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Chapitre 38
La capitale du néant

Thorsfeld ne mit pas longtemps à retrouver la trace d’Enerland.

Il ne sentait plus sa présence, mais il avait détecté que l’Empereur s’était déplacé vers le sommet du palais. Lorsqu’il arriva au milieu du jardin, sur le toit de la ville, il se souvint de la discussion qu’il avait eue, quelques heures plus tôt, avec lui et Ark. Cela paraissait si loin, maintenant… Les évènements s’étaient enchaînés trop vite pour qu’il ait le temps de les assimiler correctement. Mais il ne pouvait pas s’attarder pour méditer sur le passé : il avait lancé son plan, désormais, et ce dernier ne s’achèverait qu’à son retour. Victorieux ou défait…

Il fit quelques pas vers le kiosque de pierre qui trônait au centre du jardin. Sous le ciel nocturne, il n’était plus la charmante petite bâtisse emprisonnée dans la verdure qu’il était plus tôt ; sa masse sombre attirait le regard comme un trou noir béant au centre du gazon. Il attirait d’ailleurs un peu trop le regard de Thorsfeld…

Il s’en approcha. Les fleurs qu’Ark avait appelé Aurores de Minuit étaient ouvertes. Elles brillaient d’une douce lumière mordorée qui irradiaient plantes et arbustes autour d’elles. Thorsfeld se souvenait qu’Enerland leur avait donné le nom de Fleurs aux Aguets. Elles s’ouvraient lorsqu’elles décelaient un mouvement. L’Empereur était passé par là.

Le kiosque était creux. Il le sentait ; la masse de pierre qui aurait dû constituer son cœur était absente. Il dut se concentrer pour détecter l’ouverture. Il passa un doigt le long d’un mur, ignorant le lierre qui courait le long de la pierre, et la surface s’ouvrit en deux avec un raclement sourd ; il savait que cela devait arriver, il l’avait senti, mais il ne put pas s’empêcher d’être surpris. Il n’était plus habitué à ce que l’univers lui obéisse avec autant d’empressement.

L’intérieur du kiosque était en effet creux. Trois torches étaient allumées, projetant une lumière chaude et vive sur les murs de pierre. Au centre de la pièce dissimulée se trouvaient trois piliers massifs, placés autour d’un trou béant. Thorsfeld jeta un œil dans l’abîme ; il eut une sensation de vertige saisissante, comme si ce trou était dénué de fond. L’endroit rappelait à Thorsfeld une pièce semblable de Dole-Halsring : l’ascenseur du Termalath. Dans sa tour, ce mécanisme lui permettait de traverser la surface de Dromengard pour se rendre de l’autre côté, à l’extérieur de la planète, dans le néant infini. L’Empereur aurait-il… ?

  • Oh, Samahl, Samahl, murmura Thorsfeld. Si semblables, toi et moi.

Et sans se laisser le luxe de la réflexion, il sauta dans le vide.

Le Dieu-Roi avait disparu de la salle du trône depuis quelques secondes seulement lorsque Freya rangea Edelynenlassja dans son fourreau. Elle posa les mains sur son torse et sa poitrine, vérifiant la régularité de sa respiration. Elle se sentait bien, seulement tiraillée par la douce tension qui précédait les batailles. Son nouvel œil lui révélait des profondeurs qui lui étaient dissimulées depuis des années.

  • Nous devons sonner l’alerte, dit-elle soudainement. Les Ombergeists vont arriver.

Vaughan s’approcha d’elle. Il se servait de son épée comme d’une canne, mais sa jambe n’était presque plus douloureuse.

  • Ça ira ? lui demanda Freya.
  • C’est toi qui me demande ça ? Ne t’en occupe pas. Je t’ai crue morte, bon sang !
  • Je vais bien, répondit-elle.

Ark était immobile à quelques mètres d’eux, entouré de ses Skryggars.

  • Tu vas vraiment le faire ? lança-t-il à Freya. Tu vas te battre et te livrer à lui après tout ça ?

Elle lança à Ark un regard dans lequel il ne put déceler aucune crainte, seulement une détermination à toute épreuve, cette même résolution qui avait toujours habité la Freya qu’il connaissait.

  • Nous n’avons pas le choix. Nous allons nous battre. Pas pour lui, mais pour Dolenhel ; nous devons survivre. Quant à ce qui se passera ensuite… J’y réfléchirai plus tard. Nous avons à faire.
  • Nous sommes d’accord sur ce point, lui lança le Prince de Nornfinn.

Il se retourna et se dirigea vers la porte, qui était restée fermé depuis que Freya était entrée.

  • Ark ? lança-t-elle.
  • Oui ?
  • S’il y a vraiment un dragon dans la cité souterraine… Si Thorsfeld dit vrai… Tu pourras y faire quelque chose ?
  • Au ton de ta voix, je dirai que tu ne doutes pas de ma capacité à maîtriser ce dragon. Ce que tu te demandes, c’est si je vous aiderai dans votre bataille. Je me trompe ?

Elle ne répondit pas.

  • Dans ce combat, nous ne sommes pas ennemis, dit-il. Nous ne nous battons pas pour l’Empire, ni pour Nornfinn. Simplement pour survivre. Et crois-moi, je compte bien m’en tirer. Je compte bien voir la fin de cette bataille, et retourner à Nornfinn. J’ai une famille à retrouver.

