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Chapitre 37
Un sacrifice à la nuit
Thorsfeld n’en croyait pas ses yeux. Avait-il bien vu ? Étais-ce réellement arrivé ?
L’Empereur se tenait parfaitement droit, lui qui était voûté en permanence. Il tapa du pied par terre, et le sol se tordit comme la surface de l’eau jusqu’à ce qu’en sortent trois nouvelles lames de marbre, longues et sombres, identiques à la première. Il fit un geste vers Freya, et les lames lui obéirent. Elles traversèrent en une seconde l’espace qui les séparait du trône et se plantèrent dans le ventre et dans la poitrine de la jeune fille avec un bruit cassant, la clouant définitivement au trône. Elle lâcha un hoquet de surprise et fit quelques gestes faibles, comme pour se battre contre l’inévitable, mais ce fut en vain. Un léger filet écarlate s’échappa de ses lèvres, et sa tête s’affala sur ses épaules.
Thorsfeld resta pétrifié, sans savoir comment réagir. Ark s’était levé, mais semblait tout aussi estomaqué que lui. Aux côtés de l’Empereur, Vaughan regardait son vieil ami avec un regard fou. Il semblait lui aussi avoir du mal à réaliser ce qui venait de se dérouler sous ses yeux.
La surprise ne le paralysa pas plus longtemps. D’un geste brusque, il attrapa la poignée de son épée et la dégaina avec un glissement métallique. Il n’y avait plus aucune amitié, ni aucun respect dans son regard. Samahl Enerland n’était plus le vieil Empereur qu’il connaissait depuis toujours ; il venait de tuer Freya sous ses yeux.
Il fit un premier geste, et le poignet de Vaughan se tordit, le faisant lâcher son arme et lui tirant un cri de douleur. Il en fit un second, et le corps tout entier de Vaughan fut projeté en arrière par une force invisible. Son dos heurta une colonne et il s’effondra au sol dans une pluie de bougies brisées. Incapable de se relever, il regarda Enerland.
Il se tourna vers Ark et Thorsfeld, qui était toujours derrière la table du dîner. Thorsfeld ne s’était pas même levé.
Il n’était plus l’homme vieux et las qu’ils avaient côtoyé pendant le repas. Sa carrure était beaucoup plus impressionnante désormais. Sa peau était plus tendue, ses rides moins apparentes, et ses cheveux moins gris. Il se tenait droit, et ne s’aidait plus de sa cane pour marcher. L’homme qui se tenait face à eux n’était plus Samahl Enerland l’Empereur vieillissant : il était Samahl Enerland le conquérant.
Ark et Thorsfeld sursautèrent de nouveau.
Thorsfeld tentait de ne pas paraitre choqué, mais il se sentait trembler de l’intérieur. Il émanait d’Enerland quelque chose qui ne lui était pas inconnu. Quelque chose qui l’effrayait tout en lui étant familier.
Enerland ne bougeait pas. Il semblait pleinement en contrôle de la situation. Personne n’aurait osé s’attaquer à lui de toute façon ; n’avait-il pas fait apparaitre du sol des lames de marbres qui s’étaient inexplicablement jetées sur Freya ? Il avait vaincu Vaughan, le meilleur bretteur de l’Empire, sans même avoir à le toucher.
Il regarda la couronne d’Enerland, toujours posée sur la table. L’Empereur lança au Prince un regard amusé. Ark ne se démonta pas.
L’Empereur porta alors les mains à sa tête et enleva le cache de cuir qui lui couvrait la moitié droite du visage. Il révéla une peau blanche comme la neige, barrée d’une cicatrice suturée, et un œil à la pupille pâle et verdâtre. La partie droite du visage de l’Empereur était celle d’un Alyv.
Enerland leva les mains face à lui, paumes vers le ciel. Son visage était animé d’une joie démente.
Thorsfeld éclata de rire. Il n’était pas en état de rire à gorge déployée, et son ricanement étouffé parut quelque peu pitoyable, mais l’Empereur lui lança un regard interloqué.
Enerland remonta sa manche pour exhiber des cicatrices de chair déchirée sur son bras.
