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Chapitre 38
La capitale du néant
Thorsfeld ne mit pas longtemps à retrouver la trace d’Enerland.
Il ne sentait plus sa présence, mais il avait détecté que l’Empereur s’était déplacé vers le sommet du palais. Lorsqu’il arriva au milieu du jardin, sur le toit de la ville, il se souvint de la discussion qu’il avait eue, quelques heures plus tôt, avec lui et Ark. Cela paraissait si loin, maintenant… Les évènements s’étaient enchaînés trop vite pour qu’il ait le temps de les assimiler correctement. Mais il ne pouvait pas s’attarder pour méditer sur le passé : il avait lancé son plan, désormais, et ce dernier ne s’achèverait qu’à son retour. Victorieux ou défait…
Il fit quelques pas vers le kiosque de pierre qui trônait au centre du jardin. Sous le ciel nocturne, il n’était plus la charmante petite bâtisse emprisonnée dans la verdure qu’il était plus tôt ; sa masse sombre attirait le regard comme un trou noir béant au centre du gazon. Il attirait d’ailleurs un peu trop le regard de Thorsfeld…
Il s’en approcha. Les fleurs qu’Ark avait appelé Aurores de Minuit étaient ouvertes. Elles brillaient d’une douce lumière mordorée qui irradiaient plantes et arbustes autour d’elles. Thorsfeld se souvenait qu’Enerland leur avait donné le nom de Fleurs aux Aguets. Elles s’ouvraient lorsqu’elles décelaient un mouvement. L’Empereur était passé par là.
Le kiosque était creux. Il le sentait ; la masse de pierre qui aurait dû constituer son cœur était absente. Il dut se concentrer pour détecter l’ouverture. Il passa un doigt le long d’un mur, ignorant le lierre qui courait le long de la pierre, et la surface s’ouvrit en deux avec un raclement sourd ; il savait que cela devait arriver, il l’avait senti, mais il ne put pas s’empêcher d’être surpris. Il n’était plus habitué à ce que l’univers lui obéisse avec autant d’empressement.
L’intérieur du kiosque était en effet creux. Trois torches étaient allumées, projetant une lumière chaude et vive sur les murs de pierre. Au centre de la pièce dissimulée se trouvaient trois piliers massifs, placés autour d’un trou béant. Thorsfeld jeta un œil dans l’abîme ; il eut une sensation de vertige saisissante, comme si ce trou était dénué de fond. L’endroit rappelait à Thorsfeld une pièce semblable de Dole-Halsring : l’ascenseur du Termalath. Dans sa tour, ce mécanisme lui permettait de traverser la surface de Dromengard pour se rendre de l’autre côté, à l’extérieur de la planète, dans le néant infini. L’Empereur aurait-il… ?
Et sans se laisser le luxe de la réflexion, il sauta dans le vide.
Le Dieu-Roi avait disparu de la salle du trône depuis quelques secondes seulement lorsque Freya rangea Edelynenlassja dans son fourreau. Elle posa les mains sur son torse et sa poitrine, vérifiant la régularité de sa respiration. Elle se sentait bien, seulement tiraillée par la douce tension qui précédait les batailles. Son nouvel œil lui révélait des profondeurs qui lui étaient dissimulées depuis des années.
Vaughan s’approcha d’elle. Il se servait de son épée comme d’une canne, mais sa jambe n’était presque plus douloureuse.
Ark était immobile à quelques mètres d’eux, entouré de ses Skryggars.
Elle lança à Ark un regard dans lequel il ne put déceler aucune crainte, seulement une détermination à toute épreuve, cette même résolution qui avait toujours habité la Freya qu’il connaissait.
Il se retourna et se dirigea vers la porte, qui était restée fermé depuis que Freya était entrée.
Elle ne répondit pas.
Il se tourna vers elle et lui envoya un sourire qui se voulait confiant.
