni organique, ni minéral. C’est une énigme. Ce sont des pierres brunes translucides ; elles se formaient dans l’organisme des victimes de la peste blanche. Ce sont elles qui causaient les yeux orange, les cheveux blancs… et la mort. On en trouve en faibles quantités dans les racines des Svillingstrads. Je l’ai appelée Ambre des Dieux, car elle permet de s’affranchir des règles de Dromengard.
  • Vous divaguez ! s’écria Thorsfeld en tapant des mains contre la table. Rien ne permet de s’affranchir des règles. Cet ambre n’existe pas !
  • Oh, mais si, cher Dieu-Roi, il existe. Vous avez été tué par Edelynenlassja, alors qu’aucune lame n’aurait dû vous blesser, et vous croyez toujours que rien ne permet d’outrepasser vos règles ? J’aimerais parfois être empli d’autant de certitudes que vous.
  • C’est donc cela qui donne leur force aux Ombergeists, dit Ark. L’Ambre des Dieux. C’est de là que leur vient cette lumière orangée. J’avais raison d’être suspicieux à votre égard.
  • C’était en lui que tu doutais ? s’étonna Thorsfeld.

Enerland ne bougeait pas. Il semblait pleinement en contrôle de la situation. Personne n’aurait osé s’attaquer à lui de toute façon ; n’avait-il pas fait apparaitre du sol des lames de marbres qui s’étaient inexplicablement jetées sur Freya ? Il avait vaincu Vaughan, le meilleur bretteur de l’Empire, sans même avoir à le toucher.

  • Je trouvais étrange votre intérêt pour nous, dit Ark. Vous n’avez pourtant pas mis longtemps à être sûr que nous n’avions rien à vous apprendre. Autre chose : la couronne.

Il regarda la couronne d’Enerland, toujours posée sur la table. L’Empereur lança au Prince un regard amusé. Ark ne se démonta pas.

  • Je peux comprendre que vous ne portiez pas votre couronne en permanence ; après tout, jusqu’à tout à l’heure, vous n’aviez pas l’air en grande forme. Mais alors, pourquoi toujours la garder près de vous ? Vous sembliez vouloir la garder à l’œil. J’imagine que vous savez que nous nous sommes emparés de la couronne de Thorsfeld.
  • Évidemment.
  • Il pensait que sa couronne possédait encore une partie de ses pouvoirs. Et il avait raison. Seulement, la couronne que nous avons volée n’était pas la bonne. C’était la vôtre.
  • Comment ça ? fit Thorsfeld. C’était bien la mienne !
  • Non, lui répondit Ark. Ne l’as-tu pas vu tout à l’heure ? Si quelqu’un possède tes pouvoirs, c’est bien lui.
  • En effet, dit l’Empereur d’une voix calme. Je t’ai emprunté ta couronne, Dieu-Roi. J’ai simplement utilisé tes pouvoirs pour échanger son apparence avec celle de ma propre couronne. Ainsi, personne n’a jamais pu se douter que je portais la tienne.
  • Comment as-tu osé utiliser MES pouvoirs ? protesta Thorsfeld.
  • Sont-ce bien là tes pouvoirs, Dieu-Roi ? Si le premier à s’emparer de ta couronne peut les utiliser, alors ce sont les pouvoirs de la couronne, pas les tiens. Mais je dois admettre qu’elle ne contient pas l’intégralité de celui que tu étais ; son pouvoir s’amenuise chaque jour un peu plus.
  • Comment un simple humain a-t-il pu utiliser ma couronne ? Sa puissance aurait dû te détruire.
  • Oui. Lentement mais sûrement. Je dois t’accorder cela : tes pouvoirs ne peuvent être utilisés par un simple humain. C’est pour cela que je ne la porte pas en permanence.
  • Cela devrait tout de même te tuer !
  • C’est vrai. J’ai dû aller plus loin.

L’Empereur porta alors les mains à sa tête et enleva le cache de cuir qui lui couvrait la moitié droite du visage. Il révéla une peau blanche comme la neige, barrée d’une cicatrice suturée, et un œil à la pupille pâle et verdâtre. La partie droite du visage de l’Empereur était celle d’un Alyv.

  • Voyez-vous jusqu’où j’ai dû aller pour utiliser ces pouvoirs ? Je me suis opéré moi-même pour devenir un Alyv. Un demi-Alyv, de fait ; pour en devenir un à part entière, il m’aurait fallu l’aide d’un autre nécromancien.
  • C’est impossible… commença à dire Thorsfeld.
  • Au contraire, c’est logique, trancha Ark. Les Alyvs sont plus à même de contrôler le pouvoir des Dieux. N’as-tu pas dit toi-même que tu ignorais d’où leur venaient leurs pouvoirs ?
  • Vous êtes un homme intelligent, Prince Erlang, lança Enerland. Aviez-vous deviné tout cela avant ce repas ?
  • Non. J’avais seulement quelques suspicions. Mais maintenant que vous avez révélé votre vrai visage, tout parait évident.

Enerland leva les mains face à lui, paumes vers le ciel. Son visage était animé d’une joie démente.

  • Vous allez être les témoins des prémices d’une nouvelle guerre, lança-t-il. J’ai conquis le domaine des hommes, et demain, je marcherai sur celui des Dieux.

Thorsfeld éclata de rire. Il n’était pas en état de rire à gorge déployée, et son ricanement étouffé parut quelque peu pitoyable, mais l’Empereur lui lança un regard interloqué.

