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Chapitre 40
Versus Terminus

Au cœur de Dolenhel, la bataille se poursuivait.

Freya avait abattu plus d’Ombergeists qu’elle ne pouvait en compter. Désormais, les créatures semblaient hésiter à l’attaquer, même celles dont la puissance avait été décuplée par le massacre. La plupart avaient les yeux ouverts, désormais, et bien que Freya ait fait payer un lourd tribut aux troupes de l’Armée du Silence, les soldats étaient toujours moins nombreux, et les parties des remparts où la jeune fille ne se trouvait pas étaient quasiment toutes submergés.

Elle s’arrêta un instant pour reprendre ses esprits. Elle adorait ces instants d’ivresse, lorsqu’elle parvenait à s’immerger si profondément dans l’ambiance de la bataille qu’elle en perdait la tête. C’était un sentiment délicieux qu’elle avait découvert des années plus tôt, lorsqu’elle avait commencé à se battre parmi les Dix ; elle les savourait comme une liqueur sirupeuse qui laissait un goût de sang dans sa bouche, et vidait sa tête des doutes qui l’habitaient. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas fait l’expérience d’un de ces moments de frénésie, et c’est avec une délectation certaine qu’elle constatait en être encore capable. Sa vie de Capitaine de la Garde n’avait pas autant émoussé son esprit combattif qu’elle le pensait.

Elle laissa s’écouler un bref moment, pendant lequel la bataille se déroula autour d’elle sans qu’elle n’y prenne part. Elle était en sueur, et s’était débarrassé d’un nombre conséquent de ses pièces d’armure. Sa peau était nimbée de vapeur, qui allait rejoindre celle que créait son souffle dans l’air glacé. Ses muscles la tiraillaient, et protestaient vivement de la tension qu’elle leur avait fait subir ; elle aimait cette douce fatigue, cette saine lassitude qui l’assaillait après les grandes batailles. Mais celle-là n’était pas terminée.

Alrone s’était séparée d’elle lorsqu’elle avait constaté que là où Freya se trouvait, les remparts n’avaient pas besoin de ses services pour être défendus. Halek s’était battu avec une exaltation folle, hurlant à tout va et dirigeant ses épées contre tout Ombergeist qui passait à sa portée, jusqu’à en oublier ses blessures. Lorsque Vaughan lui avait ordonné de se retirer vers la cité souterraine pour se faire soigner – et il dut le faire emmener de force –, il était couvert de blessures ouvertes, son oreille droite avait quasiment disparu, et quatre de ses doigts formaient des angles peu naturels. Levi était perché sur un toit, sur lequel il avait préparé une imposante réserve de flèches ; depuis lors, il tirait sans jamais se fatiguer, avec une adresse qui ne faiblissait pas. Freya le savait, son camarade était lui aussi capable de soustraire son esprit au combat, laissant ses réflexes contrôler son corps. La régularité avec laquelle il décochait ses flèches confirmait qu’il s’était laissé submerger par la frénésie de l’action. Il n’était pas pour autant dénué de blessures : même le membre le plus insaisissable de la Garde Impériale n’avait pu éviter à chaque fois les griffes des Ombergeists. Une de ses cuisse était ouverte jusqu’aux genoux, laissant couler un long filet de sang le long de sa jambe.

Freya n’avait aucune idée du sort de ses autres camarades. Maintenant que l’ardeur du combat commençait à quitter son esprit, elle repensait à eux, et le sourire presque dément qui s’était affiché sur ses lèvres lorsqu’elle se battait quitta son visage. Son cœur se serra à l’idée que Mars, Klov ou Lyn pouvaient être morts ou gravement blessés.

Des cors retentirent derrière elle. Lorsqu’elle se retourna, elle aperçut Vaughan qui s’approchait, chevauchant une monture visiblement épuisée.

  • Nous ne sommes plus assez nombreux pour tenir les murs ! lança-t-il à Freya. Les barricades sont prêtes à l’intérieur des tunnels ; on replie les troupes là-bas, ce sera plus simple à tenir. Ça va, de ton côté ? Tu n’es pas blessée ?
  • J’ai connu mieux, répondit Freya, mais ça ira. Tu étais de l’autre côté ?
  • Oui. Ça fait longtemps que les remparts intérieurs sont tombés, là-bas ; on s’est replié derrière une barricade à mi-chemin de la cité souterraine, il y a un goulot d’étranglement facile à tenir. J’ai traversé la forêt troglodyte pour ressortir ici ; c’est la folie, en bas. Si ça continue, ils vont finir par se bouffer entre eux.

Freya le suivit en courant, ne pouvant monter en selle derrière lui avec le poids de ce qu’il restait de son armure. Ils se dirigèrent vers l’entrée de la cité souterraine, suivant le reste des soldats survivants dans leur retraite vers les dernières barricades.

  • Et le palais ? demanda Freya. Il y a encore du monde, là-bas ?
  • Oui, ceux qui vivent au palais s’y sont barricadés. Les portes sont fermées, et les Ombergeists ne semblent pas s’y intéresser beaucoup. On dirait qu’ils sentent la population qui est réfugiée dans les souterrains.
  • C’est probable. Enerland a monté l’armée parfaite, on dirait.

Vaughan resta silencieux quelques instants. Il semblait toujours avoir du mal à intégrer que son ami de toujours était responsable de cette bataille sanglante.

  • En attendant, reprit-il en changeant de sujet, toi, tu arrives à les battre, d’après Halek. Il m’a dit… Quels étaient ses mots ? Il m’a dit que tu « leur défonçait tellement le derche qu’ils pourraient plus s’asseoir avant le prochain jubilé ».
  • Je vois que sa muse l’a encore visitée.
  • Il n’a plus rien à l’endroit, le pauvre, mais comme d’habitude, il ne s’en rend pas compte. Il criait tellement qu’il voulait retourner se battre que Rowan l’a assommé.
  • Il l’a vraiment assommé ?
  • Jamais vu Rowan aussi satisfait.