Ark et Thorsfeld restèrent silencieux. Ce dernier n’était plus tellement sûr qu’Enerland fût en train de délirer. Au contraire, l’Empereur semblait savoir parfaitement ce qu’il faisait. Il avait dissimulé son pouvoir pendant tout ce temps, et maintenant, il le laissait se dérouler autour de lui librement. Thorsfeld le sentait. Il sentait l’aura qui émanait d’Enerland. Il ne savait même pas s’il arriverait à bouger si le besoin s’en faisait sentir.
Il fit quelques pas pour sa rapprocher de Freya, qui ne montrait aucun signe de vie, clouée sur le trône par les lames d’Enerland. Des filets de sang coulaient le long du marbre et s’écrasaient à terre.
Il tentait de se relever. Il mit un genou à terre, et se hissa péniblement sur ses jambes. Ses vêtements étaient couverts de morceaux de cire, et ses cheveux étaient décoiffés. Il lançait à Enerland un regard implorant.
La voix d’Enerland gronda comme le tonnerre, se répercutant en échos sur les murs et les colonnes. Lorsqu’il reprit la parole, il avait retrouvé son calme. Il s’avança vers Vaughan.
Vaughan regardait Enerland avec dégoût. Les yeux du vieux général étaient humides.
Enerland serra le poing et le frappa. Vaughan tomba à terre sans un cri.
Il fulminait. D’un geste ample, il fit s’éteindre toutes les chandelles qui illuminaient la salle. Les lumières chaudes s’évanouirent en un instant, ne laissant derrière elles que de fines colonnes de fumée. La pièce se trouva plongée dans le noir, éclairée seulement par la lumière bleue qui émanait de la ville en contrebas.
Puis Thorsfeld et Ark virent la fumée des centaines de chandelles se détourner, comme emportée par un vent tournoyant. Les effluves s’épaissirent et se rejoignirent dans un gigantesque tourbillon couleur de cendre, qui tournoya en silence autour d’eux, jusqu’aux limites de la salle. Ark et Thorsfeld se rapprochèrent l’un de l’autre, attendant avec appréhension ce qui allait les attaquer. Mais il ne leur arriva rien ; la fumée continua d’enrober la salle entière, puis des formes humanoïdes s’en détachèrent. La brume grise prit des couleurs différentes. Des lumières apparurent. Et soudain, ils n’étaient plus dans la salle du trône de Dolenhel, entourés de fumée. Ils se trouvaient dans une autre salle, plus petite, mais qui contenait elle aussi un trône. C’était l’après-midi, et il pleuvait.
Un homme passa à côté d’eux sans les voir. Ils reconnurent Vaughan ; mais ce n’était pas le Vaughan qu’ils connaissaient et qui se remettait debout péniblement à quelques mètres d’eux ; celui-là avait les cheveux noirs, et seules quelques pointes de gris se laissaient entrevoir sur ses tempes. Son visage était aussi moins ridé. Le véritable Vaughan regarda la version plus jeune de lui-même avec des yeux écarquillés. Il n’était pas seul : la salle dans laquelle ils se trouvaient était remplie d’une bonne vingtaine de personnes. Tous étaient des illusions, ils l’avaient compris. C’était une scène du passé d’Enerland. Pourquoi avait-il choisi de leur montrer ceci ?
L’Empereur se trouvait loin d’eux, derrière une table. Il se tenait à côté d’un jeune homme assis, dont le visage montrait la tension extrême. Ses cheveux étaient courts et mal coiffés, et ses joues étaient recouvertes d’une barbe naissante rasée négligemment. Vaughan avait peu changé au fil des ans, mais il fallut à Ark et Thorsfeld quelques instants pour reconnaitre dans le jeune homme un Samahl Enerland plus jeune de trente ans. Il devait avoir une vingtaine d’années.
Près de lui se tenait un homme que Thorsfeld reconnut comme étant Slen Aarland. Ses vêtements modestes et son chapeau dénué de décorations indiquaient qu’il n’était que simple prêtre à l’époque. Il n’était pas encore un Alyv, ce qui lui donnait une apparence plus humaine, moins austère.