Il se tourna vers elle et lui envoya un sourire qui se voulait confiant.

  • On se croisera sur le champ de bataille.

Freya ne répondit pas, mais elle sourit à son tour. Elle fit un signe de tête à Vaughan, et ils sortirent de la salle du trône avec Ark en tête. Lorsqu’ils ouvrirent la vaste porte, Mars et Lyn se tournèrent vers eux avec une expression légèrement endormie, qui se modifia bien vite lorsqu’ils repérèrent Mirridian et Lieros, qu’ils n’avaient vus pénétrer dans la salle du trône à aucun moment. Ils parurent plus perplexes encore lorsqu’ils virent l’état des vêtements de Freya, et son nouvel œil à l’iris rouge. Elle ne leur laissa pas le temps de parler.

  • Allez chercher tous les autres, leur lança-t-elle. Prenez les armes, équipez-vous. Je veux voir un membre de la Garde sur chaque mur dans cinq minutes.
  • Où est l’Empereur ? demanda Lyn.
  • Il est… en sécurité, dit-elle en espérant que ce n’était pas le cas – elle ne pouvait s’empêcher d’espérer que Thorsfeld triomphe de lui. Vous n’avez rien entendu ?
  • Entendu quoi ? fit Mars. Pourquoi est-ce que tu…
  • Peu importe, l’interrompit-elle. Nous n’avons pas le temps.
  • Mais qu’est-ce qui se passe, à la fin ? demanda Lyn.
  • Qu’est-ce qui se passe ? fit Freya en s’arrêtant à la hauteur de sa camarade. Une horde d’Ombergeists est sur le point d’attaquer la ville. Voilà ce qui se passe. Peu importe comment je le sais, peu importe la raison : dans quelques minutes, Dolenhel va devenir le pire champ de bataille que nous ayons jamais vu. Alors, que fait-on ?

Mars et Lyn lui jetèrent un regard entendu.

  • Aux armes, murmura Mars.
  • C’est ce que je pensais.

Et ils se mirent à courir.

Thorsfeld parcourut en quelques secondes les dizaines de kilomètres qui séparaient Dromengard du Termalath. Il se sentit tomber dans les ténèbres pendant un temps qui lui sembla infini, jusqu’à ce que la gravité s’inverse et le rattrape. Il utilisa alors son pouvoir pour se propulser jusqu’au bout de l’interminable tunnel. Ce dernier était parfaitement découpé dans la roche, avec une régularité parfaite sur toute sa longueur. Thorsfeld se demanda combien de temps il avait fallu à Enerland pour réaliser cette excavation en utilisant ses pouvoirs.

Finalement, il arriva au bout de son périple. Un rayon de lumière lui indiqua qu’il avait atteint l’extrémité du tunnel ; celui-ci était obstrué par ce qui lui semblait être un bouchon de métal, qui ne laissait paraitre à ses extrémités qu’un mince cercle de lumière. Puis il comprit : c’était l’ascenseur qu’Enerland avait créé pour descendre au Termalath. Ils avaient vraiment procédé tous les deux de la même façon.

Il passa à travers le sol de l’ascenseur tel un spectre. Lorsque ses yeux passèrent le niveau du plancher, il put constater que l’arrivée de l’ascenseur était identique à la pièce secrète située sous le kiosque du jardin : une petite salle circulaire illuminée par trois torches. Il remonta quelques marches tout en restant sur ses gardes, mais l’Empereur n’était plus là.

Il regarda autour de lui : il se trouvait dans ce qui semblait être une chambre. Le sol était couvert d’un vieux parquet qui craqua sous ses pieds. La pièce n’était pas vaste, mais elle était haute de plafond ; au mur, des tapisseries, des étagères remplies de livres et quelques tableaux poussiéreux décoraient l’endroit, ainsi qu’une haute fenêtre entourée de rideaux bordeaux. À l’extérieur, Thorsfeld apercevait le ciel sombre constellé de trainées de lumières et de nuages immobiles qui lui étaient si familiers. L’endroit était plongé dans un silence sépulcral, pesant : le bruit du néant. Thorsfeld en était sûr ; il se trouvait bien dans le Termalath. Plus précisément, dans un château au milieu du Termalath.

Il passa une porte, puis une autre. Toutes les salles étaient décorées dans le même style vieillot mais luxueux, comme l’écho lointain d’un royaume rattrapé par le temps. Il traversa une bibliothèque remplie de vieux grimoires, dont certains étaient empilé négligemment sur les rayonnages, ouvertes, lus et laissés là par un propriétaire peu méticuleux… ou trop occupé. Il eut l’envie un peu ridicule de posséder ces livres, comme un collectionneur enragé ; mais il se souvint que si ces livres existaient à Dromengard, alors ils se trouvaient aussi dans sa propre bibliothèque, à Dole-Halsring. Il chassa ces réflexions de son esprit ; il avait mieux à faire que de penser à de vieux bouquins