Freya ne répondit pas, mais elle sourit à son tour. Elle fit un signe de tête à Vaughan, et ils sortirent de la salle du trône avec Ark en tête. Lorsqu’ils ouvrirent la vaste porte, Mars et Lyn se tournèrent vers eux avec une expression légèrement endormie, qui se modifia bien vite lorsqu’ils repérèrent Mirridian et Lieros, qu’ils n’avaient vus pénétrer dans la salle du trône à aucun moment. Ils parurent plus perplexes encore lorsqu’ils virent l’état des vêtements de Freya, et son nouvel œil à l’iris rouge. Elle ne leur laissa pas le temps de parler.
Mars et Lyn lui jetèrent un regard entendu.
Et ils se mirent à courir.
Thorsfeld parcourut en quelques secondes les dizaines de kilomètres qui séparaient Dromengard du Termalath. Il se sentit tomber dans les ténèbres pendant un temps qui lui sembla infini, jusqu’à ce que la gravité s’inverse et le rattrape. Il utilisa alors son pouvoir pour se propulser jusqu’au bout de l’interminable tunnel. Ce dernier était parfaitement découpé dans la roche, avec une régularité parfaite sur toute sa longueur. Thorsfeld se demanda combien de temps il avait fallu à Enerland pour réaliser cette excavation en utilisant ses pouvoirs.
Finalement, il arriva au bout de son périple. Un rayon de lumière lui indiqua qu’il avait atteint l’extrémité du tunnel ; celui-ci était obstrué par ce qui lui semblait être un bouchon de métal, qui ne laissait paraitre à ses extrémités qu’un mince cercle de lumière. Puis il comprit : c’était l’ascenseur qu’Enerland avait créé pour descendre au Termalath. Ils avaient vraiment procédé tous les deux de la même façon.
Il passa à travers le sol de l’ascenseur tel un spectre. Lorsque ses yeux passèrent le niveau du plancher, il put constater que l’arrivée de l’ascenseur était identique à la pièce secrète située sous le kiosque du jardin : une petite salle circulaire illuminée par trois torches. Il remonta quelques marches tout en restant sur ses gardes, mais l’Empereur n’était plus là.
Il regarda autour de lui : il se trouvait dans ce qui semblait être une chambre. Le sol était couvert d’un vieux parquet qui craqua sous ses pieds. La pièce n’était pas vaste, mais elle était haute de plafond ; au mur, des tapisseries, des étagères remplies de livres et quelques tableaux poussiéreux décoraient l’endroit, ainsi qu’une haute fenêtre entourée de rideaux bordeaux. À l’extérieur, Thorsfeld apercevait le ciel sombre constellé de trainées de lumières et de nuages immobiles qui lui étaient si familiers. L’endroit était plongé dans un silence sépulcral, pesant : le bruit du néant. Thorsfeld en était sûr ; il se trouvait bien dans le Termalath. Plus précisément, dans un château au milieu du Termalath.
Il passa une porte, puis une autre. Toutes les salles étaient décorées dans le même style vieillot mais luxueux, comme l’écho lointain d’un royaume rattrapé par le temps. Il traversa une bibliothèque remplie de vieux grimoires, dont certains étaient empilé négligemment sur les rayonnages, ouvertes, lus et laissés là par un propriétaire peu méticuleux… ou trop occupé. Il eut l’envie un peu ridicule de posséder ces livres, comme un collectionneur enragé ; mais il se souvint que si ces livres existaient à Dromengard, alors ils se trouvaient aussi dans sa propre bibliothèque, à Dole-Halsring. Il chassa ces réflexions de son esprit ; il avait mieux à faire que de penser à de vieux bouquins
La salle suivante était une longue galerie ; d’un côté, le mur était couvert de miroirs rendus ternes par la poussière. De l’autre, les fenêtres étaient obstruées par de lourds rideaux écarlates. D’un geste de la main, Thorsfeld écarta les rideaux ; la lumière des étoiles illumina les silhouettes sombres disséminées dans la salle. Et Thorsfeld sut d’où venait l’odeur âcre qui agressait ses narines : les formes sombres révélèrent des tables, des établis et des outils, ainsi que de nombreux cadavres attachés, disséqués, parfois démembrés. Il y en avait des dizaines, sinistres restes des expériences de Samahl Enerland. La peste blanche les avaient tous parés de cheveux blancs et d’yeux oranges ; certains avaient encore une apparence humaine, d’autres étaient plus proche de l’Ombergeists. Sur une étagère, des mains et des têtes étaient alignés, dans un état progressif de transformation, de l’humain à l’Ombergeist. Le sol et les établis étaient constellés de particules orange qui luisaient dans l’ombre. Ça n’était pas plus gros que des grains de poussière, et leur couleur rappelait la lueur maladive qui émanait des Ombergeists. Thorsfeld fit le tour de la pièce, et passa une nouvelle porte.