  • Je vois, dit Thorsfeld. C’est pour ça que vous vouliez savoir si Dole-Halsring était l’entrée de Santengard. Eh bien, si vous voulez déclarer la guerre aux Dieux, bon courage. Vous allez avoir des surprises.
  • Je crains que ce ne soit vous qui n’en ayez, fit Enerland. L’Ambre des Dieux est ce qui m’a permis de réveiller les Ombergeists, et d’en faire une armée. C’était le lien entre ces cadavres et les pouvoirs que m’a conférés la couronne. Mais c’est aussi ce qui fait des Ombergeists les parfaits soldats face aux Dieux. Car voyez-vous, tout comme Freya a pu te tuer il y a six ans, les Ombergeists sont insensibles aux pouvoirs divins.
  • Ridicule ! lança Thorsfeld.

Enerland remonta sa manche pour exhiber des cicatrices de chair déchirée sur son bras.

  • Et pourtant vrai. Je vous l’ai dit. L’Ambre des Dieux permet de s’affranchir des règles. Les Ombergeists ne se nourrissent pas. Ils ne dorment pas. Ils ne font que tuer, c’est leur seul but. Car pour chaque vie qu’ils prennent, ils deviennent plus forts.

Ark et Thorsfeld restèrent silencieux. Ce dernier n’était plus tellement sûr qu’Enerland fût en train de délirer. Au contraire, l’Empereur semblait savoir parfaitement ce qu’il faisait. Il avait dissimulé son pouvoir pendant tout ce temps, et maintenant, il le laissait se dérouler autour de lui librement. Thorsfeld le sentait. Il sentait l’aura qui émanait d’Enerland. Il ne savait même pas s’il arriverait à bouger si le besoin s’en faisait sentir.

  • C’est donc ce que vous projetez de faire, fit Ark. Donner Dolenhel en pâture aux Ombergeists ?
  • On peut dire cela. Oh, je ne pense pas que toute la population y passera. Ce sera inutile. Voyez, une grande partie des Ombergeists se trouve actuellement aux portes de la ville. Quelques milliers de vies fauchées seraient suffisantes pour les mener au stade final de leur évolution. Ils deviendront de véritable machines à tuer les Dieux. Invincibles, impitoyables. L’armée du silence se dressera sur les ruines de Dolenhel et fondra sur Santengard. Et bientôt… Les Dieux ne seront plus. Les humains pourront enfin mener une vie libre, délivrés du pouvoir de ceux qui les tiennent à leur merci.
  • Vous allez vraiment sacrifier la population de Dolenhel pour lancer votre guerre contre les Dieux ? demanda Ark. Comment osez-vous ?
  • Vous ne vous imaginez tout de même pas que je fais cela par plaisir ? rugit Enerland. Que je sacrifie mes sujets par gaieté de cœur ? Je déteste avoir à le faire. Mais c’est mon but depuis toujours. Détruire les Dieux, qui nous regardent de haut et nous font danser pour leur plaisir.

Il fit quelques pas pour sa rapprocher de Freya, qui ne montrait aucun signe de vie, clouée sur le trône par les lames d’Enerland. Des filets de sang coulaient le long du marbre et s’écrasaient à terre.

  • Il y a tant d’exception à vos règles, fit Enerland. Les Alyvs, l’Ambre des Dieux… Tant de choses qui dépassent le pouvoir des Dieux. Et puis, il a Freya. Elle en a fait la démonstration il y a six ans. Elle est une exception en elle-même : la seule capable de brandir Edelynenlassja et de détruire un Dieu. Cette jeune fille est une singularité dans ce monde. La peste blanche n’a laissé aucun survivant, sauf elle ; elle a bien un fragment d’Ambre des Dieux près du cœur, comme toutes les autres victimes, mais elle a vaincu la maladie. Vous comprenez ? Ça ne peut être qu’elle. Elle seule peut mener l’armée du silence. Je vais relancer sa transformation. Elle deviendra un Ombergeists, mais pas n’importe lequel : l’Ombergeists alpha, le maître, le meneur. Je compte sur elle pour traiter Edelyn et Addaltyn comme elle t’a traité à Orsmarhel, Dieu-Roi.
  • Pourquoi ? fit Vaughan d’une voix faible.

Il tentait de se relever. Il mit un genou à terre, et se hissa péniblement sur ses jambes. Ses vêtements étaient couverts de morceaux de cire, et ses cheveux étaient décoiffés. Il lançait à Enerland un regard implorant.

  • Pourquoi tant de haine envers les Dieux ? demanda-t-il. Tu as tout sacrifié pour la guerre de conquête, pourquoi remettre le couvert ?
  • Vaughan, mon ami…
  • Je ne suis pas ton ami, lança Vaughan d’une voix brisée. J’étais l’ami de Samahl Enerland, le roi du Juenland. Il était intelligent et passionné. J’étais l’ami de Samahl Enerland, l’Empereur de Dromengard. Sage et bienveillant. Mais je ne suis pas l’ami d’un monstre qui est prêt à sacrifier des milliers de vies pour une guerre sans avenir !
  • Mesure tes paroles, Vaughan !
  • Je refuse d’accepter que Freya meure pour la guerre d’un fou !
  • IL TE FAUDRA BIEN L’ACCEPTER !

La voix d’Enerland gronda comme le tonnerre, se répercutant en échos sur les murs et les colonnes. Lorsqu’il reprit la parole, il avait retrouvé son calme. Il s’avança vers Vaughan.

  • Je n’ai aucune envie de faire tout cela, dit-il d’une voix mesurée, précise comme un scalpel. J’aime Freya, de la même façon que j’aime chacun de ceux qui vivent à Dolenhel. Ce ne serait pas un sacrifice si je ne ressentais pas un déchirement à l’idée de commettre une telle horreur. Mais il le faut. Aurais-tu oublié le destin d’Altwyn ?

Vaughan regardait Enerland avec dégoût. Les yeux du vieux général étaient humides.

  • Tu ne peux pas justifier tout cela sur cette vieille histoire, commença-t-il à dire.

Enerland serra le poing et le frappa. Vaughan tomba à terre sans un cri.

  • Cette… vieille… histoire ? fit l’Empereur. CETTE VIEILLE HISTOIRE ?

