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Chapitre 39
Ode à la survie

L’accès à la cité souterraine était inondé d’un flot incessant de population, qui s’enfonçait vers les profondeurs tel un torrent déchainé. Un torrent dont chaque goutte d’eau jouait des coudes pour avancer plus vite, terrifiée à l’idée de se trouver à l’extérieur lorsque la ville serait attaquée. Personne ne savait à quoi ressemblaient les Ombergeists, et personne ne tenait à le savoir ; lorsqu’avait résonné le tocsin, les rues de la capitale s’étaient vidée en même temps de leurs occupants et de l’ambiance festive qui y régnait. Il y eut des accidents, des querelles, et une précipitation dommageable bien que compréhensible, mais toute la ville se trouva vite canalisée vers les souterrains par des soldats débordés.

Au milieu de cette cohue, Ark tentait tant bien que mal de se frayer un chemin vers le fond du gouffre. Il avait emprunté dès de début de l’alerte le long chemin qui s’enfonçait en une interminable spirale vers la cité souterraine, et avait réussi à dépasser la foule pour arriver le premier dans les grottes qui s’étendaient sous la surface de Dolenhel. Il le fallait. Car s’il trainait, l’intégralité de la population de la ville se trouverait face à face avec un dragon peu enclin à laisser des humains piétiner ses jardinets.

Il courrait aussi vite qu’il le pouvait, dépassant des soldats qui montaient la rampe pour rejoindre la masse humaine. Ces derniers ne s’attardèrent pas à se demander pourquoi le grand gaillard qui les avait croisé comme une fusée avait l’air si pressé de se mettre à l’abri. Ainsi, Ark mit le pied dans une cité souterraine encore vide de la foule qui viendrait très vite la remplir.

Il ne mit pas longtemps avant de se rendre compte qu’il n’avait aucune idée de la direction vers laquelle il était censé se diriger. Il y avait un dragon quelque part dans ces souterrains, qui allait probablement se montrer d’un instant à l’autre. Lieros avait mené l’enquête, et découvert un endroit gardé de près par le Printemps, endroit où étaient livrés les chargements suspects qui servaient à Enerland pour entretenir le dragon. Mais où était-ce ? Lui n’en avait aucune idée.

  • Prends à gauche, lui souffla Mirridian en sortant de l’ombre juste à côté de lui.

Ark se tourna vers son Skryggar, et Lieros apparut à son tour, portant son long fusil. Il lui lança l’arme.

  • Merci, dit Ark. Allons-y.

Il se laissa guider par ses gardes du corps à travers les galeries de la cité souterraine. Ils quittèrent vite les sentiers battus pour couper à travers champs et buissons, enjambant des haies touffues et s’engouffrant dans des bosquets serrés. Très vite, le paysage ressembla moins à une plaine enterrée, et plus à une véritable forêt troglodyte. Ils dépassèrent l’endroit où lui et Thorsfeld avaient passé leur marché, la veille ; le souvenir de ce moment lui rappela pourquoi il devait se battre. Pour devenir enfin le véritable de maître de Nornfinn. C’était ça, l’enjeu, au-delà de la bataille et de la survie. L’indépendance. Si c’était vraiment l’absence de Thorsfeld qui avait précipité Dromengard dans les ténèbres, alors il faudrait que le Dieu-Roi retrouve sa place. Et s’il tenait parole, alors Nornfinn serait le premier véritable royaume humain, délivré de l’influence du Dieu créateur. Ce droit, ce serait lui qui l’aurait gagné. Une victoire digne d’un Roi !

Chaque pas les éloignait un peu plus des cavernes principales. Ark regarda autour de lui : ils étaient arrivés dans une zone des souterrains qui n’était sans aucun doute jamais visitée. Elle était trop loin des entrées pour ça, et la forêt était trop épaisse. La mousse de cybèle se faisait rare, ce qui plongeait les galeries dans une pénombre inquiétante. Lieros leur fit signe de s’arrêter au centre d’une clairière.

  • Regardez là-haut, dit-il en pointant du doigt une corniche sur la paroi de la grotte, quelques trente mètres au-dessus d’eux.

Ark et Mirridian levèrent la tête, pour apercevoir vers les hauteurs une étendue de plantes dégringolant contre la paroi de pierre.

  • Ce n’est pas du lierre, expliqua Lieros. Seulement des plantes enracinées au plafond. J’ai de bonnes raisons de croire que le dragon se cache dans la partie des grottes qui se trouve au-delà de cette ouverture ; il n’y a pas d’autre entrée. L’endroit était gardé par des membres du Printemps, il y a de ça quelques jours.
  • Ils devaient être au courant pour ce soir, fit Ark. Ils ont préféré se mettre à l’abri ailleurs.
  • S’il y a un dragon par là-bas, ils ont eu raison, murmura Mirridian.

Ark vérifia que son fusil était chargé. Il remonta le chien jusqu’à ce que résonne le clic indiquant que le mécanisme était en place. Lieros et Mirridian dégainèrent leur tonfas à poudre, et les firent tourner autour de leurs poignets avec dextérité.

  • Bien, souffla Ark. Soyez prêts.

Ils l’étaient, mais leurs armes leur furent arrachées en un instant.

Ce fut comme un sursaut du monde autour d’eux, une fraction de seconde qui passa sans qu’aucun d’entre eux n’en fût conscient. Ils avaient leurs armes en main, et l’instant d’après, leurs doigts se refermaient sur du vide.