Une salle beaucoup plus grande s’ouvrit devant lui. Elle était plus propre et moins glauque. De fait, il l’avait déjà vue : c’était la salle du trône qu’Enerland leur avait montré dans son souvenir. Il sut alors ce qu’était cet endroit : une reproduction exacte du palais d’Hoelragan, la demeure que Samahl Enerland avait quittée lorsqu’il était devenu Empereur.
Il s’approcha d’une fenêtre. C’était celle qu’il avait brisée, des années auparavant, lorsqu’il était apparu pour se venger d’Altwyn Enerland. Elle ne présentait aucun signe de dégât. Il jeta un œil en contrebas ; il y vit le pied du château, reposant seulement sur un lit rocheux, contre lequel venaient mourir les paisibles vaguelettes de l’océan noir. Quelques petits pics de pierre couleur d’ébène venaient troubler la surface d’huile de cette mer qui recouvrait la quasi-totalité de l’extérieur de Dromengard. Autour du château, des rayons de lumières se détachaient de la surface de l’océan, comme d’interminables colonnes ondulantes qui brillaient comme autant d’échos des milliers de vies réfugiées à Dolenhel. Elles semblaient ondoyer de peur, comme répondant à la terreur des humains qui se serraient les uns contre les autres à l’intérieur de Dromengard. Il prit un instant pour constater qu’elles luisaient beaucoup plus faiblement que toutes celles qu’il avait observées jusqu’à présent, avant de se détourner de la fenêtre.
Tout le palais était empli d’une mélancolie qui suintait des murs et coulait des plafonds. La lumière grise du Termalath illuminait chaque pièce avec une lueur à la fois inquiétante et fascinante. Thorsfeld se sentait néanmoins mal à l’aise dans cette relique du passé qui n’avait rien à faire à l’extérieur de Dromengard. Celui qui avait construit ce mausolée d’un temps révolu n’était pas loin. Il sentait sa présence.
Il était temps d’aller à sa rencontre.
Dolenhel était la proie d’une panique soudaine et totale.
Freya avait quitté Vaughan à la sortie du palais. Il avait rejoint sa monture et était parti sonner toutes les cloches de la ville, prévenir toutes les garnisons. Quant à elle, elle avait retrouvé Ilfling là où elle l’avait laissé lorsqu’elle s’était précipitée chez Aarland pour le confronter. C’était moins d’une heure auparavant, et pourtant, cela paraissait si loin…
Lieros et Mirridian avaient déjà disparus dans la nuit. Il monta à l’arrière d’Ilfling, qui renâcla sous le poids du Prince, mais se mit néanmoins au galop lorsque Freya talonna ses flancs.
Au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’entrée de la cité souterraine, la ville se transformait sous leurs yeux, passant chaque minute un peu plus de la cité en fête à la forteresse assiégée. Au loin, de plus en plus de cloche et de cors se faisaient entendre, et la ville fut bientôt envahie d’un mouvement de foule paniqué. Des régiments de soldats couraient en tous sens pour canaliser la population, et plus encore de gens armés se dirigeaient vers les remparts. Le moment que tous craignaient était enfin arrivé, et avait mis une fin impromptue aux festivités du jubilé.