Il fulminait. D’un geste ample, il fit s’éteindre toutes les chandelles qui illuminaient la salle. Les lumières chaudes s’évanouirent en un instant, ne laissant derrière elles que de fines colonnes de fumée. La pièce se trouva plongée dans le noir, éclairée seulement par la lumière bleue qui émanait de la ville en contrebas.

Puis Thorsfeld et Ark virent la fumée des centaines de chandelles se détourner, comme emportée par un vent tournoyant. Les effluves s’épaissirent et se rejoignirent dans un gigantesque tourbillon couleur de cendre, qui tournoya en silence autour d’eux, jusqu’aux limites de la salle. Ark et Thorsfeld se rapprochèrent l’un de l’autre, attendant avec appréhension ce qui allait les attaquer. Mais il ne leur arriva rien ; la fumée continua d’enrober la salle entière, puis des formes humanoïdes s’en détachèrent. La brume grise prit des couleurs différentes. Des lumières apparurent. Et soudain, ils n’étaient plus dans la salle du trône de Dolenhel, entourés de fumée. Ils se trouvaient dans une autre salle, plus petite, mais qui contenait elle aussi un trône. C’était l’après-midi, et il pleuvait.

Un homme passa à côté d’eux sans les voir. Ils reconnurent Vaughan ; mais ce n’était pas le Vaughan qu’ils connaissaient et qui se remettait debout péniblement à quelques mètres d’eux ; celui-là avait les cheveux noirs, et seules quelques pointes de gris se laissaient entrevoir sur ses tempes. Son visage était aussi moins ridé. Le véritable Vaughan regarda la version plus jeune de lui-même avec des yeux écarquillés. Il n’était pas seul : la salle dans laquelle ils se trouvaient était remplie d’une bonne vingtaine de personnes. Tous étaient des illusions, ils l’avaient compris. C’était une scène du passé d’Enerland. Pourquoi avait-il choisi de leur montrer ceci ?

L’Empereur se trouvait loin d’eux, derrière une table. Il se tenait à côté d’un jeune homme assis, dont le visage montrait la tension extrême. Ses cheveux étaient courts et mal coiffés, et ses joues étaient recouvertes d’une barbe naissante rasée négligemment. Vaughan avait peu changé au fil des ans, mais il fallut à Ark et Thorsfeld quelques instants pour reconnaitre dans le jeune homme un Samahl Enerland plus jeune de trente ans. Il devait avoir une vingtaine d’années.

Près de lui se tenait un homme que Thorsfeld reconnut comme étant Slen Aarland. Ses vêtements modestes et son chapeau dénué de décorations indiquaient qu’il n’était que simple prêtre à l’époque. Il n’était pas encore un Alyv, ce qui lui donnait une apparence plus humaine, moins austère.

L’assemblée entière semblait porter attention à un homme debout face à une haute fenêtre. Il était grand et doté d’une carrure imposante. Ses cheveux étaient noirs et longs, et d’épais favoris lui couraient sur les joues. Il devait avoir moins d’une trentaine d’années. Thorsfeld ne connaissait pas l’existence d’Altwyn Enerland, mais il sut immédiatement qu’il était le frère de Samahl : il ressemblait plus à l’Empereur du présent que lui-même ne se ressemblait dans sa jeunesse. Pour le moment, le jeune roi de Juenland regardait les gouttes d’eau ruisseler contre ses carreaux. Puis la scène suivit son cours, comme un film reprend après une pause.

  • Combien étaient-ils ? demanda Altwyn Enerland sans se retourner.
  • Deux cent vingt habitants selon le dernier recensement, vot’ majesté, répondit un homme au centre de la pièce – il tenait son chapeau à deux mains devant sa poitrine comme le font les porteurs de mauvaises nouvelles.

Le roi émit un soupir discret sans cesser de regarder l’eau perler sur les vitres avec des yeux mélancoliques. Il laissa passer quelques secondes, comme pour mieux s’imprégner des dires de l’homme, qui n’osait pas bouger du centre de la salle. Les regards de l’assemblée s’attardaient tantôt sur lui, tantôt sur le dos d’Altwyn.

  • Deux cent vingt personnes, énonça ce dernier en détachant bien chaque mot. Deux cent vingt vies humaines emportées, et pas un survivant.
  • Pas un seul, vot’ majesté.
  • Bien. Vous pouvez vous retirer.

La voix du roi était calme et mesurée, mais il était aisé d’y déceler une colère sur le point d’éclater. L’homme ne se fit pas prier et, reposant son chapeau sur sa tête, il s’éloigna vers la porte ; il disparut en une arabesque de fumée lorsque son image atteignit les limites du souvenir.

La poitrine du roi se soulevait comme si ses poumons étaient trop pleins pour qu’il puisse respirer normalement. Son cou était pris de petits mouvements nerveux. Il semblait sur le point d’exploser. Ce fut néanmoins Aarland qui prit la parole.

  • Si je peux me permettre, votre majesté, l’autel de Thorsfeld était en ruine depuis plus de dix ans. Il se trouvait dans une zone prône aux glissements de terrain… J’avais émis des réserves quant à votre décision de ne pas le reconstruire dans les plus brefs délais après l’accident…
  • C’est une tragédie, ce qui est arrivé aux habitants de Mondenhel, lança le voisin de table d’Aarland. Personne ne dira le contraire. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour éviter que cela se reproduise.
  • Il faut rebâtir l’autel de Mondenhel, reprit Aarland. C’est le seul monument à la gloire du Dieu-Roi que compte Juenland. Il doit se dresser de nouveau, ou qui sait si le Dieu-Roi ne réservera pas le même sort à d’autres villages ? Ou à Hoelragan ?

À ces mots, une clameur apeurée s’empara de l’assemblée. Samahl et Vaughan restèrent muets, mais ils échangèrent des regards inquiets.

  • Non, fit le roi.