  • Qu’est-ce que… commença Ark.

Ils regardèrent autour d’eux avec une perplexité teintée de méfiance, à la recherche de quelqu’un ou quelque chose qui aurait ainsi pu faire disparaitre leurs armes. Ils ne virent personne, mais retrouvèrent leur matériel : tout autour d’eux, chaque objet qu’ils portaient auparavant était posé à terre. Il y avait le fusil d’Ark, sa poire à poudre, l’intégralité de ses munition, ainsi que les deux couteaux qu’il gardait à l’intérieur de sa ceinture et à sa cheville. Les avaient rejoint toutes les armes de Lieros et Mirridian : des dizaines de petits projectiles, de couteaux, de balles, de réserves de poudre, ainsi que leurs tonfas et leurs épées courtes. Toutes les armes étaient disposées en un large cercle dont ils étaient le centre, posée sur le sol et les cailloux ou plantées dans la terre.

  • Je déteste utiliser cette technique, leur lança une voix du milieu des arbres qui leur faisaient face, mais je connais les capacités de vos hommes, Ark Erlang.

Lieros et Mirridian se positionnèrent des deux côtés d’Ark, les poings en l’air, prêts à bondir.

  • J’ai eu quelques difficultés à vous retrouver, continua la voix. Mais cette fois, votre ami ne vous sauvera pas.

Une silhouette s’avança entre les arbres. Elle resta dans l’ombre, mais Ark la reconnut. Il soupira et un petit sourire s’afficha sur ses lèvres.

  • J’imagine que tu ne me révéleras pas comment tu as échappé à l’Alfrost ? lança-t-il.
  • Je suis peut-être immortel, répondit la voix. Si j’étais toi, je n’essaierais pas ça.

Mirridian se figea, la main tendue vers une de ses lames, plantée dans un morceau de bois mort. Il recula vers Ark.

  • Je suis vraiment pressé par le temps, fit Ark. La prime sur ma tête n’avait-elle pas été annulée ?

Quelques instants de silence s’écoulèrent. Toujours dissimulé dans la pénombre, la silhouette détacha l’œil de justice qui pendait à son cou, et le porta au-dessus de sa tête, afin que l’oiseau qui était perché sur son casque puisse regarder à travers. Il scruta Ark pendant quelques secondes, et rangea sa lunette.

  • Surpris ? demanda Ark. Ton commanditaire est mort, Hel. Le contrat est caduc. Je n’irai pas jusqu’à dire que ma mort ne profiterait à personne, mais elle ne profitera certainement plus à lui. Maintenant, si tu veux vraiment me tuer pour prouver qu’en plus d’être immortel, tu es invincible, alors viens. Mais ce ne sera pas une preuve facile à établir, fais-moi confiance.

Le mercenaire resta immobile, semblant considérer la situation. Ark, Lieros et Mirridian étaient toujours au centre du cercle dessiné par leurs armes. Les attaquer maintenant qu’ils étaient désarmés les laisserait avec peu de moyens de se battre, surtout face au chasseur de prime le plus réputé de Dromengard.

  • Il n’est nulle vengeance qui valle un combat, et nulle preuve qui valle une vie, fit Hel. J’appartiens à une guilde de mercenaires, pas d’assassins.

D’un geste rapide, il récupéra ses couteaux, qu’il avait plantés dans les troncs de deux arbres l’encadrant. Il fit faire un tour à ses armes dans ses doigts, et les rangea avec un sifflement métallique dans leurs fourreaux.

  • Adieu, dit-il en disparaissant dans les ténèbres de la forêt.

Les trois Nornfinniens laissèrent s’écouler quelques secondes avant de se jeter sur leurs armes. Mirridian et Lieros mirent quelques temps à ranger l’impressionnante quantité d’acier qu’ils transportaient.

  • Comment a-t-il fait ça ? demanda Lieros.
  • Il avait déjà fait quelque chose de similaire lors de notre retour d’Halsring, répondit Ark. Il semble pouvoir arrêter le temps, ou se déplacer à une vitesse extrême. Je suis surtout étonné qu’il ait survécu à une chute dans l’Alfrost. Ce chasseur de prime est une énigme.

Il se ressaisit de son fusil et vérifia une nouvelle fois qu’il était chargé en poudre. Il actionna de nouveau le chien, et retira la balle qui était accolée au percuteur.

  • Bien, cette fois, c’est la bonne, dit-il. Quelqu’un est motivé pour grimper là-haut et aller chercher ce dragon là où il se cache ? Parce que moi, non.

Et en levant son fusil en l’air, il appuya sur la gâchette. La détonation de la poudre résonna pendant un long moment contre les parois de la caverne, répercutant des échos dans chaque galerie sombre qui s’en éloignait.