Freya resta silencieuse quelques secondes.
Ils ne dirent pas un mot de plus avant d’arriver devant l’entrée de la cité souterraine. Une foule compacte s’engouffrait déjà sur la rampe qui s’enfonçait vers les souterrains, endiguée par des soldats volontaires qui semblaient éprouver la même peur que ceux qu’ils devaient rassurer. Ark sauta à terre, libérant Ilfling de son poids.
Elle serra de nouveau les rennes et fit faire demi-tour à sa monture. Ark la retint en se plaçant juste à côté du flanc de l’animal.
Elle se tourna vers lui sur sa selle. Ses lèvres ne formaient pas vraiment un sourire, mais elles ne lui donnaient pas son habituel air contrarié, ce qui était déjà quelque chose.
Il lui sourit, et hocha la tête d’un air entendu. Puis il lui tourna le dos et s’engagea sur le chemin de la cité souterraine. Freya talonna les flancs d’Ilfling, qui partit au galop vers les remparts.
Les cloches sonnaient, et de toute la ville s’élevait la rumeur de la foule terrifiée. Mais elle se sentait bien. Elle se sentait vivante ; elle avait éprouvé une joie féroce à participer à des dizaines de batailles avant celle-là, et elle allait une fois de plus lever l’épée avec une ferveur inébranlable.
Alors qu’elle se préparait au combat en sentant le vent caresser ses cheveux, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux paroles d’Ark. Elle ferait ce qu’il lui avait demandé : elle ne mourrait pas. Même seule face à des milliers d’ennemis invincibles, elle survivrait. Jusqu’au retour de Thorsfeld. Car la bataille aurait beau la remplir d’adrénaline, elle aurait beau faire couler des torrents de feu dans ses veines, elle ne se terminerait pas moins par le moment où elle devrait rembourser sa dette au Dieu-Roi. Aux yeux de Thorsfeld, elle lui devait bien plus que la vie et un nouvel œil. Pour lui, elle avait une dette vieille de six ans que sa vie ne suffirait pas à rembourser.
Elle ne savait pas si elle pourrait éviter la mort, lorsque Thorsfeld reviendrait. Mais tout ce qui comptait, c’était ce qui allait précéder ce moment. Et d’ici-là, elle le savait, elle serait invincible.
Samahl Enerland était installé sur le toit du château d’Hoelragan, au milieu du Termalath. L’endroit était dénué du luxe végétal qui régnait sur son équivalent de Dolenhel, mais il était chargé de souvenirs ; c’étaient eux qui avaient toujours donné sa valeur au vieux château et à ses pierres roses, qui n’avait jamais brillé par son extravagance ni par sa beauté. Hoelragan était plus forte de ses traditions et de son aspect rustique que de sa modernité, qui avait souvent eu tendance à être emportée par la pluie et le vent de Juenland.
Pour l’heure, l’Empereur observait l’étendue infinie du néant. Le ciel noir du Termalath était zébré par les centaines d’étoiles qui filaient entre les nuages sombres ; leur lumière donnait à ces derniers une apparence cyclopéenne, comme s’ils étaient constitués de pierre mise en suspens par magie au-dessus de l’océan qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Et qui pouvait dire que ce n’était pas le cas ?
Enerland ne se retourna pas lorsque Thorsfeld pénétra à son tour au sommet du château.
Samahl Enerland se releva et fit face à Thorsfeld. Ce dernier pouvait voir que l’Empereur n’avait plus rien du vieillard dont il avait fait la connaissance. Il semblait rajeuni de quinze ans, malgré la pâleur cadavérique de la partie droite de son visage, qui était celle d’un Alyv. Il ne ressemblait pas non-plus au jeune homme effacé que le souvenir lui avait montré. Face à Thorsfeld se dressait un homme doté d’une carrure solide, du port de celui qui a triomphé de mille batailles, et ses yeux étaient habités d’une lueur d’intelligence féroce.