Cet échange fit sourire Freya. Il en fallait peu pour ranimer sa joie, au milieu de cette bataille dans laquelle ils se balançaient, comme manipulés par un marionnettiste sadique.

  • T’es toujours là-haut, Levi ? cria-t-elle en direction des toits.

Levi, qui avait suivi la retraite en restant sur les hauteurs, se rapprocha du bord d’une maison pour confirmer sa présence. Java l’avait rejoint sur son perchoir.

  • Tu vas aller au palais, ordonna Freya, voir comment les choses s’y passent. Les portes sont fermées et personne ne voudra les rouvrir tant qu’il y a des combats à l’extérieur ; je te fais confiance pour rentrer malgré tout, hein ?

Levi esquissa un salut et se dirigea vers le palais, évoluant de toit en toit par des sauts que sa blessure à la jambe rendait quelque peu hésitants. Freya et Vaughan restèrent ensemble, vérifiant chaque rue en espérant y trouver des survivants.

Et puis il y eut un bruit sourd du côté des remparts. Une partie de ces derniers vola en éclat dans une explosion de pierre et de bois. Même les Ombergeists n’auraient pu faire cela ; le mur avait été défoncé par une force phénoménale, qui avait détruit deux mètres d’épaisseur de pierre solide comme on achève un château de sable. Lorsque Freya et Vaughan se tournèrent pour identifier cette nouvelle menace, ils ne purent s’empêcher de pousser une exclamation de surprise.

Au milieu des débris et des monstres qui avaient profité de l’occasion pour envahir l’enceinte du mur, se tenait le responsable de ce carnage. C’était un Ombergeist gigantesque, un véritable mastodonte dont les épaules se trouvaient à plus de quatre mètres du sol. Il possédait toujours la carrure squelettique des autres monstres, mais autour de ses os s’étaient développés des muscles solides, couvert d’une peau tendue à l’extrême, et striée de fin sillons lumineux. Il était couvert des mêmes pics de chair que les autres Ombergeists, mais leur nombre semblait doter certaines parties de sa peau d’une véritable fourrure. Sa bouche était toujours suturée, mais sur le haut de son visage apparaissaient trois yeux dont deux se chevauchaient, comme le résultat douloureux d’une fusion ratée.

Le monstre ne resta pas immobile longtemps, et il ne se dirigea pas vers l’entrée de la cité souterraine. Dès qu’il eut une vue dégagée sur Freya, il fixa ses yeux exorbités sur elle, et projeta sa lourde carcasse dans sa direction.

  • Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? fit Vaughan.
  • Il a plusieurs morceaux d’Ambre ! cria Freya en voyant la créature foncer vers elle.
  • De quoi ?
  • L’œil que Thorsfeld m’a donné ! dit-elle en montrant son œil rouge. Il me montre l’Ambre des Dieux dans le corps des créatures ! C’est comme ça que je peux les tuer ! Et celui-ci en a quatre !

L’Ombergeist géant leva les bras d’un air menaçant, et les écrasa à terre, déchirant entièrement les pavés là où Freya et Vaughan se trouvaient un instant auparavant ; ils eurent à peine le temps de s’écarter. Les griffes du monstre étaient longues comme des épées, et elles déchirèrent la pierre comme un rien, creusant dans le sol un cratère béant.

Freya fit tourner Edelynenlassja dans sa main, et se jeta vers le géant d’ébène, qui se retournait en labourant le sol de ses doigts acérés.

  • Non ! hurla Vaughan. Tu vas te faire tuer !
  • Tu crois encore que je me soucie de ça ? cria-t-elle en courant vers l’Ombergeist.
  • Je m’en soucie, moi !

Elle ne l’écouta pas. Elle abattit sa lame au moment où le monstre balançait vers elle son bras droit, épais comme un tronc d’arbre ; Edelynenlassja se planta au centre de la paume, stoppant net le bras du monstre. Freya se mordit la langue jusqu’au sang lorsque la force du coup se répercuta dans ses os, menaçant de les faire voler en éclat. Elle ravala la douleur et s’accrocha à son épée avec l’énergie du désespoir, alors que le monstre levait la main pour se dégager. Freya fut projetée à plusieurs mètres du sol, vers la tête de l’Ombergeist. Ses trois yeux se fixèrent sur elle, faisant briller sa peau couverte de sang et de sueur d’une lueur orangée. Elle fit appel à toute sa force, et arracha Edelynenlassja de la paume du monstre, coupant au passage sa main jusqu’aux doigts. Puis la gravité fit de nouveau son œuvre sur elle, et elle fendit les airs de sa lame, pénétrant le front du monstre et taillant une entaille profonde qui fendit sa peau jusqu’au ventre.

Elle retomba sur ses deux jambes, et sentit la douleur de la chute parcourir ses nerfs. La créature fut agitée de ce qui ressemblait à un spasme dû à la douleur ; Son visage se tendit tellement qu’il fit sauter les sutures qui condamnaient sa bouche. Elle se libéra comme une blessure qui s’ouvre, trou noir béant parcourant son visage tel une crevasse informe. Avant que Freya ait eu le temps de raffermir sa prise sur son épée, l’Ombergeist géant poussa un cri qui lui vrilla les oreilles et sembla geler son sang dans ses veines. C’était un hurlement terrifiant et indescriptible, mélange sinistre de basses et d’aigus, qui se répercuta en écho dans toute la ville.