L’assemblée entière semblait porter attention à un homme debout face à une haute fenêtre. Il était grand et doté d’une carrure imposante. Ses cheveux étaient noirs et longs, et d’épais favoris lui couraient sur les joues. Il devait avoir moins d’une trentaine d’années. Thorsfeld ne connaissait pas l’existence d’Altwyn Enerland, mais il sut immédiatement qu’il était le frère de Samahl : il ressemblait plus à l’Empereur du présent que lui-même ne se ressemblait dans sa jeunesse. Pour le moment, le jeune roi de Juenland regardait les gouttes d’eau ruisseler contre ses carreaux. Puis la scène suivit son cours, comme un film reprend après une pause.
Le roi émit un soupir discret sans cesser de regarder l’eau perler sur les vitres avec des yeux mélancoliques. Il laissa passer quelques secondes, comme pour mieux s’imprégner des dires de l’homme, qui n’osait pas bouger du centre de la salle. Les regards de l’assemblée s’attardaient tantôt sur lui, tantôt sur le dos d’Altwyn.
La voix du roi était calme et mesurée, mais il était aisé d’y déceler une colère sur le point d’éclater. L’homme ne se fit pas prier et, reposant son chapeau sur sa tête, il s’éloigna vers la porte ; il disparut en une arabesque de fumée lorsque son image atteignit les limites du souvenir.
La poitrine du roi se soulevait comme si ses poumons étaient trop pleins pour qu’il puisse respirer normalement. Son cou était pris de petits mouvements nerveux. Il semblait sur le point d’exploser. Ce fut néanmoins Aarland qui prit la parole.
À ces mots, une clameur apeurée s’empara de l’assemblée. Samahl et Vaughan restèrent muets, mais ils échangèrent des regards inquiets.
Le silence se fit. Un silence absolu, lourd et fébrile.
Aarland reprit la parole ; il avait une voix bien moins sèche et autoritaire que lors de ses dernières années.
Les propos d’Altwyn étaient clairs et maîtrisés, et pourtant, chacun pouvait voir qu’il était à la limite d’exploser de colère. Ses yeux étaient emplis d’une haine qui ne demandait qu’à surgir et s’abattre sur son entourage.
Personne n’osait répondre au Roi. Tous craignaient Thorsfeld, mais tous reconnaissaient qu’il avait raison. Difficile de s’opposer à un homme qui enchaîne les vérités.
Le silence se fit de nouveau dans la salle du trône, plus pesant encore que précédemment. C’était un silence soucieux, terrorisé. L’air semblait se remplir d’une sourde menace, comme si chacun s’attendait à ce qu’un éclair pulvérise la fenêtre, foudroie le roi, et que Thorsfeld apparaisse en personne pour les châtier.
Beaucoup s’y attendaient en effet. Mais ils furent tout de même terrifiés lorsque cela arriva.
Les nuages commencèrent par se tordre, au loin, et par s’assombrir, rendant le ciel plus noir que lors des pires orages. Puis une lumière apparut, et Samahl eut à peine le temps de crier à son frère de se mettre à l’abri avant qu’un éclair gigantesque fasse voler en éclat la fenêtre. Altwyn se jeta sur le côté, et un son aussi puissant qu’une explosion envahit les murs du palais d’Hoelragan. Lorsqu’il se releva, sa cape avait brûlé, et son armure avait été rendue terne par la puissance de l’éclair qui avait failli le foudroyer. Mais c’était là le cadet de ses soucis. Car devant lui, au milieu d’un cratère de pierre fondue et de meubles détruits, se tenait le Dieu-Roi.
Thorsfeld regarda de loin la version illusoire de lui-même. Sans qu’il sache pourquoi – car c’était stupide, évidemment –, il se sentait effrayé par cette apparition. Son visage paraissait un peu plus jeune malgré son apparence distordue par sa puissance, mais lui seul pouvait saisir ce détail. La scène se passait trente ans plus tôt pour les habitants de Dromengard, mais pour lui, elle ne datait que de quelques années. À partir de cet instant, la suite des évènements lui revinrent en mémoire instantanément, si bien que chacun des mots que prononça le souvenir du Dieu-Roi lui fit bouger les lèvres à l’unisson, comme s’il récitait dans sa tête un texte appris par cœur.