L’Empereur se pencha sur une rambarde, au bord du vide ; son regard s’était de nouveau perdu vers l’horizon.
Thorsfeld le voyait, l’Empereur était habité par son discours C’est à peine s’il faisait attention à lui, alors qu’il arpentait le toit du château en faisant de grands geste, la voix emplie de trémolos.
Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles Enerland toisa Thorsfeld d’un air que le Dieu-Roi n’arrivait pas à déchiffrer. Puis il reprit la parole.
Thorsfeld ne savait pas s’il était convaincu. C’était impossible, il savait pertinemment qu’Edelyn et Addaltyn n’existaient pas. C’étaient des inventions humaines, tout comme les autres habitants de Santengard et toute la mythologie de Dromengard. Cette dernière ne comptait que très peu d’épisodes véridiques. Alors pourquoi était-il aussi incertain ? Pourquoi les mots d’Enerland avait-ils autant d’impact sur lui ? Était-ce cela, son ennemi, le Printemps ? Et si cette Église mystérieuse était plus que la secte d’illuminés que Mirridian avait décrite ? Enerland avait raison. Malgré son impossible mort, malgré le nombre d’incohérences qui s’étaient déroulées sous ses yeux, il n’avait jamais perdu ses certitudes. Il était toujours parti de l’idée que son monde était tel qu’il l’avait laissé en disparaissant, mais peut-être qu’il n’en était rien. Peut-être qu’il était temps pour lui de douter.
Et en un instant, il se trouvait derrière Thorsfeld.
Le Dieu-Roi n’eut pas le temps de se retourner avant de ressentir la douleur dans son dos.
Freya avait les yeux rivés sur la brume. Rien ne semblait avoir changé par rapport aux derniers jours, et pourtant, elle le savait, une armée de monstre pouvait en surgir d’un moment à l’autre. Autour d’elle, des centaines de soldats courraient rejoindre leur poste sur le mur. Vaughan avait établi un plan de défense qui assignait à chaque combattant une place sur les murs de la ville, et chacun s’y rendait avec un discipline surprenante, surtout considérant que la majorité des forces de défense étaient constituée de miliciens et de volontaires. Sur les remparts se trouvaient plus d’artisans, de scribes et de commerçants que de soldats entraînés et expérimentés. C’était le prix à payer pour avoir une chance face aux Ombergeists. Beaucoup vivraient leur première bataille face aux adversaires les plus terrifiants que Dromengard avait à leur opposer. Peu survivraient. Et pour une montagne de cadavres humains, combien d’Ombergeists seraient vaincus ?
Pour l’instant, Freya était réduite à l’immobilité. Des serviteurs avaient amené son armure, et étaient affairés autour d’elle à la vêtir d’acier. Elle ne savait pas si cela lui serait utile face aux Ombergeists, qui semblaient pouvoir arracher le bois et le métal aussi aisément qu’une épée coupe de la neige, mais elle ne pouvait pas défiler devant ses hommes simplement vêtue de sa tunique. Tout ce qui pouvait aider à rassembler les miettes de moral qui subsistaient au fond de chaque soldat était bienvenu.
Mars, Lyn et Klov s’étaient dirigés vers le Sud de la ville. Rowan était parti vers les remparts Est, non sans avoir au passage réveillé Halek et brisé sa chaîne d’un coup de hache. Ce dernier avait rejoint Levi à l’Ouest de la ville.
Elle baissa la voix pour ne pas être entendue des soldats qui passaient entre elle et son Capitaine.
Alrone dégaina son épée. Elle avait manié cette arme depuis qu’elle combattait aux côtés de Vaughan, lors de la guerre de conquête ; elle l’avait acheté une fortune en espérant ne jamais la voir brisée, un rêve qui s’était envolé lorsque Freya l’avait mise en morceau d’un coup de pied lors de leur premier combat. Elle portait toujours cette même épée, qui était restée brisée quelques centimètres après la garde ; ses pouvoirs d’Alyv lui permettaient de matérialiser une lame plus coupante que n’importe quel acier, aussi bien affuté soit-il, tout en l’empêchant d’oublier sa défaite contre cette gamine qui avait triomphé d’elle, la plus fine lame parmi les apprentis de Vaughan.