Le silence se fit. Un silence absolu, lourd et fébrile.

  • Nous ne rebâtirons pas l’autel de Thorsfeld, continua Altwyn. Il a eu ce qu’il voulait : la mort de centaines d’innocents, la destruction aveugle pour une vengeance puérile. Voilà ce qu’aime Thorsfeld. Nous ne pourrons pas le contenter plus, désormais.
  • Que cherches-tu à prouver ? s’écria Samahl en tapant soudainement du poing sur la table, bousculant ses voisins alors qu’il se levait avec hâte. Essaies-tu de montrer que tu es plus fort que le Dieu-Roi ? Que tu es trop fier pour admettre que tu le crains ?
  • Silence, Samahl ! lança Altwyn à son frère. Encore une fois, tu choisis la solution la plus sûre. J’en ai assez de dépenser l’argent du royaume pour la gloire de Thorsfeld, seulement pour qu’il daigne nous épargner un jour de plus. Juenland est en proie à la pauvreté, les autres royaumes nous regardent de haut, et nous devrions nous écraser plus encore ? Nous devrions nous prosterner une fois de plus aux pieds du tyran ?

Aarland reprit la parole ; il avait une voix bien moins sèche et autoritaire que lors de ses dernières années.

  • C’est pourtant ce qu’il serait le plus sage de…
  • Sage ? l’interrompit Altwyn. Sage ? Voilà des années que vos sages conseils consistent à s’abaisser devant Thorsfeld et à prier Addaltyn, Aarland. Quel bien cela nous a-t-il fait ? Thorsfeld continue de tuer le peuple de Juenland, comme il massacre les peuples des cinq autres royaumes. Quel aide nous ont apportées nos prières à Addaltyn et Edelyn ? Aucune !
  • Nous sommes vivants, dit Aarland. Addaltyn et Edelyn ne laissent pas à Thorsfeld la liberté de nous tuer tous, vous pouvez en être assuré.
  • Nous sommes vivants, nous. Mais les habitants de Mondenhel ? Leur avez-vous parlé de la divine protection d’Addaltyn ? Ils ne priaient pas moins que nous, et pourtant ils ont tous péri des mains du Dieu-Roi. Et avec eux, tous les membres de la Garde qui se trouvaient à Mondenhel. Vous autres prêtres, vous êtes obsédés par le respect dû aux morts, mais lorsque ces morts sont le fait de Thorsfeld, alors le respect peut bien aller se faire voir. Vous me suppliez d’ériger un autel à la gloire de leur bourreau !

Les propos d’Altwyn étaient clairs et maîtrisés, et pourtant, chacun pouvait voir qu’il était à la limite d’exploser de colère. Ses yeux étaient emplis d’une haine qui ne demandait qu’à surgir et s’abattre sur son entourage.

  • Juenland a été créé par Enerion, le plus honorable des cent héros, continua-t-il. Celui-là même qui a été assassiné par Thorsfeld. Chaque statue à la gloire du Dieu-Roi que je croise, chaque prière que nous lui vouons, me donne la nausée. Nous honorons notre pire ennemi. Sommes-nous à ce point hypocrites ?

Personne n’osait répondre au Roi. Tous craignaient Thorsfeld, mais tous reconnaissaient qu’il avait raison. Difficile de s’opposer à un homme qui enchaîne les vérités.

  • Désormais, reprit Altwyn, Juenland renie son tyran. Nous ne rebâtirons pas l’autel du Dieu-Roi. Nous laisserons ses statues et ses chapelles crouler sous les ans, et les regarderons tomber en poussière. Le Dieu-Roi n’est plus chez lui au Juenland !

Le silence se fit de nouveau dans la salle du trône, plus pesant encore que précédemment. C’était un silence soucieux, terrorisé. L’air semblait se remplir d’une sourde menace, comme si chacun s’attendait à ce qu’un éclair pulvérise la fenêtre, foudroie le roi, et que Thorsfeld apparaisse en personne pour les châtier.

Beaucoup s’y attendaient en effet. Mais ils furent tout de même terrifiés lorsque cela arriva.

Les nuages commencèrent par se tordre, au loin, et par s’assombrir, rendant le ciel plus noir que lors des pires orages. Puis une lumière apparut, et Samahl eut à peine le temps de crier à son frère de se mettre à l’abri avant qu’un éclair gigantesque fasse voler en éclat la fenêtre. Altwyn se jeta sur le côté, et un son aussi puissant qu’une explosion envahit les murs du palais d’Hoelragan. Lorsqu’il se releva, sa cape avait brûlé, et son armure avait été rendue terne par la puissance de l’éclair qui avait failli le foudroyer. Mais c’était là le cadet de ses soucis. Car devant lui, au milieu d’un cratère de pierre fondue et de meubles détruits, se tenait le Dieu-Roi.

Thorsfeld regarda de loin la version illusoire de lui-même. Sans qu’il sache pourquoi – car c’était stupide, évidemment –, il se sentait effrayé par cette apparition. Son visage paraissait un peu plus jeune malgré son apparence distordue par sa puissance, mais lui seul pouvait saisir ce détail. La scène se passait trente ans plus tôt pour les habitants de Dromengard, mais pour lui, elle ne datait que de quelques années. À partir de cet instant, la suite des évènements lui revinrent en mémoire instantanément, si bien que chacun des mots que prononça le souvenir du Dieu-Roi lui fit bouger les lèvres à l’unisson, comme s’il récitait dans sa tête un texte appris par cœur.

  • Debout, lança Thorsfeld à Altwyn d’une voix qui fit trembler tout le palais.

Altwyn s’exécuta péniblement. Il semblait désorienté, mais son visage était toujours déformé par une colère qui venait enfin de trouver sa cible.

  • Mes oreilles ont sifflées, fit Thorsfeld d’une voix plus humaines, douce comme du jus de citron sur une coupure à la langue. Je déteste avoir les oreilles qui sifflent.