Dans un premier temps, rien ne se passa. Puis un grondement sourd se fit entendre. Il provenait de l’ouverture que Lieros avait désignée plus tôt ; bientôt, des raclements animèrent les souterrains, et des tremblements secouèrent le sol de la forêt troglodyte. Puis un souffle de glace puissant s’abattit sur la paroi végétale qui bloquait l’accès à la grotte, qui envoya voler des morceaux de plante gelée à des dizaines de mètre. Enfin, c’est un dragon entier qui s’extirpa de son antre, et s’élança dans les airs, frôlant le plafond de sa tête et les murs de la grotte – pourtant spacieuse – du bout de ses ailes gigantesques. Il poussa un rugissement si puissant et si chargé d’agressivité, que même les Dolenhelys venant tout juste de pénétrer dans la cité souterraine devaient l’avoir entendu. Sa peau était d’un blanc pur tirant sur le gris du côté du ventre, et ses écailles couleur d’ivoire étaient bordées de bleu et de turquoise. Il fit un demi-tour derrière un pilier rocheux massif, éclatant la pierre d’un coup de patte rageur au passage.

  • C’est un Seigneur Fantôme ! cria Ark pour couvrir les rugissements de la bête. On n’en a plus vu depuis un siècle ! Samahl Enerland a-t-il bien pu trouver son œuf ?
  • Peu importe ! hurla Mirridian. Attention !

Ils se jetèrent tous les trois sur le côté lorsque le dragon les survola en crachant un épais flot d’Alfrost, qui pétrifia instantanément l’herbe, la pierre et le bois sur une bande de quatre mètres de large. Lorsqu’Ark se releva, il constata que l’écharpe qu’il portait était tombée lors de son esquive, et qu’elle reposait à terre, transformée en une centaine de morceaux de glace éparpillés.

  • Ça, c’est une année qui ne reviendra pas, observa le Prince en se retournant.

Face à lui se tenait le dragon, qui venait d’atterrir, laissant derrière lui une trainée d’arbres déracinés et de rochers figés dans la glace. De sa gorge provenait un grondement menaçant, accompagné d’un souffle rauque et régulier. Entre ses dents coulaient des filets d’Alfrost qui échouaient sur le sol en formant des fleurs de vapeur. Il semblait bouillir d’impatience d’attaquer les intrus qui avaient eu l’impudence de pénétrer sur son territoire.

Ark se redressa, jeta son fusil au loin, et se mit à marcher d’un pas tranquille vers la bête. Il leva la tête vers l'animal et son regard rencontra le siens. Le dragon avait des yeux couleur d’ébène brillant, teinté d’un bleu profond. Il battit les ailes d’un air impatient, et les arbres se plièrent sous sa puissance.

  • Ne me lance pas ce genre de regard, mon jeune ami, lui dit Ark d’une voix claire. On doit discuter, toi et moi, que ça te plaise ou non.

Il fit un pas de plus, et le dragon se jeta vers lui.

Freya esquiva les griffes d’un Ombergeist de justesse ; les doigts horriblement déformés de la créature arrachèrent un nouveau panneau métallique de son armure, qui commençait à ressembler plus à du gruyère qu’à une véritable protection. Elle mit toutes ses forces dans son coup d’épée, qui atteignit l’Ombergeist malgré la rapidité dont les abominations faisaient montre. Il fut quasiment tranché en deux : tout comme leurs griffes semblaient déchirer n’importe quelle matière sans difficulté, Edelynenlassja coupait la chair des créatures avec aisance. Le cadavre sombre sembla exploser dans une nuée d’étincelles orange, qui plurent tout autour de lui comme les gouttes d’eau jaillissant d’une fontaine. Il tomba au-dessus des créneaux, dépossédé de la lumière qui illuminait ses veines, désormais réduit à l’état de coquille vide.

Freya avait déjà débarrassé Dromengard d’une vingtaine d’Ombergeists. Ils mourraient toujours de la même façon, dans une explosion de lumière corrompue, qui semblait les vider de leur lueur de vie. Les soldats qui l’encadraient lorsque la bataille avait commencé avaient péri depuis longtemps, le coup arraché cruellement par les griffes acérés de l’armée du silence.

Comme elle le craignait, Freya était bien la seule à pouvoir tuer les Ombergeists. Les soldats mourraient par dizaines autour d’elle, seulement capable de repousser temporairement les monstres sombres, jusqu’à ce que ces derniers finissent, de par leur force et leur vitesse surhumaine, par pénétrer leur garde. Elle le voyait au loin : les autres murs étaient tombés. Les Ombergeists passaient les murailles par centaines, pénétrant dans la ville sans rencontrer de résistance. La lueur des torches indiquaient les troupes en train de fuir vers le cœur de la ville. Freya eut une pensée pour ses camarades de la Garde. Pourvu qu’ils soient encore en vie, pourvu qu'ils ne soient pas réduits à l’état de cadavre comme tant d’autres l’avaient déjà été autour d’elle !

Il ne suffisait pas de trancher la peau des Ombergeists pour les tuer. Elle en avait fait l’expérience pendant les premières minutes de la bataille, lorsque ses premières victimes s’étaient relevées, leurs blessures refermées plus vite qu’elle ne pouvait les ouvrir. Elle n’avait pas pu s’empêcher de jurer. Et puis elle s’était souvenue du cadeau de Thorsfeld. « Je t’échange ta mort contre un moyen de vaincre les Ombergeists », avait-il dit en substance. Elle s’en souvint, et ouvrit alors son œil droit, qu’elle avait gardé fermé par habitude. Et soudain, le monde se révéla à elle sous un autre jour.

Elle voyait l’Ambre des Dieux.