Freya eut un moment de faiblesse en entendant le cri de la créature. Tout en elle voulut se recroqueviller, fuir le plus loin possible pour ne plus jamais entendre ce rugissement glacial. Lorsque le titan utilisa son autre main pour fendre l’air dans sa direction, elle ne se mit pas en garde assez rapidement, et le choc la fit reculer en lui coupant le souffle. Elle avait réussi à amoindrir la puissance de l’attaque et déviant les griffes du monstre du bout de son épée, mais elle fut quasiment sonnée malgré tout. Ses yeux la trahissaient, faisant danser des lumières dans son champ de vision, et elle n’entendait presque plus rien. Elle put simplement apercevoir que les blessures de l’Ombergeists se refermaient, avant que celui-ci ne fende une fois de plus l’air glacé de ses griffes. Cette fois, elle ne put rien encaisser : elle sentit son armure se déchirer et sa peau s’ouvrir, et fut projetée dans les airs. Sa chute sembla durer une éternité ; elle ne ressentait plus rien, ne voyait plus que le ciel noir au-dessus d’elle. Puis elle heurta le sol, et sa conscience menaça de la quitter.

Vaughan passa à côté d’elle. D’un coup d’œil, il vit qu’elle était encore consciente ; l’orange et le rouge apparaissait encore sous ses paupières à demi fermées. Il se jeta vers le monstre, attirant son attention et esquivant ses attaques avec maestria. Le vieux Général n’avait pas non-plus laissé son instinct combattif rouiller pendant ces dernières années ; l’Ombergeist titanesque avait beau faire plus de deux fois sa taille et se mouvoir avec une rapidité que sa corpulence ne devrait pas lui permettre, Vaughan arrivait toujours à éviter ses attaques, semblant danser entre les jambes du monstres, et repoussant ses griffes du bout de son épée.

Il était en train de gagner du temps pour elle. Elle le savait ; Vaughan ne pourrait pas éviter les attaques de la créature éternellement, ni ne pourrait la vaincre. Elle seule pouvait venir à bout de ce monstre. Mais elle n’était plus capable de discerner l’Ambre dans sa poitrine. Elle ne voyait presque plus rien ; le soleil nocturne au milieu du ciel ressemblait à la faible lueur d’une lanterne. Elle tentait de puiser dans ses dernières forces, mais elles l’avaient abandonnée depuis longtemps. Elle ne pouvait plus bouger un doigt. Et les Ombergeists qui étaient restés en retrait du combat commençaient à se rapprocher d’elle.

Elle ne s’était jamais résolue à sa propre mort. Même lorsqu’elle s’était trouvée face au dieu-Roi, elle n’avait jamais renoncé. Jamais elle n’avait fait une croix sur sa vie, ni considéré le trépas comme inévitable.

Ce fut une première. Et comme toutes les premières fois, cette réalisation la terrifia.

Rowan était étendu à terre, le dos appuyé contre une clôture. Tout autour de lui s’étendaient des champs, baignant dans la lumière diffuse de la cité souterraine, qui ne connaissait pas la nuit. Sa jambe avait été cruellement lacérée par les griffes des Ombergeists, ce qui l’empêchait désormais de marcher. Mais lorsqu’il voyait l’état lamentable dans lequel se trouvaient la plupart des soldats étendus autour de lui, il s’estimait chanceux : sa blessure avait été pansée par une fidèle d’Edelyn, qui l’avait au préalable enduite d’une mixture qu’il n’avait pas su identifier, mais qui semblait peu à peu atténuer la douleur. Il guérirait, lui. Dans quelques jours, il pourrait marcher de nouveau, quand la plupart de ceux qui étaient en train de gémir à ses côtés ne verraient sûrement plus jamais la lumière du soleil. Un destin qui serait celui de tout le monde, si l’Armée du Silence parvenait jusqu’au plus profond de la cité souterraine.

Il régnait dans ces cavernes lumineuses une ambiance de fin du monde. Des milliers de personnes s’y entassaient, incapable de savoir comment se déroulait la bataille. S’ils savaient, ils seraient encore plus terrifiés, pensait Rowan. Il avait vécu de nombreux affrontements pendant sa longue carrière de combattant, mais celui-ci le hanterait longtemps ; finalement, celui qu’il enviait le plus pour le moment, c’était Halek, qui semblait dormir à côté de lui. À ses nombreuses blessures était venue s’ajouter une impressionnante bosse sur le haut de son crâne, qui faisait poindre une masse bleuâtre sous ses cheveux blonds. Rowan avait pris les choses en main lorsqu’il l’avait vu arriver ; cet animal était allé jusqu’à mordre un médecin au bras pour se dégager ! Il n’avait jamais été capable de comprendre quand il était temps de s’arrêter, celui-là. De toute façon, il avait déjà perdu assez de sang pendant la bataille ; il ne serait pas resté conscient longtemps. Et puis, des fois, un bon bourre-pif, ça faisait du bien, bon sang ! Enfin, surtout lorsqu’on se trouvait du bon côté du poing.

Son regard fut attiré par une nouvelle zone d’ombre qui s’étendait sur une paroi, près du plafond de la caverne. Depuis un certain temps, des pans entiers de la cité souterraine avaient été plongés dans le noir ; les Ombergeists avaient dû arracher sur leur passage des plans de cybèle, ce qui avait stoppé la lumière qui illuminait les murs des cavernes. Cela n’avait pas arrangé l’état de nervosité de la population : chaque zone d’ombre qui se déclarait au fond des grottes provoquait un nouvelle montée de peur dans le cœur de ceux qui étaient parqués dans les profondeurs de la ville, comme une vague de ténèbres qui s’avançait avec une lenteur menaçante.

Soudain, ce fut un rugissement qui parvint aux oreilles du garde Impérial. Il redressa la tête en même temps que des centaines d’autres Dolenhelys. Ça venait de l’extérieur, et si le son de ce cri faisait trembler les murs jusqu’à une telle profondeur, cela devait être terrible à entendre, de la surface. Le pire, c’était de ne pas savoir d’où ça venait ; Rowan avait constaté comme les autres que les Ombergeists ne criaient pas, car leurs bouches étaient cousues. Il n’émanait d’eux que ce sont blanc indescriptible qui semblait emplir le champ de bataille comme un grésillement insidieux. Alors d’où venait ce grondement ?