Altwyn s’exécuta péniblement. Il semblait désorienté, mais son visage était toujours déformé par une colère qui venait enfin de trouver sa cible.
Il fit quelques pas au milieu de la salle, tournant le dos à Altwyn. La vingtaine de personne qui assistait à cet instant retenaient leur souffle douloureusement, attendant la mort avec la certitude de celui qui a déjà la tête sur le billot. L’audience se rapprochait peu à peu des murs, comme s’ils voulaient passer à travers pour laisser leur roi seul avec Thorsfeld. À l’autre bout de la salle, Samahl tenta de se rapprocher de son frère, mais Vaughan le retint.
Le Dieu-Roi s’assit sur le trône de Juenland. C’était un siège modeste comparé au trône de Dolenhel ; il avait été sculpté dans le tronc d’un arbre millénaire qui avait été foudroyé un siècle auparavant. Les sculptures et les ornements qui le recouvraient étaient taillés dans un bois dur comme l’acier et noir comme la nuit.
Altwyn s’avança vers le Dieu-Roi. Il n’y eut aucune hésitation dans sa voix, aucune peur.
Thorsfeld eut un petit rire forcé ; il fit mine de se retenir.
Altwyn regarda Thorsfeld d’un air perplexe. Le Dieu-Roi, tout en restant assis, s’avança vers lui d’un air menaçant. Il n’attendrait pas indéfiniment sa réponse.
Le discours de Thorsfeld ne reçut en réponse que le silence apeuré de l’assemblée.
Sur ces mots, Thorsfeld prit sa couronne à deux mains et s’en décoiffa, avant de la lancer aux pieds d’Altwyn, qui la regarda sans savoir comment réagir.
Altwyn ne bougea pas. Il se contenta de regarder la couronne du Dieu-Roi qui gisait à ses pieds, sans se départir de son regard de défi. Le sourire de Thorsfeld s’évanouit, il pendant une seconde, l’étendue de sa colère s’afficha sur son visage.
Il leva un bras, et une explosion retentit dans un coin de la salle. Quatre personnes qui s’y trouvaient furent tuées sur le coup, pris dans le brasier infernal qui projeta de la roche en fusion à plusieurs mètres. La foule recula hâtivement avec un concert de cris effrayés, s’éloignant autant que possible des cadavres calcinés. La voix de Thorsfeld se fit de nouveau suave.
Altwyn se baissa lentement et ramassa la couronne. Il la tenait comme si l’or dont elle était constituée était bouillant au point de fondre. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front alors qu’il levait la couronne au-dessus de sa tête. Thorsfeld le regardait avec un amusement féroce.
Puis il la posa sur sa tête. Il se passa quelques secondes pendant lesquelles tous crurent que rien ne s’était passé, mais avant que le soulagement ne puisse s’emparer d’eux, le roi poussa un grand cri. Il porta la main à sa tête et tenta de retirer la couronne, sans y parvenir. Elle semblait soudée à son crâne ; la douleur devenait de plus en plus intense et ses cris de plus en plus déchirants. Il se jeta à terre, la tête entre les mains. Samahl se libéra de Vaughan et courut vers son frère pour l’aider, mais il n’y avait rien à faire. Le roi se roulait à terre en hurlant face à l’audience médusée, et ses cris se répercutaient en de terrifiants échos sur les murs de la salle du trône.
Thorsfeld se leva. En un pas, il avait parcouru l’espace qui le séparait d’Altwyn.