Freya le savait, mais elle ne put s’empêcher de fixer le sol. Elle ne craignait pas la pression. Elle s’était habituée à ce qu’on attende plus d’elle qu’elle ne pouvait accomplir, et elle avait toujours dépassé les attente. Non, ce qui la rendait anxieuse, c’était la certitude que la défaite était inévitable face aux Ombergeists de Samahl Enerland. Il avait raison. Elle ne pouvait être partout, et les soldats ne pourraient pas éternellement repousser les invincibles abominations. Ils mourraient par centaines, et elle ne pouvait rien y faire.
Freya était enfin en armure. Sa cape écarlate volait sur son flanc, portée par le vent glacé qui battait les murs de Dolenhel. Alrone dirigea son cheval vers la rampe qui la mènerait à son poste, sur le mur nord.
Elle talonna les flancs de sa monture et en quelques secondes, elle avait disparu dans la cohue. Freya ne trouva rien à lui répondre, et la regarda partir avec appréhension. Jamais aucun des Dix n’avait eu ce genre de discours. Parce que jamais aucun d’eux n’avait envisagé la possibilité de mourir lors d’une bataille.
Freya chassa les mots d’Alrone de son esprit. Évidemment que tout le monde survivrait. Ç’avait toujours été le cas.
Aidée d’un aide de camp, elle monta en selle. Ilfling fut agité d’un sursaut lorsqu’il se trouva chargé du poids de sa cavalière et de son armure, mais il ne protesta pas. Elle le fit partir au pas entre les rangs de soldats désormais massés en rangées compactes à l’extrémité du chemin de ronde. Tous levèrent le poing à son passage, et elle tendit Edelynenlassja vers eux. Le fourreau de l’épée produisit un son ferme et plein lorsqu’il heurta chaque main serrée, comme pour transmettre à ces hommes et ces femmes qui s’apprêtaient à mourir pour leur ville un peu de la puissance de l’épée qui avait détrôné un Dieu.
Freya n’était pas douée pour les discours. L’éloquence était la spécialité de Vaughan, pas la sienne. Mais elle s’inspira de son mentor pour lancer quelques mots au bataillon qui défendrait le mur à ses côtés.
Des centaines de voix reprirent en cœur ces derniers mots, scandant à l’unisson les paroles de Freya. Bientôt, la litanie se propagea tout autour des murs, et les centaines de voix devinrent des milliers, qui se répercutèrent en écho sur chaque pierre de la ville.
Puis peu à peu, le silence se fit. Freya regarda en direction de la brume, qui était désormais constellée de points lumineux. Une lueur brune éclairait les relents de brouillard d’une aura maladive. Le vent cessa de souffler, les nuages arrêtèrent de se mouvoir alors que les derniers flocons de neige s’écrasaient au sol. Le silence se fit, et les unes après les autres, toutes les torches bleues qui avaient éclairées la ville depuis le début du jubilé s’éteignirent, plongeant Dolenhel dans la pénombre comme une vague de ténèbres se propageant vers le centre de la ville. Lorsque s’éteignit la dernière flamme, la cité se trouva étreinte par un silence de mort. Sous la lumière fantomatique du soleil de nuit, Dolenhel retint son souffle.
Puis les étoiles orange qui hantaient la brume se mirent en mouvement. Le son crépitant des Ombergeists se fit entendre, ce résidu de silence infâme, si faible qu’il en était presque inaudible, et si fort qu’il semblait emplir l’espace de sa présence. En un instant, c’est une horde grouillante de silhouettes monstrueuses qui se rua vers la ville.
Freya dégaina Edelynenlassja et serra la poignée de son épée plus forte qu’elle ne l’avait jamais serrée.
La bataille contre l’armée du silence venait de débuter.
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