Il préférait ne pas y penser, mais en fut incapable, car quelques temps après ce premier rugissement, un second se fit entendre. C’en était un autre, totalement différent. Celui-ci ressemblait vraiment au cri d’une bête en colère, et pas à ce déchirement douloureux qui était arrivé de l’extérieur. Rowan ne savait pas pourquoi, mais ce hurlement avait quelque chose de rassurant, après les bruits d’un autre monde que produisaient les Ombergeists. Mais celui-ci était trop réel, trop proche : il ne provenait pas du champ de bataille, mais des souterrains.

Et finalement, devant ses yeux ébahis, se produisit quelque chose que personne n’avait prévu, ni même pu imaginer : dans l’immense caverne principale de la cité souterraine, surgit un dragon. Un dragon blanc, qui frôlait les colonnes de pierre en volant, étendant ses gigantesques ailes jusqu’au plafond de la caverne.

Il y eut un mouvement de panique sans précédent dans la cité souterraine. Les centaines de personnes qui se trouvaient dans la forêt troglodyte et dans les champs qui l’entouraient voulurent tous fuir en même temps, terrifiés par cette soudaine apparition.

  • Ça doit être une putain de blague, grogna Rowan.

Il tenta de se lever, mais sa jambe le lança d’une douleur féroce qui le cloua au sol. Il émit un grognement et chercha sa hache du regard, mais elle n’était pas en vue. Il se maudit d’avoir été si facilement blessé pendant la bataille.

Mais à sa grande surprise, le dragon n’attaqua pas. Il ne fonça pas vers le sol pour lacérer les Dolenhelys de ses griffes, ou arroser la forêt de torrents d’Alfrost sortis tout droit de sa gueule, comme il en avait été témoin lors de la guerre de conquête sur le front de Nornfinn. Au lieu de ça, le dragon battit furieusement des ailes, ignora les centaines de personnes paniquées qu’il survolait, et s’engouffra vers la sortie.

Il y eut parmi la population une vague de perplexité. Le mouvement de panique s’arrêta là, et tout le monde se regarda sans savoir quoi penser de ce qui venait de se passer. Un dragon, à Dolenhel ? Et pourquoi n’avait-il pas attaqué ?

Rowan devait savoir. Il parcourut les environs du regard et dénicha une charrette vide, encore attelée à deux chevaux qui semblaient ignorer tout ce qui se passait autour d’eux, broutant l’herbe paisiblement.

Il attrapa le corps inconscient d’Halek et le traina vers lui. Puis il le baffa jusqu’à ce qu’il se réveille. Halek posa sur son compagnon un regard embrumé, aussi bien par le sommeil que par le manque de sang dans ses veines. Rowan ne lui laissa pas le temps de se souvenir de qui l’avait offert à Morphée.

  • Réveille-toi, bougre d’idiot ! tonna-t-il en le secouant.
  • Je ne dormais pas ! balbutia Halek. Je dormais pas !
  • C’est ça, bougonna Rowan.

Il regarda Halek avec son air le plus sérieux. Le visage endormi du jeune homme aurait pu paraitre comique s’il n’était pas couvert de sang.

  • Dis-moi, fit Rowan en plissant les yeux, est-ce que tu te sens d’attaque pour conduire ?

Vaughan s’accrocha à la bordure d’un toit et se hissa. L’Ombergeist géant fendit l’air de ses griffes, détruisant d’un seul coup la moitié de la maison sur laquelle le Général se trouvait un instant plus tôt. L’arbre qui avait fait ses racines sur son toit tomba sur le monstre, qui l’écarta d’un mouvement de bras ; son attention était entièrement dévolue à tuer Vaughan, qui le faisait tourner en bourrique depuis plusieurs minutes.

Freya était toujours étendue à terre. Vaughan la voyait bouger comme si elle était pieds et poings liés, mais il savait qu’elle cherchait simplement à se relever, sans y parvenir. N’importe qui aurait été tué sur le coup par l’attaque de l’Ombergeist géant, mais pas elle. Cependant, sa situation n’était pas tellement plus enviable.

Soudain, il y eut un rugissement, qui ne venait pas du monstre. Un cri puissant qui provenait de l’entrée de la cité souterraine et qui se diffusa comme un écho lointain. Vaughan tourna la tête à temps pour apercevoir le dragon surgir de l’entrée du tunnel, comme une flèche blanche gigantesque qui déchira le ciel noir et s’éleva dans les airs, défiant la gravité. Ses ailes se déployèrent, et semblèrent éclipser pendant un instant la faible lumière du soleil nocturne.

Vaughan ne fut pas effrayé un seul instant. Au contraire, il accueillit cette apparition soudaine comme la première bonne nouvelle depuis le début de la bataille. Car sur le dos de la bête, il avait aperçu une silhouette qui chevauchait le dragon comme d’autres auraient monté un cheval.

Ark Erlang avait réussi.

Pendant une seconde, Vaughan crut que le dragon allait fuir la ville, lorsqu’il s’éloigna vers le palais. Mais le reptile volant passa derrière les hautes tours et revint vers le champ de bataille, nageant dans les airs avec grâce. Il plongea vers le sol, et cracha un jet d’Alfrost qui couvrit de glace une rue entière, pétrifiant une bonne dizaine d’Ombergeists dans un torrent gelé. Une détonation résonna vers les cieux quand Ark actionna son fusil ; la balle qu’il tira réduisit en morceaux un des Ombergeists prisonnier de la glace. Le dragon fit demi-tour et revint à la charge.

L’Ombergeist géant ne faisait plus attention à Vaughan. Il semblait attiré par le dragon comme il avait été attiré par Freya juste avant, comme s’il cherchait à se mesurer à l’adversaire le plus puissant qu’il pouvait apercevoir. Le Général en profita pour sauter de toit en toit pour se rapprocher de Freya.