Du moins, elle voyait là où elle devait frapper pour la détruire. C’était un point qui attirait naturellement son œil, sur la peau des Ombergeists. L’endroit où se situait le morceau d'ambre dans leur chair semblait briller, comme pour lui indiquer là où elle devait diriger sa lame. Elle en abattit un, puis deux, et s’aperçut vite qu’ils ne se relevaient pas. Thorsfeld n’avait pas menti. Grâce à son nouvel œil, elle pouvait venir à bout de ces monstres.

Mais pour l’heure, ses efforts étaient insuffisants : les Ombergeists avaient fini par déborder le mur Nord, et ne s’intéressaient plus à elle. Les créatures voyaient sans yeux et entendaient sans oreilles, mais elles semblaient aussi pouvoir réfléchir sans cerveau ; elles avaient compris que Freya pouvait les tuer. Ainsi, elles évitaient soigneusement l’endroit où elle se trouvait, entourée d’une pile d’Ombergeists rendus à la mort, et préféraient se déversaient en un flot grouillant vers la ville.

  • On se retire ! hurla-t-elle en direction des derniers soldats qui tenaient les murs à ses côtés. Vers le palais !

Elle se mit à courir, et transperça de son épée un Ombergeist qui s’approchait d’Ilfling. La créature, touchée au niveau de l’omoplate, fut prise de convulsions désordonnées, et s’effondra au sol, les veines éteintes.

Freya monta en selle et n’eut pas même à talonner les flancs de sa monture pour qu’elle parte au galop. Elle zigzagua dans les rues, fauchant au passage autant d’Ombergeists qu’elle le pouvait, afin de permettre aux soldats de fuir. Ces derniers étaient si peu nombreux qu’elle ne put s’empêcher d’avoir un pincement au cœur. La quasi-totalité des forces de première ligne avaient été annihilées. Et sur les autres murs, le bilan humain devait être plus lourd encore…

Elle se dirigea peu à peu vers le centre de la ville, faisant tout son possible pour attendre et protéger les derniers soldats qui n’avaient pas réussi à se réfugier au sein des remparts intérieurs. Au-delà de cette limite, toute retraite était impossible, car ils laisseraient alors sans défense les deux entrées de la cité souterraine. S’ils devaient mourir, ils mourraient en protégeant les Dolenhelys.

Les Ombergeists qui attaquaient la ville étaient différents, Freya s’en était rendu compte. Ils étaient devenus plus puissants en accumulant les victimes, comme l’Empereur l’avait prédit. Alors que lors de son premier combat contre eux, les Ombergeists présentaient un puits de lumière dans la poitrine, qui indiquait la position de leur Ambre des Dieux, ils en étaient maintenant presque tous dépourvus. Leur chair noire s’était refermée et épaissie autour de leur point le plus faible, comme des tissus cicatriciels. Ils étaient maintenant impossible de savoir où leur morceau d’Ambre se trouvait sans l’œil divin de Freya, surtout que cet endroit semblait varier en fonction des individus. En plus de cela, ils semblaient plus épais, et bien que leur silhouette était toujours squelettique, leurs membres paraissaient plus charnus, plus forts. Un observateur attentif aurait même pu remarquer que sous la peau labourée qui couvrait leurs yeux, commençait à poindre une lueur malfaisante.

Les survivants des troupes de première ligne rejoignirent les troupes de renforts, qui avaient déjà commencé à repousser les Ombergeists des murs intérieurs ; les blessés se dirigeaient clopin-clopant vers la cité souterraine, où les attendaient des médecins. Un dernier carré solide se créait tout autour du palais, mais combien de temps encore pourraient-ils tenir, face à des adversaires invincibles et dont le nombre dépasserait bientôt le leur ?

Le reste de la ville, en tout cas, était perdu. Les Ombergeists y avançaient sans rencontrer de résistance, et ils avaient investi les rues comme une horde de sauterelles. Personne ne doutait que tous ceux qui étaient restés derrière avaient péri.

Dans le chaos de la bataille, Freya croisa Levi et Alrone. Cette dernière était à cheval, et fauchait les Ombergeists en chargeant, faisant luire sous la lumière de la lune les bords affutés de son épée fantomatique, dont la transparence n’était brisée que par le brillant de son tranchant surnaturel. Levi, quand à lui, tirait flèche sur flèche en direction de la horde du silence. Chacun de ses projectiles faisait mouche avec une précision inouïe, atteignant les Ombergeists à la gorge, aux yeux ou au cœur ; mais aucune de ses flèches ne parvenait à percer la peau d’acier des créatures. Sa cape était réduite en lambeaux qui pendaient misérablement dans son dos, et son carquois avait été arraché ; il avait coincé ses flèches dans sa ceinture pour les garder avec lui. Java boitait à ses côté, le flanc tâché d’un sang qui ne pouvait être que le siens. Il n’en attaquait pas avec moins de férocité les Ombergeists qui s’approchaient de lui, étant sans aucun doute le seul à pouvoir rivaliser de vitesse avec eux.

Freya s’approcha d’Alrone.

  • Où sont les autres ? demanda-t-elle.
  • Rowan est descendu vers les souterrains, cria Alrone pour tenter de couvrir la cohue de la bataille. Il a été blessé en menant la retraite. Halek est dans un sale état, mais il se bat toujours de l'autre côté des murs. J'ai croisé Mars en venant ici. Les autres, je ne sais pas.