Il fit quelques pas au milieu de la salle, tournant le dos à Altwyn. La vingtaine de personne qui assistait à cet instant retenaient leur souffle douloureusement, attendant la mort avec la certitude de celui qui a déjà la tête sur le billot. L’audience se rapprochait peu à peu des murs, comme s’ils voulaient passer à travers pour laisser leur roi seul avec Thorsfeld. À l’autre bout de la salle, Samahl tenta de se rapprocher de son frère, mais Vaughan le retint.

Le Dieu-Roi s’assit sur le trône de Juenland. C’était un siège modeste comparé au trône de Dolenhel ; il avait été sculpté dans le tronc d’un arbre millénaire qui avait été foudroyé un siècle auparavant. Les sculptures et les ornements qui le recouvraient étaient taillés dans un bois dur comme l’acier et noir comme la nuit.

  • Eh bien, petit roi, reprit Thorsfeld, saurais-tu me répéter ce qui vient de s’échapper de ta royale bouche ? Je suis curieux de savoir si j’ai bien entendu. J’espère que non.

Altwyn s’avança vers le Dieu-Roi. Il n’y eut aucune hésitation dans sa voix, aucune peur.

  • Je te renie, Dieu-Roi. Juenland n’a pas besoin de toi. Tu es allé trop loin.

Thorsfeld eut un petit rire forcé ; il fit mine de se retenir.

  • Eh bien, roi de Juenland, dis-moi… Crois-tu que Juenland t’appartient ?

Altwyn regarda Thorsfeld d’un air perplexe. Le Dieu-Roi, tout en restant assis, s’avança vers lui d’un air menaçant. Il n’attendrait pas indéfiniment sa réponse.

  • Juenland appartient à son peuple, répondit Altwyn en rendant à Thorsfeld l’ardeur de son regard.
  • Faux. Juenland m’appartient, tout comme le reste de Dromengard. Je vous laisse boire mon eau, respirer mon air, et planter vos châteaux sur mes terres. J’exige en retour du respect et de la déférence à mes serviteurs. Est-ce trop demander ?

Le discours de Thorsfeld ne reçut en réponse que le silence apeuré de l’assemblée.

  • Tu me renies, roi de Juenland. J’accepte cela. Et puisque tu te considères comme assez puissant pour renier ton Créateur, alors prouve à ton peuple que tu es au niveau d’un Dieu. Voilà ta couronne.

Sur ces mots, Thorsfeld prit sa couronne à deux mains et s’en décoiffa, avant de la lancer aux pieds d’Altwyn, qui la regarda sans savoir comment réagir.

  • Prends la couronne, roi de Juenland. Elle est à toi. Porte-la.

Altwyn ne bougea pas. Il se contenta de regarder la couronne du Dieu-Roi qui gisait à ses pieds, sans se départir de son regard de défi. Le sourire de Thorsfeld s’évanouit, il pendant une seconde, l’étendue de sa colère s’afficha sur son visage.

  • PORTE-LA ! cria-t-il.

Il leva un bras, et une explosion retentit dans un coin de la salle. Quatre personnes qui s’y trouvaient furent tuées sur le coup, pris dans le brasier infernal qui projeta de la roche en fusion à plusieurs mètres. La foule recula hâtivement avec un concert de cris effrayés, s’éloignant autant que possible des cadavres calcinés. La voix de Thorsfeld se fit de nouveau suave.

  • Porte-la.

Altwyn se baissa lentement et ramassa la couronne. Il la tenait comme si l’or dont elle était constituée était bouillant au point de fondre. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front alors qu’il levait la couronne au-dessus de sa tête. Thorsfeld le regardait avec un amusement féroce.

Puis il la posa sur sa tête. Il se passa quelques secondes pendant lesquelles tous crurent que rien ne s’était passé, mais avant que le soulagement ne puisse s’emparer d’eux, le roi poussa un grand cri. Il porta la main à sa tête et tenta de retirer la couronne, sans y parvenir. Elle semblait soudée à son crâne ; la douleur devenait de plus en plus intense et ses cris de plus en plus déchirants. Il se jeta à terre, la tête entre les mains. Samahl se libéra de Vaughan et courut vers son frère pour l’aider, mais il n’y avait rien à faire. Le roi se roulait à terre en hurlant face à l’audience médusée, et ses cris se répercutaient en de terrifiants échos sur les murs de la salle du trône.

Thorsfeld se leva. En un pas, il avait parcouru l’espace qui le séparait d’Altwyn.

  • Quel Dieu pitoyable, dit-il.

Et comme d’un rien, il se baissa sur Altwyn Enerland et arracha la couronne de sa tête. Le roi de Juenland cessa de crier, mais ses yeux exorbités et son visage griffé par ses propres ongles lui donnaient l’air d’un cadavre cruellement mutilé. Samahl le tenait dans ses bras ; les yeux du jeune prince étaient emplis de larmes et sa mâchoire était prise de sursauts. Puis les yeux d’Altwyn devinrent vitreux, et son corps sembla plus léger dans les bras de son frère. L’instant d’après, il se transformait en cendre ; la peau de son visage s’effrita en morceaux grisâtres qui s’écoulèrent le long de ses joues et entre les doigts de Samahl ; avant même que ce dernier ait eu le temps de réagir, Thorsfeld foula du pied le cadavre du roi, détruisant d’un pas celui qui l’avait renié. Il ne regarda pas en arrière, se contentant de marcher droit devant lui en éparpillant les cendres d’Altwyn Enerland dans un nuage gris.

  • Du respect et de la déférence, murmura-t-il. Ce n’est pas trop demander.

Son visage était dévoré par la colère. Il se coiffa de nouveau de sa couronne, et dans un éclair sombre qui fit vaciller jusqu’à la lumière du soleil, il disparut, laissant derrière lui une audience terrifiée, et un prince devenu roi, pleurant sur les cendres éparpillées de son frère.