La salle suivante était une longue galerie ; d’un côté, le mur était couvert de miroirs rendus ternes par la poussière. De l’autre, les fenêtres étaient obstruées par de lourds rideaux écarlates. D’un geste de la main, Thorsfeld écarta les rideaux ; la lumière des étoiles illumina les silhouettes sombres disséminées dans la salle. Et Thorsfeld sut d’où venait l’odeur âcre qui agressait ses narines : les formes sombres révélèrent des tables, des établis et des outils, ainsi que de nombreux cadavres attachés, disséqués, parfois démembrés. Il y en avait des dizaines, sinistres restes des expériences de Samahl Enerland. La peste blanche les avaient tous parés de cheveux blancs et d’yeux oranges ; certains avaient encore une apparence humaine, d’autres étaient plus proche de l’Ombergeists. Sur une étagère, des mains et des têtes étaient alignés, dans un état progressif de transformation, de l’humain à l’Ombergeist. Le sol et les établis étaient constellés de particules orange qui luisaient dans l’ombre. Ça n’était pas plus gros que des grains de poussière, et leur couleur rappelait la lueur maladive qui émanait des Ombergeists. Thorsfeld fit le tour de la pièce, et passa une nouvelle porte.

Une salle beaucoup plus grande s’ouvrit devant lui. Elle était plus propre et moins glauque. De fait, il l’avait déjà vue : c’était la salle du trône qu’Enerland leur avait montré dans son souvenir. Il sut alors ce qu’était cet endroit : une reproduction exacte du palais d’Hoelragan, la demeure que Samahl Enerland avait quittée lorsqu’il était devenu Empereur.

Il s’approcha d’une fenêtre. C’était celle qu’il avait brisée, des années auparavant, lorsqu’il était apparu pour se venger d’Altwyn Enerland. Elle ne présentait aucun signe de dégât. Il jeta un œil en contrebas ; il y vit le pied du château, reposant seulement sur un lit rocheux, contre lequel venaient mourir les paisibles vaguelettes de l’océan noir. Quelques petits pics de pierre couleur d’ébène venaient troubler la surface d’huile de cette mer qui recouvrait la quasi-totalité de l’extérieur de Dromengard. Autour du château, des rayons de lumières se détachaient de la surface de l’océan, comme d’interminables colonnes ondulantes qui brillaient comme autant d’échos des milliers de vies réfugiées à Dolenhel. Elles semblaient ondoyer de peur, comme répondant à la terreur des humains qui se serraient les uns contre les autres à l’intérieur de Dromengard. Il prit un instant pour constater qu’elles luisaient beaucoup plus faiblement que toutes celles qu’il avait observées jusqu’à présent, avant de se détourner de la fenêtre.

Tout le palais était empli d’une mélancolie qui suintait des murs et coulait des plafonds. La lumière grise du Termalath illuminait chaque pièce avec une lueur à la fois inquiétante et fascinante. Thorsfeld se sentait néanmoins mal à l’aise dans cette relique du passé qui n’avait rien à faire à l’extérieur de Dromengard. Celui qui avait construit ce mausolée d’un temps révolu n’était pas loin. Il sentait sa présence.

Il était temps d’aller à sa rencontre.

Dolenhel était la proie d’une panique soudaine et totale.

Freya avait quitté Vaughan à la sortie du palais. Il avait rejoint sa monture et était parti sonner toutes les cloches de la ville, prévenir toutes les garnisons. Quant à elle, elle avait retrouvé Ilfling là où elle l’avait laissé lorsqu’elle s’était précipitée chez Aarland pour le confronter. C’était moins d’une heure auparavant, et pourtant, cela paraissait si loin…

  • Je peux te déposer quelque part ? lança-t-elle à Ark en attrapant les rênes.
  • La cité souterraine, ça m’arrangerait bien.

Lieros et Mirridian avaient déjà disparus dans la nuit. Il monta à l’arrière d’Ilfling, qui renâcla sous le poids du Prince, mais se mit néanmoins au galop lorsque Freya talonna ses flancs.

Au fur et à mesure qu’ils avançaient vers l’entrée de la cité souterraine, la ville se transformait sous leurs yeux, passant chaque minute un peu plus de la cité en fête à la forteresse assiégée. Au loin, de plus en plus de cloche et de cors se faisaient entendre, et la ville fut bientôt envahie d’un mouvement de foule paniqué. Des régiments de soldats couraient en tous sens pour canaliser la population, et plus encore de gens armés se dirigeaient vers les remparts. Le moment que tous craignaient était enfin arrivé, et avait mis une fin impromptue aux festivités du jubilé.

  • Seras-tu capable de maîtriser le dragon ? demanda une nouvelle fois Freya. Et cette fois, je te demande vraiment si c’est dans tes compétences.
  • Évidemment que c’est dans mes compétences, répondit Ark, froissé. Je n’oserais pas porter le nom d’Erlang si ce n’était pas le cas. Mais Enerland a raison sur une chose : les dragons sont très possessifs de leur territoire. Si c’est bien le même dragon que lors de la guerre de conquête, alors il a dû soit le tuer pour le ressusciter ensuite – et ça parait fou, même avec les pouvoirs de Thorsfeld –, soit l’endormir pendant des années. Dans tous les cas, il a bouleversé le cycle de vie de l’animal, et je ne peux pas prévoir comment il réagira. Il a peut-être été dressé pour n’obéir à personne, qui sait ? Enerland aurait eu tout intérêt à le faire, s’il le pouvait.

Freya resta silencieuse quelques secondes.

  • Et si tu ne peux pas ? demanda-t-elle finalement. Si ce dragon reste sourd à tes paroles ? Seras-tu capable de faire ce qui doit être fait ?
  • Je le serais, fit Ark après une légère hésitation. Les vies de milliers d’innocents pèsent plus lourd que celle d’un dragon corrompu. Je saurai faire le bon choix.
  • Je te fais confiance.