Elle s'interrompit pour repousser deux Ombergeists qui avaient pénétré l'enceinte des murs intérieurs. Elle et Freya mirent pied à terre et recommencèrent à se battre. C'est en effectuant des moulinets rageurs avec leurs épées qu'elles continuèrent leur conversation, faisant plein usage de leur puissance vocale.

  • Rowan a réussi à tuer un Ombergeist, hurla Alrone en abattant sa lame sur la tempe d'un des monstres. Il l'a écrasé à terre avec sa hache, et il ne s'est pas relevé.
  • Vraiment ?
  • C'est le seul que nous avons pu tuer. Les lames s'émoussent lorsqu'on les frappe. Je peux les blesser avec mon épée, mais ils se régénèrent. Ça n'en finit jamais !

Il y avait dans la voix d'Alrone une once de désespoir qu'elle ne s'autorisait habituellement pas.

Soudain, la porte la plus proche d'elles vola en éclat, labourée pendant de longues minutes par des dizaines de griffes qui l'avaient réduite en lambeaux. Les Ombergeists se déversèrent dans l'enceinte des murs, accompagnés d'une volée de bois déchiqueté et d'acier arraché. Freya éloigna Ilfling de la bataille d'une claque sur la croupe, et se lança à pied en direction de cette nouvelle menace.

Avant qu’elle n’ait pu atteindre les premières créatures, ces dernières avaient déjà débordé une dizaine de soldats, trop épuisés pour éviter leurs griffes qui lacérèrent leur peau et déchiquetèrent leurs os avec des bruits répugnants. Les cadavres des malheureux tombèrent à terre, seulement accompagnés de cris de terreur. Tous ceux qui étaient encore debout derrière les murs avaient déjà trop combattu. Tous étaient à bout de force, et prêts à craquer ; personne ne pouvait combattre éternellement des ennemis immortels. C’est alors qu’il se passa quelque chose qui piétina leurs espoir un peu plus.

Un des Ombergeists stoppa net son mouvement, et sembla être pris de spasme. Il porta ses griffes encore poisseuses de sang à son visage, et déchiqueta la peau qui l’aveuglait. Sous ses arcades apparurent alors ses yeux, deux puits de lumière orange qui brillèrent dans la nuit comme des lanternes maudites, illuminant la surface des cadavres qui l’entouraient d’une lueur lugubre.

Freya ne laissa pas le temps au monstre de se remettre de sa transformation. Elle fit plonger sa lame vers le point brillant qu’elle apercevait sur sa poitrine ; mais l’Ombergeist esquiva avec une vivacité redoublée, et frappa en direction de la jeune fille avec une puissance qui lui coupa le souffle lorsque les doigts déformés de la créature plaquèrent Edelynenlassja contre son plastron. Elle fit un tour sur elle-même pour se dégager et frappa du tranchant de sa lame en direction de la poitrine de son adversaire. Son épée traversa la peau et les os de l’Ombergeist, mais avec difficulté. Elle ne pénétrait plus sa chair avec la facilité qu’elle avait eue auparavant. L’abomination agita ses griffes rageusement, déchirant un pan de la cape écarlate de Freya. Elle dégagea son épée et frappa de nouveau ; une fois, deux fois, jusqu’à ce que l’Ombergeist soit coupé en deux au milieu du tronc. Puis elle transperça sa cage thoracique, faisant éclater son fragment d’Ambre des Dieux. La créature mourut dans une gerbe d’étincelles jaunes.

Lorsqu’elle releva la tête, son cœur fit un bond dans sa poitrine. D’autres Ombergeists avaient franchi une nouvelle barrière de leur puissance ; leurs yeux luisaient dans la pénombre, éclipsant la lumière du soleil de minuit, projetant une lumière qui n’éclairait pas, mais semblait rendre les ténèbres plus sombres encore par un subtil jeu de contraste. La lueur qu’elle percevait dans leurs poitrines était moins nette qu’avant. Les Ombergeists avaient fauchés assez de vies humaines pour devenir plus puissants.

L’esprit de Freya lui fit alors défaut. Elle n’était plus capable de prendre de décision, ou de former des pensées cohérentes. Désormais, seule l’ardeur chaotique de la bataille comptait ; elle l’entourait comme une couverture de sang chaud et poisseux, qui emplissait son cœur de rage et ses veines d’un torrent de métal ardent. Elle frappa en tous sens avec fureur, se laissant totalement sombrer dans sa frénésie. La fièvre du combat s’était emparée d’elle, la rendant aveugle et sourde à ce qui l’entourait. Désormais, son univers n’était plus constitué que de son bras, de son épée, et de ses ennemis. Des étincelles aux couleurs maladives volaient autour d’elle alors qu’elle fauchait sans pitié les rangs des Ombergeists. Leur puissance n’était rien face à la furie de Freya ; elle accueillait cette dernière comme une vieille amie perdue de vue depuis trop longtemps.

Levi et Alrone s’éloignèrent d’elle. Ils savaient trop bien ce que signifiait l’expression de furie impénétrable qui déformait les traits de Freya. Ils se souvenaient de la jeune fille qu’ils avaient connue, il y avait des années de cela, et qui était capable de se transformer en un véritable ouragan d’acier et de sang dénué de toute émotion.