Ark fit revenir son dragon à la charge. Il ne put s’approcher suffisamment de l’Ombergeist géant, mais parvint à geler son bras droit avec un jet d’Alfrost. Le Prince actionna de nouveau son fusil, faisant voler en éclat l’épaule du monstre ; mais il en fallait plus pour immobiliser l’Ombergeist, qui continuait à se servir de son bras comme si rien ne s’était passé.

  • On croit avoir rencontré le pire, et soudain ce truc apparait, murmura Ark, en se cramponnant fermement aux écailles dorsales du dragon.

Il n’avait jamais été habitué à monter directement sur le dos des dragons ; à Nornfinn, ils préféraient construire de vastes selles de bois et de cuir, et entraîner les bêtes à les porter dès leur plus jeune âge. Aussi ne fut-il pas mécontent de pouvoir lâcher prise lorsque le dragon se posa au sol. Il se laissa tomber sur le flanc de l’animal, et ce ne fut que lorsqu’il posa le pied à terre qu’il aperçut Freya, qui gisait à quelques mètres de lui.

Il ne put qu’espérer qu’elle était encore vivante, car l’Ombergeist géant se jetait déjà vers lui avec une vitesse incroyable, compte tenu de sa carrure massive. Le dragon rugit, et arrosa la créature de jets d’Alfrost rageurs ; pour autant, le titan ne stoppa pas son mouvement, et tenta d’attaquer son adversaire écailleux. Le dragon recula sans cesser de cracher des vagues de liquide gelé, qui recouvrirent presque intégralement l’Ombergeist, sans parvenir à l’arrêter. Il décida alors de prendre son envol, échappant de peu aux griffes ravageuses qui fendirent l’air à quelques centimètres de son ventre.

Ark courut vers Freya dès qu’il sut son dragon hors de danger. Il s’agenouilla à ses côtés et vérifia qu’elle respirait encore. Ses yeux étaient entrouverts, et un mince filet de vapeur s’échappait de ses lèvres. Elle tenait encore Edelynenlassja dans sa main couverte de sang.

  • Ark, murmura-t-elle. Tu étais vraiment un Prince Dragon.

Il la regarda avec perplexité.

  • Tu arrives à croire qu’un Dieu que tu as tué toi-même soit de retour à la vie après six ans d’absence, mais quand je te dis que je suis Prince de Nornfinn, tu as des doutes ?

Elle sourit.

  • Tu peux te lever ? demanda Ark.
  • Ça fait un certain temps que j’essaie. Aide-moi, tu veux ?

Il commença à passer la main sous le cou de la jeune fille pour l’aider à se mettre debout, mais son attention fut attirée par un bruit sourd qui se rapprochait d’eux.

L’Ombergeist géant fonçait dans leur direction ; il avait cessé de s’intéresser au dragon, qui le suivait en survolant le champ de bataille. Son corps était presque entièrement recouvert de glace, et son bras gauche pendait lamentablement sur son flanc, mais cela ne semblait que le rendre plus mortel, et plus furieux encore. Avant qu’il puisse atteindre Ark et Freya, le dragon se posa juste derrière lui et arrosa son dos copieusement. L’Ombergeist fut cloué au sol, les pieds gelés sur les pavés dans d’énormes masses de glace pure. Il agita les bras, et ses griffes tranchèrent l’air à quelques centimètres seulement d’Ark et Freya. Le rugissement furieux qu’il poussa fit s’envoler le dragon.

Puis ce fut Vaughan qui l’attaqua. Il était parvenu jusqu’au toit juste au-dessus de l’endroit où Freya était allongée. D’un bond, il sauta sur les épaules du monstre, et planta sa longue épée dans sa nuque. La créature griffa l’air en hurlant, obligeant Vaughan à se cramponner solidement à son arme. Il arracha alors sa lame, et l’abattit de nouveau, arrachant de gros morceaux de peau noire et gelée du cou de l’Ombergeist.

Ark tentait de tirer Freya en arrière ; ils se trouvaient trop près du monstre. Il pouvait se libérer à tout moment. D’un coup d’épaule, l’Ombergeist géant déséquilibra Vaughan, qui tomba à terre en lâchant son épée, qui resta plantée dans la nuque de l’abomination. Il fit quelques mouvements pour se libérer, mais ses pieds étaient devenus de glace, totalement recouverts par le produit du souffle gelé du dragon. Une de ses jambes se brisa au niveau du mollet, et il tomba vers l’avant.

Ark et Freya se trouvaient encore en dessous de lui. Le Prince de Nornfinn vit la créature se pencher dangereusement vers eux, et il sut qu’il n’aurait pas le temps de dégager Freya. Il attrapa la main de la jeune fille qui tenait son épée et avec surprise, il s’aperçut qu’il pouvait la bouger ! Il pouvait manipuler Edelynenlassja, pour peu que Freya ait la main serrée sur sa poignée. La masse titanesque de l’Ombergeist tomba sur eux, comme au ralenti ; son ombre grossit autour d’eux, comme pour signaler le poids phénoménal qui allait les écraser. Alors Ark serra ses mains autour de celle de Freya, et brandit Edelynenlassja vers le corps de l’abomination, qui s’affala sur eux.

Vaughan regarda le dos de la créature s’affaisser, et soudain, la peau noire et gelée sembla se désagréger. Des zébrures orange se dessinèrent sur la surface du dos de l’Ombergeist, se rassemblant en un point entre les omoplates. Il fut ébloui par une lumière intense, et le monstre vola en éclats.

Au milieu des restes se dressait la lame d’Edelynenlassja, dont le soleil nocturne faisait briller le tranchant. Elle était tenue par trois mains, et sous les restes gelés du titan, Ark et Freya avaient les yeux rivés sur l’épée, la regardant avec des yeux ronds.

Un instant passa, pendant lequel n’importe qui aurait pu voir la soudaine réalisation de leur survie se dessiner avec précision sur le visage d’Ark et Freya.