La scène tournoya, les personnages redevinrent fumée et se dispersèrent dans les airs. Ils étaient de retour dans la salle du trône de Dolenhel, éclairée seulement de la lumière bleutée émanant des célébrations de la ville. La scène qui venait de se dérouler n’avait visiblement été perçue par personne à l’extérieur des murs de la salle.

L’Empereur était assis sur une des marches menant au trône. Son visage était tourné vers le sol, et lorsqu’il reprit la parole, sa voix était parcourue d’un frisson de chagrin qu’il n’arrivait pas à dissimuler.

  • Nous avons dû ramasser les cendres qui s’étaient éparpillées pour pouvoir enterrer Altwyn. Tu t’en souviens, Vaughan, n’est-ce pas ?
  • Je m’en souviens, répondit Vaughan.

L’Empereur se releva et contempla la ville qui s’étalait en contrebas, paysage géométrique baigné de lumière bleue.

  • Dolenhel est condamnée, dit-il. Demain, les Ombergeists seront devenus si puissants que même les Dieux fuiront à leur approche. Ils seront menés par Freya, et ma vengeance s’abattra sur Santengard ; le monde sera libéré du joug des Dieux, et avec eux sombrera l’Église du Printemps. Alors ils regarderont vers le ciel et sauront que jamais plus ils ne pourront y retourner. Et toi, Thorsfeld…

Il se tourna vers l’ex-Dieu-Roi. Thorsfeld n’avait pas attendu la fin des souvenirs d’Enerland en se vautrant dans l’inaction. Il s’était rapproché peu à peu du bout de la table où était toujours posée la couronne à cinq branches de l’Empire. Sa couronne, transformée en un symbole du pouvoir d’Enerland.

  • …Tu seras le premier à mourir.

Et d’un geste, il projeta son pouvoir en direction de Thorsfeld.

Autour de l’ex-Dieu-Roi, le mobilier s’envola et explosa en l’air en des milliers d’échardes de bois. La pierre fut éventrée par de longs sillons qui griffèrent les pavés et les marches de l’estrade. La table fut parcourue d’un grincement sinistre, mais elle tint bon. Ark dut se jeter sur le côté pour se mettre à l’abri de la rafale d’énergie divine qui s’abattit sur son voisin de table. Mais Thorsfeld, seul au milieu d’une tempête surnaturelle qui étreignait tout ce qui se trouvait autour de lui, ne bougeait pas. De fait, les pouvoirs d’Enerland ne lui faisaient aucun effet. Les yeux de l’Empereur s’écarquillèrent avec perplexité.

  • Surpris, Enerland ? lança l’ex-Dieu-Roi. Tu continues d’utiliser tes pouvoirs contre moi ; ça n’a pas marché avant, ça ne marchera pas plus maintenant.
  • Dans ce cas, rétorqua l’Empereur, je vais juste reprendre ce qui m’appartient.

Et d’un geste, il attira la couronne à lui ; Thorsfeld se jeta dessus pour la retenir, mais il ne pouvait rien y faire ; elle était irrémédiablement attirée vers l’Empereur, comme si un câble invisible y était attaché. L’ex-Dieu-Roi parcourut quelques mètres sur le ventre, tiré en avant par la couronne qu’il refusait de lâcher.

Quelque chose attira l’attention d’Enerland. Sans qu’un seul bruit soit produit, il ressentit derrière lui la présence de Mirridian et Lieros, qui s’étaient approché avec la discrétion de deux ombres. Ils actionnèrent leurs pistolets de poignet à l’unisson alors que l’Empereur se retournait ; les deux armes dissimulées firent feu, mais le plomb qu’elles projetèrent n’arriva jamais à destination. D’un revers du bras, Samahl Enerland projeta les deux Skryggars vers l’arrière de la pièce. Ils firent une chute d’une dizaine de mètre et s’écrasèrent au sol sans parvenir à se rattraper, avec un bruit étouffé par le tissu de leurs armures. Ark se jeta à son tour sur l’Empereur, brandissant une chaise au-dessus de sa tête. Enerland se protégea de son bras, et le meuble vola en éclat. Il envoya un coup de pied qui atteignit le prince de Nornfinn aux côtes et le projeta à terre, le souffle coupé. Puis l’Empereur tordit son torse en arrière pour éviter un coup d’épée de Vaughan ; il neutralisa le maître d’arme d’un coup de poing qui fit craquer ses os sous la violence du coup. Vaughan tomba à son tour, lâchant son épée qu’Enerland attrapa au vol ; se tournant vers Thorsfeld avec dans les yeux l’exaspération de celui dont le plan vient d’être retardé par une bande de gamins turbulents, il lança Malarys avec une vitesse et une précision bien au-delà de ce que pouvait accomplir un humain.

L’arme ne mit qu’une fraction de seconde pour atteindre l’endroit où se tenait l’ex-Dieu-Roi. Il s’était relevé, et avait profité du temps que les autres lui avaient offert pour porter la couronne à sa tête. Il était sur le point de la poser sur son chef lorsqu’il vit l’épée. Elle n’avait plus qu’un mètre à parcourir avant de se planter dans son cœur. Il posa la couronne sur sa tête au moment exact où la pointe d’acier entrait en contact avec la peau de sa poitrine.

En un éclair, toute la lumière qui pénétrait dans la salle du trône vacilla. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, un temps infime où le temps sembla clignoter sans savoir s’il devait s’arrêter où poursuivre son cours. L’instant d’après, le Dieu-Roi se tenait en haut de l’estrade, un sourire triomphal sur le visage, la couronne étincelante sur sa tête. L’épée de Vaughan tomba à terre à plusieurs mètres de lui avec un bruit métallique.