Ils n’avaient plus de Capitaine. Elle s’était transformée en un symbole de fureur, une divinité guerrière. Mais eux n’étaient pas effrayés. Plus rien ne pouvaient les atteindre, maintenant qu’ils avaient retrouvé la Freya capable des plus improbables miracles. Elle abattait les Ombergeists par dizaines, et jamais ils ne s’étaient sentis plus en sécurité depuis le début de la bataille.

Autour d’eux, les soldats découvraient l’autre visage de Freya, celui dont ils avaient entendu parler sans jamais pouvoir en être témoins. Et peu à peu, le moral revint. Freya Helland déchirait les rangs ennemis comme un marteau bat un steak jusqu’à le transformer en une bouillie de viande informe. Étais-ce une impression, ou est-ce que les Ombergeists ralentissaient leurs attaques, comme s’ils étaient en train de retrouver le sentiment enfoui de la peur qui les avait assaillis dans leur vie précédente ? Personne n’aurait pu le dire, mais les rangs des défenseurs se serrèrent de nouveau, profitant de l’accalmie que la frénésie guerrière de Freya leur avait offerte.

Des cris de guerre se firent entendre, et les soldats Dolenhelys chargèrent de nouveau la horde du silence.

Thorsfeld se releva une fois de plus, redressant sa couronne sur sa tête. Sa blessure au ventre se referma comme toutes les précédentes, ne laissant aucune trace sur sa peau ; son armure se referma autour du trou béant que Samahl Enerland y avait creusé, mais cette régénération était à chaque fois plus longue, plus pénible, et plus douloureuse. Son pouvoir lui glissait entre les doigts comme de l’eau, goutte par goutte, sans qu’il ne puisse rien y faire.

Il se redressa encore une fois, faisant face à son adversaire. Autour de lui, les colonnes lumineuses qui faisaient écho à la vie de ceux qui se battaient à l’intérieur du globe disparaissaient une à une, mais il n’y faisait plus attention.

  • Tu es persistant, je dois au moins t’accorder cela, lui lança Enerland. D’autres aurait déjà abandonnés.
  • D’autres auraient abandonné il y a six ans, rétorqua le Dieu-Roi.

Il avait commencé par cacher sa faiblesse derrière un sourire moqueur lorsqu’Enerland l’avait attaqué la première fois ; il en était désormais incapable, trop accablé par la douleur croissante que lui causaient chacune des attaques de l’Empereur. Ce dernier utilisait son château comme une arme, déformant les pierres pour briser les os de Thorsfeld, faisant apparaitre au sol des lames qui déchiraient sa peau, et arrosant de torrents de feu la pierre jusqu’à ce qu’elle fonde et devienne brûlante. Thorsfeld n’était plus capable d’aucun de ces miracles, et chacune de ses régénérations rendaient son souffle plus rauque et son visage plus couvert de sueur. Lui qui s’était senti si vivant lorsqu’il avait retrouvé sa couronne se rapprochait désormais dangereusement de l’état d’agonie qui l’avait étreint les jours précédents. Il fallait qu’il trouve quelque chose.

  • Je ne te comprends pas, Dieu-Roi, fit Enerland. Je ne peux pas croire que tu te battes seulement par fierté, ou pour satisfaire ta soif de pouvoir. C’est ce que j’ai d’abord cru, que tu aimais la domination au point de lutter bec et ongle pour récupérer ce qui autrefois était tien. Mais maintenant, je ne comprends plus. Ce genre de prétexte ne permet à personne de s’accrocher à la vie à ce point.
  • Ta logique humaine ne s’applique pas à moi. Tu as beau vouer une haine sans borne au Dieux, tu dois bien te douter que mes sentiments te dépassent.
  • Ah ! Tu te donnes de grands airs, mais rien chez toi ne touche au divin. Tu n’es qu’un gamin à qui on a offert l’omniscience, et qui n’a pas su s’en servir avec discernement. Un humain grandit en quelques années, quand tu n’as pas évolué d’un iota en plusieurs millénaires. Ne t’élève jamais au-dessus des humains, pas face à moi !

Et d’un geste, il ordonna au sol de renverser le Dieu-Roi, et le sol lui obéit. Il ondula violemment, projetant Thorsfeld en arrière. Un pieu de pierre s’éleva derrière lui alors qu’il tombait, et son corps fut secoué d’un tremblement lorsqu’il traversa son dos, stoppant sa chute dans un craquement écœurant d’os et de chair. Une douleur atroce parcourut tous les nerfs de son corps, et il ne put s’empêcher de laisser un cri s’échapper de sa bouche. Le pieu ensanglanté lui traversait le torse comme une montagne en miniature couverte d’écarlate. Il dut fournir un effort de concentration intense pour faire disparaitre ce relief surnaturel ; le sol se résorba, et les gouttelettes de sang en suspens dans les airs rejoignirent ses veines, comme tirées en arrière par un aimant. Cette fois, sa blessure ne se résorba pas entièrement, laissant une cicatrice pâle juste à côté de celle que Freya lui avait laissée lors de leur première rencontre. Celle-ci n’avait pas disparu lorsqu’il s’était couvert de sa couronne ; elle signalait toujours son cœur, étendant ses zébrures bleuâtres sur sa poitrine.

Cette fois, il resta à terre. Son souffle était si lourd à présent qu’il semblait se reposer après un marathon.