Vaughan aida Ark à se remettre debout.

  • Erlang, lui lança-t-il, je ne pensais pas avoir un jour à dire ça à un membre de votre famille, mais je suis sacrément content de vous voir. Vous nous tirez d’une belle panade en faisant passer ce dragon de notre côté.
  • Ça n’a pas été facile, répondit Ark. Mais je crois qu’on s’entend bien, lui et moi.

Ils attrapèrent Freya tous les deux et la remirent debout. Ses jambes peinaient à la porter, mais elle tint bon. Elle s’appuya sur Edelynenlassja pour rester en position verticale ; son épée l’avait sauvée une fois de plus. Sans Ark et Vaughan, elle serait morte.

  • Si on survit à ce bain de sang, reprit Vaughan en direction d’Ark, on aura des choses à se dire, vous et moi.

Il ramassa son épée, la rangea dans ce qu’il restait de son fourreau, et siffla sa monture, qui trotta jusqu’à lui. Il monta en selle et partit au galop, afin de prévenir les dernières troupes qui défendaient encore la cité souterraine que le dragon était de leur côté ; beaucoup de soldats avaient fui lorsqu’ils avaient vu le reptile ailé survoler le champ de bataille. Les dragons n’avaient jamais été en bon terme avec l’Empire.

Freya repoussa Ark, sans aucune agressivité cette fois.

  • Je peux marcher toute seule, lui dit-elle.
  • Tu en es sûre ? La bataille n’est pas terminée. La ville grouille encore d’Ombergeists.
  • C’est justement pour ça que je dois m’y remettre.

Déjà, des créatures sortaient des ténèbres tout autour d’eux. Les rues de Dolenhel appartenaient désormais aux Ombergeists, qui les remplissaient comme une nuée grouillante, identifiables seulement à leurs veines lumineuses qui se promenaient entre les maisons que la nuit avait plongées dans l’ombre. Le dragon se posa de nouveau à côté d’Ark, et tint les Ombergeists en respect en fauchant deux d’entre eux de ses griffes, et en arrosant au jugé une rue de son souffle gelé. Ark rechargea son fusil et tira plusieurs fois, faisant exploser en petits morceaux les créatures transformées en statues de glace. À côté de lui, Freya reprenait son souffle ; elle sentait plus que jamais la douleur de ses blessures, et ses muscles la faisaient souffrir comme si ses os étaient bordés d’aiguilles. Mais elle devait continuer à se battre, jusqu’à ce que la mort vienne la chercher une bonne fois pour toute. C’était sa malédiction, et elle l’acceptait.

  • Tu crois que Thorsfeld va revenir ? demanda Ark en rechargeant.
  • Il a intérêt, répondit-elle d’une voix rauque et cassée. S’il échoue, cette bataille n’aura servi à rien. Personne n’aura été sauvé.

Ark évita de peu un jet d’Alfrost lancé par le dragon. Il lança un regard courroucé vers l’animal, qui le lui rendit, avec un air de défi. Il saisit son fusil par le canon, et défonça de toutes ses forces les Ombergeists pétrifiés qui se trouvaient près de lui en les frappant avec la crosse métallique de l’arme. Freya s’était relancée dans le combat, abattant son épée sur les quelques monstres assez hardis pour s’approcher d’elle. Ses gestes étaient lents et hachés, mais sa lame restait mortelle pour les créatures. L’œil que Thorsfeld lui avait offert ne se fatiguait pas, et continuer de luire d’une lueur écarlate en lui montrant l’Ambre des Dieux.

  • Tu as passé ta vie à traquer le Dieu-Roi et à protéger l’Empereur, observa Ark. Et maintenant, tu fais confiance à Thorsfeld pour venir à bout d’Enerland. On vit vraiment dans une époque délirante, tu ne trouves pas ?
  • Ouais, délirante, c’est le mot. Et tu peux me croire, si Thorsfeld ne sort pas vainqueur de leur affrontement, il ferait mieux d’être mort une bonne fois pour toute. Parce que si ce n’est pas le cas, je le poursuivrai jusqu’au Termalath s’il le faut, et je fendrai sa foutue couronne sur son crâne.

Elle trancha en deux un Ombergeist ; la créature se désintégra en une pluie de particules jaunâtres, qui se reflétèrent sur le visage de Freya en lui donnant une apparence menaçante.

  • Cette fois, il ferait mieux de ne pas fuir.

Thorsfeld fuyait aussi vite qu’il le pouvait.

Il traversa les salles du palais d’Hoelragan en courant, seulement capable de se concentrer sur son objectif : retrouver l’ascenseur, et fuir le Termalath.

Il claqua une dernière porte, et se retrouva enfin au milieu de la pièce par laquelle il était entré dans le château. Il descendit les quelques marches pour retrouver la salle aux trois piliers, et pénétra dans l’ascenseur. Il parcourut la plate-forme du regard, cherchant un bouton, un levier, ou n’importe quel mécanisme qui puisse faire partir l’engin. Au sol se trouvait une petite marche surélevé, pile au centre du cercle que formaient les murs circulaires. Cela ressemblait à un petit cylindre qui sortait du sol, d’environ un mètre de diamètre. Il appuya dessus du bout du pied, et entendit un petit clic. Enfin, l’ascenseur se mit en mouvement ; au bout de quelques secondes, Thorsfeld sentit son cœur faire un bon dans sa poitrine à mesure que la gravité s’imposait à lui. La plate-forme s’enfonça à toute allure dans le sol.

Pendant ce temps, Enerland luttait contre la vague qui se rapprochait à toute vitesse du château. Thorsfeld n’avait eu qu’à créer une petite réaction, au loin, un petit mouvement de fond qui s’était amplifié de lui-même pour devenir un véritable tsunami qui menaçait la réplique que lui, Samahl Enerland, avait passé tant de temps à construire. Et le Dieu-Roi avait raison : il ne pourrait pas le refaire, pas avec ce qui lui restait de pouvoir. Il ne laisserait pas Thorsfeld engloutir en un instant le fruit de tant de labeur. Il voulait gagner du temps ? Fort bien. Mais dans tous les cas, ce ne serait pas suffisant.