La couronne sembla fondre sur sa tête ; elle se liquéfia, et changea de forme pour redevenir le symbole du Dieu-Roi qu’elle était avant d’entrer en la possession de Samahl Enerland. Ses vêtements se transformèrent en une armure d’acier et de verre, et une longue cape noire fila sur ses épaules.

Le Dieu-Roi était de retour.

Thorsfeld exultait. Pour la première fois depuis des jours, il se sentait vivant. Son esprit était clair, et tous les nuages orageux qui l’embrumaient avaient disparus. Le monde lui semblait encore plus beau qu’avant sa chute, et tout autour de lui, la teinte grisâtre qu’avait peu à peu adoptée son champ de vision avait laissé la place à des couleurs vibrantes et magnifiques. Il inspira une grande bouffée d’air frais.

Tous ses pouvoirs n’étaient pas revenus, il le sentait. Dans ses muscles et dans son sang courait une infime fraction de sa puissance d’antan ; quant au reste… Il le savait, Enerland possédait à l’instant présent plus de pouvoir que lui. Il avait porté la couronne pendant six ans et s’était emparé de la majeure partie de sa puissance. Mais il savait enfin ce qu’il devait faire. Il savait quel chemin prendre. Et même si la destination lui déplaisait, il ne pouvait pas se permettre de s’écarter du sentier.

  • C’est gentil d’avoir gardé ma couronne pendant tout ce temps, lança Thorsfeld. J’aurais détesté la perdre.

Enerland fit quelques pas en regardant le Dieu-Roi. Le retour de Thorsfeld n’avait pas modifié l’expression de dédain sur son visage.

  • Tu sais que cela ne changera rien, n’est-ce pas ? lui dit-il. Dans quelques minutes, les Ombergeists se lanceront à l’assaut de la ville, et rien ne pourra leur résister. Surtout pas toi. Tu crois peut-être que je ne sens pas ton aura ? Elle est faible à pleurer.

Thorsfeld mit un pied devant l’autre, et en un instant, il avait traversé la salle et se tenait près du trône dans lequel était assise Freya. Il sentait sa respiration et le battement de son cœur, mais ils semblaient si loin… Et pourtant, il ressentait avec une précision acérée le moindre mouvement de poussière autour de lui. La tête de la jeune fille était affaissée sur sa poitrine, et un long filet de sang coulait le long des lames de marbres qui l’avaient empalée sur le trône. Il attrapa son menton et lui releva la tête, comme pour observer son visage.

  • Je crois savoir ce que tu as ressenti lorsque je suis mort, il y a six ans, dit Thorsfeld d’une voix calme en direction d’Enerland. Sûrement la même chose que moi à cet instant. Freya était mienne ; tu m’as volé ma vengeance.
  • Je me fiche bien de ta vengeance, Dieu-Roi. Seule la mienne compte, et tu ne pourras pas l’empêcher.

Il tourna son regard vers le plafond.

  • Ta présence m’insupporte, je vais donc me retirer et attendre que mon armée te détruise. J’avais pour projet de te faire tuer par Freya une fois qu’elle aurait rejoint l’armée du silence, mais tant pis ; cela fera un excellent exercice de mes forces. Adieu.

Et il disparut de la même façon que le Dieu-Roi était apparu, dans un éclair sombre qui gela la lumière ambiante. Thorsfeld sentit la puissance d’Enerland s’éloigner vers le sommet du palais ; mais il avait d’autres chats à fouetter avant de s’occuper de l’Empereur.

Il se tourna de nouveau vers Freya et utilisa ses pouvoirs pour retirer les pieux de marbre qui la clouaient au trône. Il le fit sans aucun ménagement, et le corps de Freya fut secoué d’un spasme, mais elle n’eut aucune réaction. La douleur ne la sortit pas de son coma ; son corps s’affaissa simplement sur le siège, et glissa le long de la pierre lisse du dossier en laissant une trainée écarlate dans son dos. Les lames de marbre volèrent en éclat en tombant au sol. Thorsfeld attrapa la jeune fille inconsciente par l’arrière du col, et traina son corps inerte jusqu’en bas de l’estrade.

Il s’arrêta pour regarder autour de lui. Mirridian et Lieros aidaient Ark à se relever. Vaughan était assis contre une colonne, l’air absent.

  • Eh bien ? leur lança Thorsfeld. Qu’est-ce que vous faites ? Je vous rappelle qu’une armée d’Ombergeists est sur le point d’attaquer la ville. J’aurais cru que vous seriez plus paniqués que ça.
  • Tu t’attends à ce qu’on les combatte ? demanda Ark.
  • Évidemment, que vous allez les combattre. Vous n’avez pas le choix. J’ai deux mots à dire à Sa Majesté le Maître du monde ; je compte bien que vous les reteniez jusqu’à mon retour.
  • Mais comment ? Ils sont invincibles ! Ne vas-tu pas les combattre toi-même, maintenant que tu as récupéré tes pouvoirs ?

Thorsfeld avait lâché Freya. Son corps flottait maintenant à un mètre du sol, juste en face de lui. Il détourna son regard de la jeune fille pour fixer le prince de Nornfinn.

  • Je n’ai récupéré que des miettes de mon pouvoir. C’est une infime partie de l’infime partie qui avait été emprisonnée dans la couronne. Je n’irai pas me frotter à cette armée de monstres qui a été spécialement créée pour faire la chasse aux Dieux. Elle, elle pourra les vaincre.

Il désignait Freya. Il joignit l’index et le majeur, et posa ses doigts au centre de la poitrine de la jeune fille, juste en dessous des clavicules. Aussitôt, les auréoles rouges qui souillaient ses vêtements au niveau de ses blessures se résorbèrent. Les trous que les lames avaient ouverts dans le tissu ne se refermèrent pas, mais ses plaies se cicatrisèrent à une vitesse prodigieuse. Bientôt, elle n’avait plus une seule blessure apparente.

Thorsfeld la gifla vigoureusement.