  • Voilà ma théorie, Dieu-Roi, continua l’Empereur sur le ton de la conversation comme si rien ne s’était passé. Tu as ouvert les yeux depuis ton retour. Contempler ton monde avec le regard d’un mortel t’a changé. Peut-être même y as-tu gagné un peu d’empathie, qui sait ? Les miracles arrivent.
  • J’aime Dromengard, dit Thorsfeld – il avait les yeux embué de larme, qu’il aurait aimé mettre entièrement sur le compte de la douleur. Tu aimes ton peuple, n’est-ce pas ? Et pourtant, ce soir, tu les sacrifies sur l’autel de ta vengeance. Je n’ai peut-être pas toujours aimé Dromengard pour les mêmes raisons, mais ce n’est pas toi qui va m’empêcher de le dire. J’aime Dromengard, et je compte bien y rester.
  • C’est charmant, commenta Enerland. Le Dieu déchu qui cherche la rédemption. Mais tu aurais dû y penser avant. Avant de tyranniser l’humanité pendant des millénaires, et avant de devenir la cible de tant de malédictions silencieuse. Il vient toujours un jour ou elles se font entendre. Tu aurais dû y penser avant de tuer mon frère !

Il s’était approché de Thorsfeld ; il leva le pied et le posa sur la poitrine du Dieu-Roi avec une violence qui le fit suffoquer, le retenant au sol avec force.

  • Sais-tu ce qui rend les Dieux si détestables à mes yeux ? demanda-t-il. Leur liberté. Un Dieu a toutes les libertés, rien ne le retient. Les hommes, quant à eux, n’en ont aucune. Oh, ils en rêvent, mais ce n’est qu’une illusion. Ils sont enfermés dans leur conception de la réalité, et dans le carcan de leur civilisation. Alors ils se fixent des limites, et œuvrent à améliorer ce qui est à leur porté, collectivement. Ils apprennent à faire non pas ce qui leur plaît le plus, mais ce qui leur semble le plus juste. Ils font ce qui doit être fait. Les Dieux n’ont rien de tout cela. C’est votre malédiction, votre maladie.
  • Comme tu es bien placé pour parler de cela ! ironisa Thorsfeld avec un faible sourire. Toi, l’homme au-dessus de tous, celui qui ne reçoit d’ordre de personne. Toi, qui prends des libertés avec la vie des autres !
  • Ne me dis pas que je suis libre ! hurla Enerland. Si je l’étais, je serais encore à Hoelragan, à écrire des livres à la lueur de la chandelle et à hanter ma bibliothèque. Je serais en train de voyager et d’observer le monde avec les yeux de celui qui n’a rien à prouver. Ma liberté, tu me l’as prise. La seule liberté que j’ai eu, c’est le choix de me haïr à jamais pour mes actes, ou de subir pour toujours la tyrannie des Dieux et des hommes en regardant l’humanité se désagréger. On n’est jamais vraiment libre, Dieu-Roi. Aucun titre ne changera jamais cela.
  • Oh, arrête, tu vas me faire pleurer.

Thorsfeld étendit ses bras, frottant le sol du bout de ses doigts. Le sol s’effondra autour de lui, le libérant d’Enerland, qui recula sous l’effet de la surprise. Il tomba à l’étage inférieur, au milieu de la salle du trône.

  • C’est ça, ta seule défense ? demanda-t-il à l’Empereur en se relevant. Te faire passer pour une victime ? Si tu n’aimes pas ta condition, ce n’est pas moi qu’il faut blâmer, c’est la vie ! Je ne t’ai pas fait fils de roi.

Enerland l’observa se relever à travers le trou béant qui s’était creusé à ses pieds. Il descendit lentement vers Thorsfeld, marchant sur un escalier invisible qui le menait vers le trône.

  • Je ne t’ai pas soufflé l’idée de ta guerre de conquête, continua Thorsfeld en se remettant sur ses jambes. Je n’ai pas fait de toi un Empereur. Je ne t’ai pas fait sacrifier les Dolenhelys, ni ne t’ai fait haïr tous les Dieux. Tu t’es simplement construit une armure de justifications, mais la vérité, c’est que seul le hasard et ton égo ont fait de toi celui que tu es. Tous tes motifs sont comme ce château : artificiels, le simple produit d’une nostalgie qui te rend aveugle. Tu ne chercherais pas à débattre avec moi de tes raisons si tu étais certain qu’elles sont légitimes.
  • Et pourtant, tu as tué Altwyn, rétorqua Enerland en foulant le parquet de la salle du trône. Tu n’es apparu dans ma vie que quelques instants, mais ça a été suffisant. Tu as pris la décision de te venger de mon frère pour quelques paroles malheureuses. Tu ne peux nier ton implication dans ce que je suis devenu !
  • Tu te trompes lorsque tu dis que la liberté n’existe pas. Tu avais une liberté fondamentale, la même que tous les humains que tu clames représenter : celle de devenir celui que tu voulais. Tu t’es empêché toi-même de jouir de cette liberté dès le départ. Si Altwyn revenait aujourd’hui, tu ne pourrais même pas justifier tes actions face à lui. Quel regard te donnerait ton cher frère en voyant ce que tu es devenu ? Y as-tu seulement réfléchi ?