L’Empereur était entièrement concentré sur la vague. Elle était désormais à quelques centaines de mètres du château, et avait atteint une taille gargantuesque. Il ne pouvait pas la faire disparaitre, ni aplatir la surface de l’eau ; cela lui demanderait trop de puissance, et il n’avait pas le temps. Alors il s’imagina couper de sa main une vaguelette dans une baignoire, et projeta sa puissance contre le liquide sombre.

Une fente se dessina au sommet du raz-de-marée, qui se prolongea sur toute sa longueur, comme une incision géante dans le creux de la vague. Enerland tremblait, tant il devait utiliser sa force pour réaliser ce miracle. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et il avait du mal à garder les yeux ouverts. Mais il ne s’arrêta pas, et ne baissa pas les bras, dirigés vers le mur liquide comme pour le retenir du bout de ses doigts. La fente atteignit la base des remous, et le raz-de-marée s’ouvrit en deux autour du château. Ce fut suffisant ; la vague titanesque entoura le château, l’enrobant de sa masse, projetant une fine pluie sur toute sa surface. Des débris volèrent, et une partie des murs extérieurs s’effondrèrent sous la pression, mais dans son ensemble, le château tint bon.

Enerland laissa tomber la pression dans ses membres, et se retourna. La vague s’éloignait désormais au loin, vers l’horizon du Termalath. Le palais d’Hoelragan était sauf.

Il chassa une mèche de cheveux humide de devant ses yeux, et son visage se crispa de nouveau ; cette fois, ce ne fut pas la concentration qui déforma ses traits, mais la rage. Une colère teintée de pitié s’était emparée de lui ; le Dieu-Roi le sous-estimait. Il ne pouvait pas s’empêcher de le prendre pour un imbécile, lui, l’Empereur. Il allait payer cher son arrogance.

Dans l’ascenseur du Termalath, Thorsfeld s’était assis à terre, le dos collé au mur. La plate-forme se déplaçait sensiblement à la même vitesse que celle qu’il utilisait chez lui, à Dole-Halsring ; il savait donc qu’il ne retrouverait pas l’intérieur de Dromengard avant plusieurs minutes. Il ne pouvait qu’attendre, faible comme il l’était. Son armure tombait en lambeaux, et il retrouvait peu à peu son apparence mortelle. Chacun de ses muscles lui faisait mal, et sa tête était hantée par les échos de ce que lui avait fait subir Enerland. Il avait été stupide de croire qu’il pourrait vaincre l’Empereur simplement parce que les pouvoirs qu’il utilisait lui appartenaient. Il n’aurait jamais pu venir à bout de Samahl Enerland par la force, et c’était une épiphanie qu’il avait failli payer de sa vie.

Il sentit le pouvoir d’Enerland se rapprocher quelques secondes seulement avant de le voir pénétrer dans l’ascenseur. Il traversa le plafond comme lui l’avait fait précédemment, tel un spectre éthéré ; l’Empereur, cependant, atterrit avec fracas, faisant trembler toute la cabine. Son visage était figé dans l’expression de la colère la plus froide ; ses cheveux et ses vêtements humides et dégoulinants lui donnaient un air fou, donnant à son apparition les reliefs du réveil d’un monstre ancien, émergeant de l’océan pour appliquer sa vengeance. Thorsfeld eut une réaction tout en contraste : il haussa un sourcil, posant sur l’Empereur un regard las.

  • J’avais imaginé pouvoir rester à l’écart de la bataille en rejoignant le Termalath, lança Enerland d’une voix qui n’avait rien à envier au tonnerre. Je constate que tu es même capable de m’enlever mes moments de sérénité à l’extérieur du monde.
  • Ton château se porte bien ? demanda Thorsfeld d’une voix nonchalante, sur le même ton que s’il demandait à un collègue comment s’était passé son week-end.
  • Ton ultime tentative pour gagner du temps fut un échec cuisant, Dieu-Roi. Le palais est intact, et tu as épuisé tes dernières réserves. Tu n’es plus qu’un simple humain, désormais. Il est temps d’en finir.

Enerland se baissa, et attrapa Thorsfeld par le cou. Il le souleva à hauteur de son visage comme s’il ne pesait rien. Thorsfeld émit un bruit de suffocation et attrapa le poignet de l’Empereur des deux mains, mais il ne se débattit pas.

  • J’étais soucieux, Dieu-Roi, tu sais ? J’avais peur qu’en te parlant, j’en vienne à réaliser que mon combat était vain, ou qu’il n’était pas légitime. Merci d’avoir dissipé mes doutes.
  • Dre rhien, prononça Thorsfeld entre ses dents.
  • Adieu, Dieu-Roi.

Thorsfeld sentit Enerland serrer son cou avec la force d’un étau. Il était impuissant, Samahl Enerland était trop fort. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était se balancer pitoyablement, incapable de toucher le sol du bout de ses pieds.

Il se serait volontiers débattu pour sauver sa vie, s’il n’était pas si occupé à jubiler intérieurement.

Enerland remarqua le sourire qui se dessinait sur le visage du Dieu-Roi, en même temps que le blanchiment suspect qui se propageait sur le tissu de sa manche, remontant rapidement jusqu’à l’épaule. Thorsfeld sentit le bras de l’Empereur trembler légèrement, avant que celui-ci ne le lâche. Il tomba de quelques centimètres, posant ses pieds au sol avec nonchalance. Enerland ne l’avait pas lâché à cause de la surprise, mais parce que sa force commençait à quitter son bras.

  • Qu’est-ce que c’est que ça ? fit l’Empereur, un air de perplexité intense remplaçant peu à peu la colère sur son visage.