Ils ne dirent pas un mot de plus avant d’arriver devant l’entrée de la cité souterraine. Une foule compacte s’engouffrait déjà sur la rampe qui s’enfonçait vers les souterrains, endiguée par des soldats volontaires qui semblaient éprouver la même peur que ceux qu’ils devaient rassurer. Ark sauta à terre, libérant Ilfling de son poids.

  • Les deux masques sont tes hommes, n’est-ce pas ? lui lança Freya. Mon meilleur pisteur n’a pas réussi à les débusquer, j’imagine donc qu’ils sauront te retrouver ?
  • Pour moi, ils sont déjà arrivés.
  • Très bien.

Elle serra de nouveau les rennes et fit faire demi-tour à sa monture. Ark la retint en se plaçant juste à côté du flanc de l’animal.

  • Tu n’es pas quelqu’un de mauvais, Freya, lui dit-il. Ça m’embêterais que tu meures. Alors fais ce que tu fais d’habitude, et survis, d’accord ?

Elle se tourna vers lui sur sa selle. Ses lèvres ne formaient pas vraiment un sourire, mais elles ne lui donnaient pas son habituel air contrarié, ce qui était déjà quelque chose.

  • Je vais faire de mon mieux, répondit-elle. Je compte aussi sur toi pour voir le soleil se lever ; le monde aura toujours besoin d’être sauvé, après cette bataille.

Il lui sourit, et hocha la tête d’un air entendu. Puis il lui tourna le dos et s’engagea sur le chemin de la cité souterraine. Freya talonna les flancs d’Ilfling, qui partit au galop vers les remparts.

Les cloches sonnaient, et de toute la ville s’élevait la rumeur de la foule terrifiée. Mais elle se sentait bien. Elle se sentait vivante ; elle avait éprouvé une joie féroce à participer à des dizaines de batailles avant celle-là, et elle allait une fois de plus lever l’épée avec une ferveur inébranlable.

Alors qu’elle se préparait au combat en sentant le vent caresser ses cheveux, elle ne pouvait s’empêcher de penser aux paroles d’Ark. Elle ferait ce qu’il lui avait demandé : elle ne mourrait pas. Même seule face à des milliers d’ennemis invincibles, elle survivrait. Jusqu’au retour de Thorsfeld. Car la bataille aurait beau la remplir d’adrénaline, elle aurait beau faire couler des torrents de feu dans ses veines, elle ne se terminerait pas moins par le moment où elle devrait rembourser sa dette au Dieu-Roi. Aux yeux de Thorsfeld, elle lui devait bien plus que la vie et un nouvel œil. Pour lui, elle avait une dette vieille de six ans que sa vie ne suffirait pas à rembourser.

Elle ne savait pas si elle pourrait éviter la mort, lorsque Thorsfeld reviendrait. Mais tout ce qui comptait, c’était ce qui allait précéder ce moment. Et d’ici-là, elle le savait, elle serait invincible.

Samahl Enerland était installé sur le toit du château d’Hoelragan, au milieu du Termalath. L’endroit était dénué du luxe végétal qui régnait sur son équivalent de Dolenhel, mais il était chargé de souvenirs ; c’étaient eux qui avaient toujours donné sa valeur au vieux château et à ses pierres roses, qui n’avait jamais brillé par son extravagance ni par sa beauté. Hoelragan était plus forte de ses traditions et de son aspect rustique que de sa modernité, qui avait souvent eu tendance à être emportée par la pluie et le vent de Juenland.

Pour l’heure, l’Empereur observait l’étendue infinie du néant. Le ciel noir du Termalath était zébré par les centaines d’étoiles qui filaient entre les nuages sombres ; leur lumière donnait à ces derniers une apparence cyclopéenne, comme s’ils étaient constitués de pierre mise en suspens par magie au-dessus de l’océan qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Et qui pouvait dire que ce n’était pas le cas ?

Enerland ne se retourna pas lorsque Thorsfeld pénétra à son tour au sommet du château.

  • Tu es venu, finalement, lança-t-il au Dieu-Roi.
  • Doutais-tu que j’arriverais jusqu’ici ? répondit Thorsfeld. Tu laisses traîner derrière toi des relents de pouvoir qu’un enfant aurait pu suivre.
  • Je te reconnais bien là, Thorsfeld. En restant à Dolenhel, tu aurais pu mettre tes miettes de pouvoir à contribution pour au moins tenter de changer l’issue de la bataille. En t’y prenant assez tôt, peut-être aurais-tu pu venir à bout de quelques-uns de mes Ombergeists. Mais non, il a fallu que tu me suives, comme je le pensais. Tu as en effet agis comme un enfant l’aurait fait. Et tu t’en vantes !
  • J’ai laissé la bataille aux mains de gens qui sauront s’y prendre mieux que moi. Ton vieil ami Vaughan… Ark, bien sûr, toujours prompt à donner un coup de main… Et Freya.
  • Tu l’as donc relevée ? fit Enerland en se tournant vers Thorsfeld. Bah, peu importe. Qu’elle meurt de mes mains ou de celle des Ombergeists, quelle importance ? Je voulais simplement retirer de cette bataille une incertitude. Une possibilité de miracle.