Et comme d’un rien, il se baissa sur Altwyn Enerland et arracha la couronne de sa tête. Le roi de Juenland cessa de crier, mais ses yeux exorbités et son visage griffé par ses propres ongles lui donnaient l’air d’un cadavre cruellement mutilé. Samahl le tenait dans ses bras ; les yeux du jeune prince étaient emplis de larmes et sa mâchoire était prise de sursauts. Puis les yeux d’Altwyn devinrent vitreux, et son corps sembla plus léger dans les bras de son frère. L’instant d’après, il se transformait en cendre ; la peau de son visage s’effrita en morceaux grisâtres qui s’écoulèrent le long de ses joues et entre les doigts de Samahl ; avant même que ce dernier ait eu le temps de réagir, Thorsfeld foula du pied le cadavre du roi, détruisant d’un pas celui qui l’avait renié. Il ne regarda pas en arrière, se contentant de marcher droit devant lui en éparpillant les cendres d’Altwyn Enerland dans un nuage gris.
Son visage était dévoré par la colère. Il se coiffa de nouveau de sa couronne, et dans un éclair sombre qui fit vaciller jusqu’à la lumière du soleil, il disparut, laissant derrière lui une audience terrifiée, et un prince devenu roi, pleurant sur les cendres éparpillées de son frère.
La scène tournoya, les personnages redevinrent fumée et se dispersèrent dans les airs. Ils étaient de retour dans la salle du trône de Dolenhel, éclairée seulement de la lumière bleutée émanant des célébrations de la ville. La scène qui venait de se dérouler n’avait visiblement été perçue par personne à l’extérieur des murs de la salle.
L’Empereur était assis sur une des marches menant au trône. Son visage était tourné vers le sol, et lorsqu’il reprit la parole, sa voix était parcourue d’un frisson de chagrin qu’il n’arrivait pas à dissimuler.
L’Empereur se releva et contempla la ville qui s’étalait en contrebas, paysage géométrique baigné de lumière bleue.
Il se tourna vers l’ex-Dieu-Roi. Thorsfeld n’avait pas attendu la fin des souvenirs d’Enerland en se vautrant dans l’inaction. Il s’était rapproché peu à peu du bout de la table où était toujours posée la couronne à cinq branches de l’Empire. Sa couronne, transformée en un symbole du pouvoir d’Enerland.
Et d’un geste, il projeta son pouvoir en direction de Thorsfeld.
Autour de l’ex-Dieu-Roi, le mobilier s’envola et explosa en l’air en des milliers d’échardes de bois. La pierre fut éventrée par de longs sillons qui griffèrent les pavés et les marches de l’estrade. La table fut parcourue d’un grincement sinistre, mais elle tint bon. Ark dut se jeter sur le côté pour se mettre à l’abri de la rafale d’énergie divine qui s’abattit sur son voisin de table. Mais Thorsfeld, seul au milieu d’une tempête surnaturelle qui étreignait tout ce qui se trouvait autour de lui, ne bougeait pas. De fait, les pouvoirs d’Enerland ne lui faisaient aucun effet. Les yeux de l’Empereur s’écarquillèrent avec perplexité.
Et d’un geste, il attira la couronne à lui ; Thorsfeld se jeta dessus pour la retenir, mais il ne pouvait rien y faire ; elle était irrémédiablement attirée vers l’Empereur, comme si un câble invisible y était attaché. L’ex-Dieu-Roi parcourut quelques mètres sur le ventre, tiré en avant par la couronne qu’il refusait de lâcher.
Quelque chose attira l’attention d’Enerland. Sans qu’un seul bruit soit produit, il ressentit derrière lui la présence de Mirridian et Lieros, qui s’étaient approché avec la discrétion de deux ombres. Ils actionnèrent leurs pistolets de poignet à l’unisson alors que l’Empereur se retournait ; les deux armes dissimulées firent feu, mais le plomb qu’elles projetèrent n’arriva jamais à destination. D’un revers du bras, Samahl Enerland projeta les deux Skryggars vers l’arrière de la pièce. Ils firent une chute d’une dizaine de mètre et s’écrasèrent au sol sans parvenir à se rattraper, avec un bruit étouffé par le tissu de leurs armures. Ark se jeta à son tour sur l’Empereur, brandissant une chaise au-dessus de sa tête. Enerland se protégea de son bras, et le meuble vola en éclat. Il envoya un coup de pied qui atteignit le prince de Nornfinn aux côtes et le projeta à terre, le souffle coupé. Puis l’Empereur tordit son torse en arrière pour éviter un coup d’épée de Vaughan ; il neutralisa le maître d’arme d’un coup de poing qui fit craquer ses os sous la violence du coup. Vaughan tomba à son tour, lâchant son épée qu’Enerland attrapa au vol ; se tournant vers Thorsfeld avec dans les yeux l’exaspération de celui dont le plan vient d’être retardé par une bande de gamins turbulents, il lança Malarys avec une vitesse et une précision bien au-delà de ce que pouvait accomplir un humain.