Toute la surface de ses vêtements était en train de se couvrir de blanc, ainsi que ses cheveux, qui se figeaient peu à peu en mèches rigides aux reflets bleus. Il toucha un de ses tresses, qui s’était détachée lors de son combat avec Thorsfeld ; son extrémité se brisa. Elle était gelée.

Thorsfeld, lui, regardait l’Empereur se couvrir peu à peu de glace, une expression de triomphe contenu affichée sur le visage. S’il l’avait pu, il aurait sauté de joie, tant il était extatique ; mais il préféra garder ses émotions sous contrôle.

  • Tu avais raison quand tu disais que je ne connaissais rien de Dromengard, lança-t-il à Enerland, dont les membres commençaient à être secoués de spasmes. J’ai pêché par manque d’intérêt, pendant trop longtemps. Mais un ignorant comme moi peut encore apprendre des choses à un érudit comme toi, à ce qu’on dirait.

L’expression d’Enerland montrait à Thorsfeld qu’il commençait à comprendre ce qui lui arrivait. Sur son visage, sa colère implacable avait été entièrement remplacée par une appréhension incrédule.

  • Eh oui, il y a des choses qu’on ne peut pas apprendre dans des bouquins, continua le Dieu-Roi. Un fun fact au hasard : l’océan qui recouvre Dromengard, ce n’est pas de l’eau. C’est de l’Alfrost. Seulement, ce liquide merveilleux ne gagne ses propriétés qu’une fois à l’intérieur de Dromengard. Tu le saurais si tu avais songé à en ramener à Dolenhel, mais ça ressemble tellement à de l’eau, n’est-ce pas ?

Enerland luttait, mais c’était inutile. Il ne pouvait désormais presque plus bouger, figé dans une pose rigide, le bras qu’il avait utilisé pour étrangler Thorsfeld légèrement en avant. Ses pouvoirs le quittaient peu à peu, au fur et à mesure que la glace le faisait sombrer dans la mort, et Thorsfeld sentait chaque goutte de son ancienne puissance regagner son corps avec une délectation renouvelée. Pour la seconde fois ce jour-là, il se sentait renaître, et s'approcher une nouvelle fois de son statut de Dieu.

  • Je vais me permettre de reprendre ceci, dit-il en attrapant délicatement sa couronne sur la tête d’Enerland. Merci de me l’avoir gardé pendant tout ce temps, j’aurais détesté la perde. C’est mon côté sentimental, tu vois ?

Il se coiffa de la couronne. Son armure se reconstituait à vue d’œil, et sa cape coulait de nouveau dans son dos, comme une rivière de tissu noir coulant à l’infini au-dessus de ses épaules.

Enerland tenta un mouvement vers Thorsfeld, mais celui-ci ouvrit les paumes vers le sol, et l’ascenseur prit de la vitesse, se rapprochant plus vite encore du cœur de Dromengard et accélérant la transformation de l’Empereur en statue de glace. Ce dernier eut un cri de surprise, sentant ses os et sa peau devenir glace.

  • Tout ça pour ça ? murmura Enerland. Pour me recouvrir d’Alfrost sans que je ne me doute de rien ?
  • Qu’on vienne me dire que je suis incapable de subtilité, après ça.
  • Bon sang. Je n’ai jamais espéré survivre à cette guerre, continua l’Empereur, le regard tourné vers le plafond de l’ascenseur, mais je n’aurais pas cru partir si tôt.
  • Tu veux que je te dise quelque chose, Samahl ? fit Thorsfeld. Ton combat, je le comprends. Abattre les Dieux, libérer l’humanité et venger ceux que tu as perdu, ce sont des choses que j’admire, et qu’en d’autres circonstances j’aurais soutenues. Le seul problème, dans tout ça, c’est que ta guerre est dirigée contre moi. Et simplement pour ça, je ne pouvais que me battre pour survivre. Je sais très bien que je ne suis pas celui qui devrait gagner, s’il y avait une justice. Mais je me soucierai de justice quand je serai devenu juste. D’ici-là, je me contente de me réjouir en voyant mes adversaires tomber.

Enerland était intégralement transformé en glace, désormais, et ses pouvoirs avaient rejoint le corps de Thorsfeld, qui dominait l’Empereur de toute l’écrasante puissance de sa divinité. Seules ses lèvres semblaient encore capables de bouger, bien que tout en lui semblait avoir rejoint l’autre côté.

  • Peu importe tes actions, Thorsfeld, murmura-t-il dans un râle. Les Dieux tomberont, et toi avec eux. Tu ne récupéreras jamais ton statut. Car tu pourras toujours revenir, tu ne seras plus que l’ombre de toi-même. Le Dieu-Roi est mort à Orsmarhel, et lui ne reviendra pas.
  • C’est sans doute vrai, répondit Thorsfeld. Et crois-moi, si les autres Dieux existent, qui qu’ils soient, et si je dois ma chute au Printemps, ils paieront. J’ai juste une dernière chose désagréable à faire, et ensuite commencera ma guerre. Elle ne sera peut-être pas aussi efficace que la tienne, mais elle ne reposera pas sur un sacrifice que je ne pourrais pas me pardonner.

Thorsfeld regarda l’Empereur. Il n’était désormais plus que glace ; son visage était tourné vers le plafond, les yeux fermés. Il ne semblait ni en colère, ni perplexe, ni-même triste. Seulement apaisé.

  • Adieu, Samahl, dit Thorsfeld.

Et sous les étoiles du Termalath, une colonne de lumière se détacha de la surface de l’océan d’Alfrost. Sa lueur blanche illumina quelques instants les pierres du château d’Hoelragan, à mesure qu’elle se déliait dans les airs comme le dernier trait de fumée d’une bougie qui s’éteint.

Puis elle se dissipa, et le mur de pierre fut de nouveau plongé dans les ténèbres.

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