Samahl Enerland se releva et fit face à Thorsfeld. Ce dernier pouvait voir que l’Empereur n’avait plus rien du vieillard dont il avait fait la connaissance. Il semblait rajeuni de quinze ans, malgré la pâleur cadavérique de la partie droite de son visage, qui était celle d’un Alyv. Il ne ressemblait pas non-plus au jeune homme effacé que le souvenir lui avait montré. Face à Thorsfeld se dressait un homme doté d’une carrure solide, du port de celui qui a triomphé de mille batailles, et ses yeux étaient habités d’une lueur d’intelligence féroce.

  • J’aime la façon avec laquelle tu me traites de gamin, lui lança Thorsfeld. Tu as du cran, après ça, de me reprocher de regarder l’humanité de haut. C’est amusant, comme insulte, venant de quelqu’un qui est prêt à sacrifier des milliers de vies pour en venger deux cent.

L’Empereur se pencha sur une rambarde, au bord du vide ; son regard s’était de nouveau perdu vers l’horizon.

  • La vengeance n’est pas importante, répondit-il. Te tuer ne ramènera pas mon frère à la vie, Dieu-Roi ; si j’en étais capable, j’aurais plusieurs tombes à vider de leurs occupants. L’homme regarde vers les cieux, et voit passer au-dessus de lui des pieds de géant. L’Empereur regarde le sol, et voit se créer des civilisations. Je ne peux pas venger des individus, ni m’attacher à des histoires de vengeance. J’ai perdu ce droit en héritant de la couronne. Ce que je fais, je le fais pour l’humanité toute entière. Pour la délivrer des Dieux.
  • Je vois, fit Thorsfeld. Plus de Dieux, plus de rois, et l’égalité pour tous ?
  • Non ! tonna Enerland en se tournant brusquement vers le Dieu-Roi. L’égalité n’existe pas, c’est une utopie sans fondement. Toute société se base sur ses inégalités ; la seule façon de les contrôler, c’est d’éviter qu’elles se creusent trop, mais elles ne peuvent pas disparaitre. Sais-tu pourquoi l’humanité évolue ? Parce que ceux qui sont en bas de l’échelle cherchent à tout prix à monter les échelons, pendant que ceux qui sont déjà en haut feront tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter de redescendre. C’est une course, une compétition ouverte à tout ce qui pense et respire, et c’est ainsi que se construit la grandeur humaine. Non, je ne fais pas cela pour l’égalité. Je suis l’Empereur. Et en tant que tel, mon devoir et d’emmener mes troupes face à ceux qui oppressent mon peuple. C’est pour cela que je veux détrôner les Dieux, car ils ne nous donnent jamais rien, alors qu’ils nous prennent tout. Lorsque nous naissons, nous remercions les Dieux. Lorsque nous travaillons, nous dédions ce travail aux Dieux. Et lorsque nous mourrons, nous vouons nos âmes aux Dieux, et les remercions une dernière fois pour une vie d’esclavage. Si un homme se remet d’une maladie, c’est grâce aux Dieux ; mais s’il en meurt, c’est que le médecin n’était pas assez compétent, et que les Dieux avaient choisis de le faire passer de vie à trépas. Ça doit être simple, d’être un Dieu : on ne peut pas échouer. Mais pour cela, je blâme les hommes, qui aiment tant remercier ses créateurs que même lorsque ces derniers les frappent de leurs foudres, ils leur trouvent des excuses.

Thorsfeld le voyait, l’Empereur était habité par son discours C’est à peine s’il faisait attention à lui, alors qu’il arpentait le toit du château en faisant de grands geste, la voix emplie de trémolos.

  • Est-ce pour cela que tu as tué Slen Aarland ? demanda Thorsfeld, interrompant la diatribe d’Enerland. Pour son attachement aux Dieux ? Car j’ai du mal à croire que quelqu’un d’aussi réfléchi que toi ait pu simplement assassiner un de ses hommes sans raison.
  • Aarland était une façade, répondit l’Empereur. Il m’a bien servi en attirant l’attention de Freya. Autrefois, c’était un conseiller précieux, et je n’hésitais pas à l’appeler mon ami. Mais il a changé. Il est devenu un soldat à la solde des Dieux. Tu crois peut-être que j’ai eu mon rôle à jouer dans ta chute ? Sache qu’il n’en est rien. J’ai été surpris lorsque j’ai appris la nouvelle de ta mort, Dieu-Roi. Je ne m’y attendais pas. À l’époque, je cherchais encore des moyens d’atteindre les Dieux, et tout comme la guerre contre Nornfinn, je commençais à désespérer de trouver un jour le moyen de remporter mon combat. Et puis tu es mort. Et là, tout s’est accéléré. Freya m’a donné l’espoir, à moi aussi. Elle m’a ramené ta couronne, et grâce à elle, j’ai enfin pu posséder les pouvoirs qui me manquaient pour lancer cette nouvelle guerre. Les Ombergeists ont été créés à ce moment-là. Vois-tu où je veux en venir ? Je ne suis qu’un de tes ennemis, Dieu-Roi. Ceux qui ont causé ta chute, ce sont les autres Dieux.
  • Les autres… ? Ah, Samahl, si tu savais. Les autres Dieux n’existent pas.
  • Vraiment ? Alors d’où vient l’épée de Freya ? Elle est attribuée à Edelyn, tu dois le savoir. Depuis six ans, de nombreux témoins ont rapporté avoir vu une ombre vêtu d’un manteau noir et d’un chapeau, qui se promenait à Dromengard. Pourquoi tant de témoins de la présence d’Addaltyn, qui ne s’était pourtant jamais montré avant ta mort ?
  • Des racontars rapportés par des illuminés, rétorqua Thorsfeld. Un Dieu meurt, et soudain, une folie religieuse s’empare de l’humanité. Je n’y vois rien d’étrange.
  • Il n’est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. As-tu entendu parler de l’Église du Printemps ? Aarland comptait parmi ses dirigeants. Ceux qui en font partie la disent dirigée par Edelyn et Addaltyn en personne. Elle a émergé il y a six ans, elle aussi.
  • Pour la même raison.

Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles Enerland toisa Thorsfeld d’un air que le Dieu-Roi n’arrivait pas à déchiffrer. Puis il reprit la parole.

  • Tu voulais savoir pourquoi j’avais tué Aarland ? demanda-t-il. Je ne l’ai pas tué pour son amour des Dieux, je suis déçu que tu aies pu penser cela. Je l’ai tué parce qu’il était un espion du Printemps. Il y en a partout, plus qu’on ne peut l’imaginer. Ils savent tout, et rapportent tout à tes amis les Dieux. Aarland m’a aidé dans mon plan. Il m’a fourni ce dont j’avais besoin pour préparer les évènements de cette nuit.
  • Comme ce que le Printemps a apporté à Dolenhel ? Les hommes d’Ark avaient repéré leurs chargements. Ils t’ont fourni ce qu’il te manquait pour faire vivre ton dragon.
  • Oh, tu as senti le dragon ? En effet, Aarland était au courant de tout. Le dragon, l’armée d’Ombergeists. Mais jamais il n’a su que tout cela avait pour but de déclarer la guerre aux Dieux. Pour lui, c’était une tentative désespérée de finir la guerre contre Nornfinn, et d’étendre l’Empire jusqu’à Hasseland et aux confins du monde. Mais il agissait de son côté. J’ai fini par découvrir que l’Église du Printemps projetait de s’emparer des Ombergeists. Aarland se faisait trop présent dans mes plans. Il en savait trop. Son but, je l’ai découvert récemment, était d’informer le Printemps de la façon dont je prévoyais de contrôler les Ombergeists. Pourquoi veulent-ils prendre le contrôle de l’armée du silence ? Je l’ignore. Mais ils ne l’auront pas, et bientôt, ils découvriront son véritable dessein. En attendant, j’ai coupé leurs meilleures oreilles en éliminant celui qui m’avait trahi. Il m’a servi jusqu’à ce que je n’aie plus besoin de lui.
  • Jusqu’à mener les attaques contre nous. Le dragon qui nous a attaqués à Absenhel. Notre combat contre Hel.
  • Oui. C’est Aarland qui a commandité tout cela. Mais je ne lui en ai jamais donné l’ordre.
  • Quoi ? s’étrangla Thorsfeld.
  • Surpris ? fit Enerland. Je t’ai révélé tout ce que j’avais prévu. J’ai réveillé les Ombergeists, et fait en sorte que Freya meurt lors de leur attaque de Dolenhel. Ainsi, elle pourra mener l’armée du silence vers Santengard et déclarer la guerre aux Dieux. Mais c’est tout. Ce qu’a fait Aarland ces derniers temps, ce n’était pas ma volonté, mais celle du Printemps. Cela suffit-il à te convaincre ? Ceux qui ont profité de ta perte, ce sont eux.

Thorsfeld ne savait pas s’il était convaincu. C’était impossible, il savait pertinemment qu’Edelyn et Addaltyn n’existaient pas. C’étaient des inventions humaines, tout comme les autres habitants de Santengard et toute la mythologie de Dromengard. Cette dernière ne comptait que très peu d’épisodes véridiques. Alors pourquoi était-il aussi incertain ? Pourquoi les mots d’Enerland avait-ils autant d’impact sur lui ? Était-ce cela, son ennemi, le Printemps ? Et si cette Église mystérieuse était plus que la secte d’illuminés que Mirridian avait décrite ? Enerland avait raison. Malgré son impossible mort, malgré le nombre d’incohérences qui s’étaient déroulées sous ses yeux, il n’avait jamais perdu ses certitudes. Il était toujours parti de l’idée que son monde était tel qu’il l’avait laissé en disparaissant, mais peut-être qu’il n’en était rien. Peut-être qu’il était temps pour lui de douter.