L’arme ne mit qu’une fraction de seconde pour atteindre l’endroit où se tenait l’ex-Dieu-Roi. Il s’était relevé, et avait profité du temps que les autres lui avaient offert pour porter la couronne à sa tête. Il était sur le point de la poser sur son chef lorsqu’il vit l’épée. Elle n’avait plus qu’un mètre à parcourir avant de se planter dans son cœur. Il posa la couronne sur sa tête au moment exact où la pointe d’acier entrait en contact avec la peau de sa poitrine.
En un éclair, toute la lumière qui pénétrait dans la salle du trône vacilla. Cela ne dura qu’une fraction de seconde, un temps infime où le temps sembla clignoter sans savoir s’il devait s’arrêter où poursuivre son cours. L’instant d’après, le Dieu-Roi se tenait en haut de l’estrade, un sourire triomphal sur le visage, la couronne étincelante sur sa tête. L’épée de Vaughan tomba à terre à plusieurs mètres de lui avec un bruit métallique.
La couronne sembla fondre sur sa tête ; elle se liquéfia, et changea de forme pour redevenir le symbole du Dieu-Roi qu’elle était avant d’entrer en la possession de Samahl Enerland. Ses vêtements se transformèrent en une armure d’acier et de verre, et une longue cape noire fila sur ses épaules.
Le Dieu-Roi était de retour.
Thorsfeld exultait. Pour la première fois depuis des jours, il se sentait vivant. Son esprit était clair, et tous les nuages orageux qui l’embrumaient avaient disparus. Le monde lui semblait encore plus beau qu’avant sa chute, et tout autour de lui, la teinte grisâtre qu’avait peu à peu adoptée son champ de vision avait laissé la place à des couleurs vibrantes et magnifiques. Il inspira une grande bouffée d’air frais.
Tous ses pouvoirs n’étaient pas revenus, il le sentait. Dans ses muscles et dans son sang courait une infime fraction de sa puissance d’antan ; quant au reste… Il le savait, Enerland possédait à l’instant présent plus de pouvoir que lui. Il avait porté la couronne pendant six ans et s’était emparé de la majeure partie de sa puissance. Mais il savait enfin ce qu’il devait faire. Il savait quel chemin prendre. Et même si la destination lui déplaisait, il ne pouvait pas se permettre de s’écarter du sentier.
Enerland fit quelques pas en regardant le Dieu-Roi. Le retour de Thorsfeld n’avait pas modifié l’expression de dédain sur son visage.
Thorsfeld mit un pied devant l’autre, et en un instant, il avait traversé la salle et se tenait près du trône dans lequel était assise Freya. Il sentait sa respiration et le battement de son cœur, mais ils semblaient si loin… Et pourtant, il ressentait avec une précision acérée le moindre mouvement de poussière autour de lui. La tête de la jeune fille était affaissée sur sa poitrine, et un long filet de sang coulait le long des lames de marbres qui l’avaient empalée sur le trône. Il attrapa son menton et lui releva la tête, comme pour observer son visage.
Il tourna son regard vers le plafond.
Et il disparut de la même façon que le Dieu-Roi était apparu, dans un éclair sombre qui gela la lumière ambiante. Thorsfeld sentit la puissance d’Enerland s’éloigner vers le sommet du palais ; mais il avait d’autres chats à fouetter avant de s’occuper de l’Empereur.