Enerland se précipita sur lui trop vite pour qu’il puisse éviter son poing. Il l’envoya à terre en le frappant au visage. Thorsfeld se rattrapa au trône, le nez ensanglanté ; il n’essaya même pas de le guérir, il n’en avait plus la force. Sa couronne tomba à terre avec un tintement métallique, et s’immobilisa au pied de l’estrade sur laquelle se trouvait le trône. Enerland se baissa, attrapa la couronne et la posa sur sa tête.

  • Je n’ai aucun jugement à recevoir de toi, Dieu-Roi, dit-il avec un calme feint. Tout ce qui compte, c’est que le monde sera meilleur sans toi, et sans les autres Dieux. Après ta mort, le Printemps tombera à son tour, et l’humanité s’en trouvera grandie. Je me fiche des raisons : si je dois sacrifier mille hommes pour en sauver un million, je le ferai. C’est ce qui fait de moi un Empereur. Tu comprendrais cela si tu étais vraiment digne d’être un Dieu.
  • Je comprends ce que tu ressens. Crois-tu que le désir de la vengeance m’est inconnu ? À chaque fois que je vois Freya, mon sang bout de colère. Mais je ne piétine pas mille vies pour l’atteindre. La vengeance est un combat, avec un vainqueur et un vaincu ; celui qui gagne n’a pas toujours raison, il n’est pas toujours l’incarnation du bien, ni le plus talentueux, ni le plus puissant. Parfois, c’est la mauvaise personne qui triomphe. Lorsqu’on décide de se venger, il faut accepter qu’on puisse être cette personne.
  • Et tu as accepté cela ?
  • Depuis longtemps. Et tous tes beaux discours me prouvent que ce n’est pas ton cas.

Enerland se mit à rire. Un rire cruel, violent, qui le secoua tout entier. L’univers autour de Thorsfeld sembla rire avec l’Empereur.

  • Tu penses être la bonne personne, dans cette vengeance, Dieu-Roi ? demanda-t-il, hilare. Comment peux-tu croire cela ?
  • Je ne l’ai pas toujours été. Mais nous avons changé, tous les deux. J’ai ouvert les yeux, et j’ai cessé de m’entourer de mes illusions. Toi, tu as fait l’inverse. Regarde-toi maintenant, et dis-moi que tu es encore le bon prince Samahl Enerland de Juenland ! Cette personne a succombé à toutes ces années pendant lesquelles tu as planifié ta vengeance.
  • Amusant. Je n’aurais pas pensé que tu tenterais d’analyser l’homme que je suis. Étais-ce ce que tu espérais faire en venant ici ? Porter sur moi des jugements que tes actions passées devraient t’interdire ?

Thorsfeld puisa dans ses dernières ressources pour se laisser tomber dans le trône de Juenland. Son corps tout entier était agité de tremblements dus à l’épuisement, et son armure d’acier et de lumière commençait à rejoindre la poussière qui imprégnait l’air du château. Sa cape avait presque entièrement disparu, diluée dans les derniers restes de son pouvoir.

  • J’avoue, lança-t-il en riant, la tête rejetée en arrière et les yeux clos. Là, j’essaie juste de gagner du temps.

Enerland le regarda avec un air méfiant et circonspect, la couronne toujours perchée sur sa tête.

  • Tu dois le sentir, toi, non ? continua Thorsfeld. Ce qui se rapproche de nous.

Et en effet, l’Empereur le sentit. Il prit conscience de la masse énorme qui se rapprochait d’eux à grande vitesse, et que leur conversation lui avait dissimulée. D’un bond, il se projeta sur le toit du château, et de là, il put le voir de ses yeux.

C’était une vague gigantesque, qui agitait la surface de l’océan infini, à l’horizon. Un véritable raz-de-marée qui se dirigeait à toute vitesse en direction du château. Il était deux fois plus haut que le bâtiment, et brassait une quantité de liquide noir tellement énorme qu’il ressemblait à un mur de ténèbres se rapprochant inexorablement du frêle palais.

  • Considère ça comme ma façon d’utiliser ce qu’il me restait de pouvoir, lança Thorsfeld en contrebas. Mon baroud d’honneur.
  • C’est ridicule ! tonna Enerland. Je n’aurai aucun mal à éviter cette vague. Crois-tu vraiment pouvoir me vaincre en brassant un peu d’eau ?
  • Oh, pas vraiment, fit Thorsfeld en se relevant avec toutes les difficultés du monde. Tu pourrais sauter par-dessus comme on évite une flaque. Mais ton précieux château ? Va-t-il sautiller avec toi ? Ou est-ce que la vague va emporter le dernier vestige que tu as de ton royaume perdu ? Je ne sais pas s’il te reste assez de pouvoir pour le reconstruire, après ça.

Enerland regarda la vague géante se rapprocher de lui, puis il porta son regard sur Thorsfeld. Dans ses yeux se lisait une colère noyée par le doute.

  • Tu avais raison quand tu disais que je suis venu ici par fierté, lança Thorsfeld. C’était un peu stupide, c’est vrai. Te voilà face au même choix : me suivre pour me régler mon compte une bonne fois pour toute, ou rester et sauver l’objet de ta précieuse nostalgie ?

Il se dirigea vers la porte de la salle du trône, s’éloignant de l’Empereur avec chaque pas.

  • Prends ça comme le dernier défi d’un Dieu mourant, dit-il sans se retourner. Mais nous savons tous les deux quel sera ton choix.

Et sur ces mots, il quitta la salle du trône.

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