  • Bien, je te remercie, Samahl Enerland, lança-t-il à l’Empereur. Au moins, je saurai à qui m’en prendre après tout cela. L’Église du Printemps. Peut-être espérais-tu que je te laisserais en paix, que je tournerais les talons pour m’occuper de plus gros poissons, pendant que tu achevais ton armée du silence ?
  • Non. J’ai simplement un peu de mal à te laisser partir, Dieu-Roi. J’ai espéré cette entrevue pendant près de trente ans, et crois-moi, si je le pouvais, je passerais des heures à disserter avec toi de mes projets pour Dromengard. C’est un peu puéril, je te l’accorde, mais je me suis senti bien seul, pendant toutes ces années que j’ai passé à planifier la victoire de l’humanité sur les Dieux, sans personne avec qui partager mes victoires. Ma conversation t’ennuie, Dieu-Roi ? Tu penses que je cherche à noyer le poisson, à t’éloigner ? Il n’en est rien. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours été persuadé que je pourrais te soutirer les informations qui me manquaient pour lancer ma guerre. Mais nous avons longuement parlé, aujourd’hui, et je me rends compte d’une chose : la mort t’a rendu ignorant, Dieu-Roi. Tu me sembles perdu dans ton propre monde. Il bouge sans que tu t’en aperçoives, et j’en viens à douter que tu étais omniscient avant de disparaitre. Il est temps d’arrêter de discuter, et de passer aux actes. Tu seras le premier à mourir ; et si tu reviens, cette fois, les Ombergeists seront là pour te recevoir, puisque même Freya a eu trop de miséricorde pour te tuer de nouveau.
  • Tu veux me tuer, je crois avoir compris cela. Mais tu oublies quelque chose : tes pouvoirs ne fonctionnent pas contre moi.
  • Je n’ai jamais eu besoin de pouvoirs pour éliminer mes ennemis, murmura l’Empereur.

Et en un instant, il se trouvait derrière Thorsfeld.

Le Dieu-Roi n’eut pas le temps de se retourner avant de ressentir la douleur dans son dos.

Freya avait les yeux rivés sur la brume. Rien ne semblait avoir changé par rapport aux derniers jours, et pourtant, elle le savait, une armée de monstre pouvait en surgir d’un moment à l’autre. Autour d’elle, des centaines de soldats courraient rejoindre leur poste sur le mur. Vaughan avait établi un plan de défense qui assignait à chaque combattant une place sur les murs de la ville, et chacun s’y rendait avec un discipline surprenante, surtout considérant que la majorité des forces de défense étaient constituée de miliciens et de volontaires. Sur les remparts se trouvaient plus d’artisans, de scribes et de commerçants que de soldats entraînés et expérimentés. C’était le prix à payer pour avoir une chance face aux Ombergeists. Beaucoup vivraient leur première bataille face aux adversaires les plus terrifiants que Dromengard avait à leur opposer. Peu survivraient. Et pour une montagne de cadavres humains, combien d’Ombergeists seraient vaincus ?

Pour l’instant, Freya était réduite à l’immobilité. Des serviteurs avaient amené son armure, et étaient affairés autour d’elle à la vêtir d’acier. Elle ne savait pas si cela lui serait utile face aux Ombergeists, qui semblaient pouvoir arracher le bois et le métal aussi aisément qu’une épée coupe de la neige, mais elle ne pouvait pas défiler devant ses hommes simplement vêtue de sa tunique. Tout ce qui pouvait aider à rassembler les miettes de moral qui subsistaient au fond de chaque soldat était bienvenu.

Mars, Lyn et Klov s’étaient dirigés vers le Sud de la ville. Rowan était parti vers les remparts Est, non sans avoir au passage réveillé Halek et brisé sa chaîne d’un coup de hache. Ce dernier avait rejoint Levi à l’Ouest de la ville.

  • C’est un combat perdu d’avance, fit Alrone en direction de Freya.

Elle baissa la voix pour ne pas être entendue des soldats qui passaient entre elle et son Capitaine.

  • Tu es la seule à pouvoir les vaincre, continua-t-elle. Aucun d’entre nous n’a pas venir à bout d’un seul de ces monstres, lorsque nous protégions la caravane. Mais c’est différent, ici ; nous ne pouvons pas nous contenter de les repousser, et espérer les semer.
  • Tu ne peux pas non-plus les tuer ? demanda Freya alors qu’un aide de camp fixait sa cape à son plastron. Même avec ton épée ?

Alrone dégaina son épée. Elle avait manié cette arme depuis qu’elle combattait aux côtés de Vaughan, lors de la guerre de conquête ; elle l’avait acheté une fortune en espérant ne jamais la voir brisée, un rêve qui s’était envolé lorsque Freya l’avait mise en morceau d’un coup de pied lors de leur premier combat. Elle portait toujours cette même épée, qui était restée brisée quelques centimètres après la garde ; ses pouvoirs d’Alyv lui permettaient de matérialiser une lame plus coupante que n’importe quel acier, aussi bien affuté soit-il, tout en l’empêchant d’oublier sa défaite contre cette gamine qui avait triomphé d’elle, la plus fine lame parmi les apprentis de Vaughan.

  • J’ai aussi pensé que mes pouvoirs d’Alyv pourraient vaincre les Ombergeists, répondit-elle. Mais mon épée ne parvient pas non-plus à entamer leur peau. Seule Edelynenlassja le peut. On dirait qu’une fois de plus, tu es notre seul espoir.

Freya le savait, mais elle ne put s’empêcher de fixer le sol. Elle ne craignait pas la pression. Elle s’était habituée à ce qu’on attende plus d’elle qu’elle ne pouvait accomplir, et elle avait toujours dépassé les attente. Non, ce qui la rendait anxieuse, c’était la certitude que la défaite était inévitable face aux Ombergeists de Samahl Enerland. Il avait raison. Elle ne pouvait être partout, et les soldats ne pourraient pas éternellement repousser les invincibles abominations. Ils mourraient par centaines, et elle ne pouvait rien y faire.