Elle ouvrit les yeux. Aussitôt, Thorsfeld relâcha son emprise sur elle et elle s’effondra au sol. Elle eut un hoquet et toussa comme si elle venait de boire la tasse. Enfin, elle leva les yeux vers le Dieu-Roi ; ses yeux oscillaient de droite à gauche sous l’effet de l’étonnement.

  • Allez, debout, lui dit-il. Tu as à faire.

Elle se mit à genoux, mais elle était trop affectée pour se mettre totalement debout.

  • Je sais qu’Enerland t’a laissé percevoir ce qui vient de se passer. Il ne t’a pas laissé entièrement inconsciente, n’est-ce pas ?

Aucune réponse.

  • Je t’ai rendu la vie, continua Thorsfeld. Inutile de me remercier, ça ne durera pas longtemps. Voilà ce qui va se passer : je vais m’absenter un moment. Pendant ce temps, je te laisse l’occasion de faire une dernière fois preuve de bravoure ; cette ville a besoin d’être défendue, et tu sauras le faire mieux que quiconque. Tu vas donc te lever, reprendre ta foutue épée, et aller détruire autant d’Ombergeists que tu pourras, compris ? Et lorsque je reviendrai, je te tuerai. Tu n’as pas ton mot à dire ; je t’échange cela contre quelques minutes de vie supplémentaire, une dernière occasion de défendre l’Empire, et un moyen de vaincre les Ombergeists. Dis-moi que tu acceptes.

Freya mit quelques secondes à répondre. Elle eut une dernière toux, et fixa le sol.

  • J’accepte, dit-elle.
  • Parfait. Regarde-moi.

Elle leva la tête vers lui. Il attrapa son visage d’une main de fer avec assez de force pour lui faire mal, et posa son pouce sur l’œil qu’il avait crevé six ans auparavant. Lorsqu’il le retira, la cicatrice qui lui barrait la joue était toujours là, mais son œil voyait de nouveau. Sa pupille brillait du même rouge profond que le halo du Dieu-Roi.

  • Tu auras besoin de cela pour détruire les Ombergeists. Qu’on m’accuse de ne pas être généreux, maintenant.

Il se détourna d’elle et fit quelques pas en direction d’Ark.

  • À nous deux, maintenant, dit-il à son compagnon d’infortune. Premièrement : notre marché n’est valable que si tu survis à la bataille. Survis, et Nornfinn est à toi, comme je te l’ai promis. Meurs, et rien ne change. Compris ?
  • Compris.

Il n’y avait aucune peur dans la voix d’Ark, ni aucune déférence. Thorsfeld aurait aimé inspirer plus de respect et de peur chez le prince, mais peu importait ; il savait exactement ce qu’il devait faire, comme si son pouvoir retrouvé lui murmurait la marche à suivre à l’oreille. Et Ark avait son rôle à jouer.

  • Deuxièmement, tu devrais retourner dans la cité souterraine.
  • Pourquoi ? Je ne compte pas me détourner du combat.
  • Je serais déçu que tu le fasses. Vaughan, que comptez-vous faire pour mettre à l’abri la population de Dolenhel ?

Vaughan sursauta, comme étonné que le Dieu-Roi s’adresse soudainement à lui.

  • Il faut alerter toute l’armée, et faire descendre les civils dans la cité souterraine, dit-il en se relevant.
  • C’est une bonne décision, dit Thorsfeld, mais Enerland y avait pensé. Il a menti lorsqu’il nous a dit que son dragon avait été tué avant la conquête de Dolenhel.
  • Que veux-tu dire ? demanda Ark en fronçant les sourcils.
  • Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais son dragon est toujours caché dans les souterrains sous la ville, et il est réveillé. Je ressens sa présence très distinctement. Tu ne comprends pas ? Il veut une nouvelle fois utiliser son dragon pour interdire l’accès à la cité souterraine, comme il l’a fait pendant la guerre de conquête. Tu dois t’occuper du dragon, toi seul peut le faire.
  • Ça ne fonctionne pas comme ça ! rugit Ark. Je ne sais pas si je pourrais communiquer avec ce dragon. S’il est comme celui que nous avions rencontré à…
  • Peu importe ! l’interrompit Thorsfeld. Vous n’avez pas le choix. Dresse ce dragon, invite-le à prendre le thé ou tue-le, je m’en balance. Tout ce que je veux, c’est que cette armée d’Ombergeists n’ait pas assez de victimes à se mettre sous la dent pour devenir une menace pour moi, pigé ?
  • D’accord, fit Ark. J’y vais.

Freya s’était relevée. Elle s’était de nouveau saisie d’Edelynenlassja, qui s’était échappée de ses mains lorsque Samahl Enerland l’avait attaquée par surprise.

Thorsfeld s’approcha d’elle, en veillant bien à rester hors de portée de sa lame. Il ne pouvait prévoir si elle décidait de l’attaquer subitement, et Enerland avait raison : s’il lui laissait la moindre occasion de faire un miracle, elle le ferait. N’était-ce pas ce qu’il attendait d’elle en la jetant dans cette bataille? Mais si quelqu’un pouvait retenir ces monstres, c’était elle. Elle était habituée aux miracles.

  • Ne t’avise pas de périr, lui lança-t-il. Je compte bien récolter le prix de notre marché à mon retour.
  • Encore faudrait-il que tu reviennes, lui répondit-elle.

Il lui lança un regard amusé et sûr de lui. Il le pouvait enfin. Il n’était plus à l’agonie, et son chemin lui semblait enfin dégagé. C’était une sensation grisante. La certitude.

Elle lui répondit avec un regard de défi, qu’elle lui lança de ses deux yeux valides. Ses pupilles orange et rouge étaient gorgées de couleurs si éclatantes qu’elles semblaient luire dans l’ombre, éclairant la beauté austère de son visage.

Puis il disparut dans un éclair de ténèbres.

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