Il se tourna de nouveau vers Freya et utilisa ses pouvoirs pour retirer les pieux de marbre qui la clouaient au trône. Il le fit sans aucun ménagement, et le corps de Freya fut secoué d’un spasme, mais elle n’eut aucune réaction. La douleur ne la sortit pas de son coma ; son corps s’affaissa simplement sur le siège, et glissa le long de la pierre lisse du dossier en laissant une trainée écarlate dans son dos. Les lames de marbre volèrent en éclat en tombant au sol. Thorsfeld attrapa la jeune fille inconsciente par l’arrière du col, et traina son corps inerte jusqu’en bas de l’estrade.
Il s’arrêta pour regarder autour de lui. Mirridian et Lieros aidaient Ark à se relever. Vaughan était assis contre une colonne, l’air absent.
Thorsfeld avait lâché Freya. Son corps flottait maintenant à un mètre du sol, juste en face de lui. Il détourna son regard de la jeune fille pour fixer le prince de Nornfinn.
Il désignait Freya. Il joignit l’index et le majeur, et posa ses doigts au centre de la poitrine de la jeune fille, juste en dessous des clavicules. Aussitôt, les auréoles rouges qui souillaient ses vêtements au niveau de ses blessures se résorbèrent. Les trous que les lames avaient ouverts dans le tissu ne se refermèrent pas, mais ses plaies se cicatrisèrent à une vitesse prodigieuse. Bientôt, elle n’avait plus une seule blessure apparente.
Thorsfeld la gifla vigoureusement.
Elle ouvrit les yeux. Aussitôt, Thorsfeld relâcha son emprise sur elle et elle s’effondra au sol. Elle eut un hoquet et toussa comme si elle venait de boire la tasse. Enfin, elle leva les yeux vers le Dieu-Roi ; ses yeux oscillaient de droite à gauche sous l’effet de l’étonnement.
Elle se mit à genoux, mais elle était trop affectée pour se mettre totalement debout.
Aucune réponse.
Freya mit quelques secondes à répondre. Elle eut une dernière toux, et fixa le sol.
Elle leva la tête vers lui. Il attrapa son visage d’une main de fer avec assez de force pour lui faire mal, et posa son pouce sur l’œil qu’il avait crevé six ans auparavant. Lorsqu’il le retira, la cicatrice qui lui barrait la joue était toujours là, mais son œil voyait de nouveau. Sa pupille brillait du même rouge profond que le halo du Dieu-Roi.
Il se détourna d’elle et fit quelques pas en direction d’Ark.
Il n’y avait aucune peur dans la voix d’Ark, ni aucune déférence. Thorsfeld aurait aimé inspirer plus de respect et de peur chez le prince, mais peu importait ; il savait exactement ce qu’il devait faire, comme si son pouvoir retrouvé lui murmurait la marche à suivre à l’oreille. Et Ark avait son rôle à jouer.
Vaughan sursauta, comme étonné que le Dieu-Roi s’adresse soudainement à lui.
Freya s’était relevée. Elle s’était de nouveau saisie d’Edelynenlassja, qui s’était échappée de ses mains lorsque Samahl Enerland l’avait attaquée par surprise.
Thorsfeld s’approcha d’elle, en veillant bien à rester hors de portée de sa lame. Il ne pouvait prévoir si elle décidait de l’attaquer subitement, et Enerland avait raison : s’il lui laissait la moindre occasion de faire un miracle, elle le ferait. N’était-ce pas ce qu’il attendait d’elle en la jetant dans cette bataille? Mais si quelqu’un pouvait retenir ces monstres, c’était elle. Elle était habituée aux miracles.
Il lui lança un regard amusé et sûr de lui. Il le pouvait enfin. Il n’était plus à l’agonie, et son chemin lui semblait enfin dégagé. C’était une sensation grisante. La certitude.
Elle lui répondit avec un regard de défi, qu’elle lui lança de ses deux yeux valides. Ses pupilles orange et rouge étaient gorgées de couleurs si éclatantes qu’elles semblaient luire dans l’ombre, éclairant la beauté austère de son visage.
Puis il disparut dans un éclair de ténèbres.
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