  • Les troupes de seconde ligne sont rassemblées au centre de la ville, dit-elle à Alrone. Je te dis la même chose qu’aux autres : dès que le front devient intenable, replie tes troupes vers l’entrée de la cité souterraine. Nous aurons plus de chance de tenir en dernier carré.
  • Vaughan a déjà tout prévu, fit Alrone en montant sur son cheval. Mais le connaissant, il sera sur le mur. J’espère simplement que l’armée ne sera pas privée de son seul Général.
  • S’il meurt, il mourra le dernier. J’ai confiance en Vaughan.
  • Je crois qu’il a bien plus confiance en toi que toi en lui.

Freya était enfin en armure. Sa cape écarlate volait sur son flanc, portée par le vent glacé qui battait les murs de Dolenhel. Alrone dirigea son cheval vers la rampe qui la mènerait à son poste, sur le mur nord.

  • On se reverra lors de la retraite, lança-t-elle à Freya. Et si ce n’est pas le cas… Si nous périssons avant cela…
  • Nous ne mourrons pas ! protesta Freya avec sa voix la plus convaincue.
  • Si nous périssons avant cela, reprit Alrone, j’aimerais que tu sois bien consciente d’une chose. On ne s’est pas toujours très bien entendues, toi et moi. Je t’ai regardée de haut une fois, une seule, et maintenant je porte une épée brisée. C’est ce qui arrive lorsqu’on regarde le soleil trop longtemps : on devient aveugle. Si je meurs, désolée d’avoir été aveugle. Et si je survis… Oublie ce que je viens de dire. Adieu !

Elle talonna les flancs de sa monture et en quelques secondes, elle avait disparu dans la cohue. Freya ne trouva rien à lui répondre, et la regarda partir avec appréhension. Jamais aucun des Dix n’avait eu ce genre de discours. Parce que jamais aucun d’eux n’avait envisagé la possibilité de mourir lors d’une bataille.

Freya chassa les mots d’Alrone de son esprit. Évidemment que tout le monde survivrait. Ç’avait toujours été le cas.

Aidée d’un aide de camp, elle monta en selle. Ilfling fut agité d’un sursaut lorsqu’il se trouva chargé du poids de sa cavalière et de son armure, mais il ne protesta pas. Elle le fit partir au pas entre les rangs de soldats désormais massés en rangées compactes à l’extrémité du chemin de ronde. Tous levèrent le poing à son passage, et elle tendit Edelynenlassja vers eux. Le fourreau de l’épée produisit un son ferme et plein lorsqu’il heurta chaque main serrée, comme pour transmettre à ces hommes et ces femmes qui s’apprêtaient à mourir pour leur ville un peu de la puissance de l’épée qui avait détrôné un Dieu.

Freya n’était pas douée pour les discours. L’éloquence était la spécialité de Vaughan, pas la sienne. Mais elle s’inspira de son mentor pour lancer quelques mots au bataillon qui défendrait le mur à ses côtés.

  • Depuis des jours, nous nous endormons chaque soir dans une ville assiégée, cria-t-elle à pleins poumons. Les Ombergeists ont hanté nos nuits, et nous nous sommes réveillés chaque matin pour constater que nos cauchemars étaient bien réels. Le temps est venu de vaincre les ténèbres ! Ces monstres ne sont pas humains, et ne sont assoiffés que de notre sang. Est-ce que cela signifie que nous les craignons ? Que nous tremblons, de peur de leur faire face ? Non ! Cela signifie que nous n’aurons aucune pitié ! Nous n’offrirons pas à l’ombre et à la mort le plaisir de nous voir flancher ! Lorsque le soleil réapparaitra, il éclairera une ville libérée de ses peurs, et pleine de ceux qui auront vaincu les ténèbres ! POUR L’EMPIRE ! POUR DOLENHEL !

Des centaines de voix reprirent en cœur ces derniers mots, scandant à l’unisson les paroles de Freya. Bientôt, la litanie se propagea tout autour des murs, et les centaines de voix devinrent des milliers, qui se répercutèrent en écho sur chaque pierre de la ville.

Puis peu à peu, le silence se fit. Freya regarda en direction de la brume, qui était désormais constellée de points lumineux. Une lueur brune éclairait les relents de brouillard d’une aura maladive. Le vent cessa de souffler, les nuages arrêtèrent de se mouvoir alors que les derniers flocons de neige s’écrasaient au sol. Le silence se fit, et les unes après les autres, toutes les torches bleues qui avaient éclairées la ville depuis le début du jubilé s’éteignirent, plongeant Dolenhel dans la pénombre comme une vague de ténèbres se propageant vers le centre de la ville. Lorsque s’éteignit la dernière flamme, la cité se trouva étreinte par un silence de mort. Sous la lumière fantomatique du soleil de nuit, Dolenhel retint son souffle.

Puis les étoiles orange qui hantaient la brume se mirent en mouvement. Le son crépitant des Ombergeists se fit entendre, ce résidu de silence infâme, si faible qu’il en était presque inaudible, et si fort qu’il semblait emplir l’espace de sa présence. En un instant, c’est une horde grouillante de silhouettes monstrueuses qui se rua vers la ville.

Freya dégaina Edelynenlassja et serra la poignée de son épée plus forte qu’elle ne l’avait jamais serrée.

La bataille contre l’armée du silence venait de débuter.

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